Abidjan : la rue secrète des poètes

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Tour d’horizon historique en direct d’Abidjan, une des capitales du rap africain.

Singularité ivoirienne
Tout a commencé avec le groupe Abidjan City Breakers, fondé fin 70 par le trio Yves Zogbo Junior – MC Claver – Angelo qui se pose en précurseur du mouvement hip-hop ivoirien. Les premières scansions de leur rap d’obédience américaine suscitent des vocations au sein des jeunes de la rue. Au début des années 80, le rap recrute des adeptes avec la naissance de la formation RAS, initiée par François Konian, son directeur artistique. Constitué du trio Power – Turbo – Scorpio, ce jeune ensemble s’inspire de la culture urbaine abidjanaise pour développer un rap original. Le mouvement hip-hop se ramifie alors dès que les jeunes de la rue suivis, plus tard, par des étudiants, l’investissent. Ils y introduisent des rythmes puisés dans la musique traditionnelle et développent des chorégraphies empruntées aux arts martiaux.
La singularité du mouvement hip-hop ivoirien est à chercher dans ses multiples esthétiques. Son précurseur, Abidjan City Breakers, développe une tendance jugée  » plus sage « , animée par des jeunes issus des quartiers chics. L’un de ses chefs, MC Claver, préserve l’esprit qui a présidé à la naissance de son groupe. Il est aujourd’hui supplanté par la formation RAS qui, tout en arborant le style vestimentaire des rappeurs américains, s’en démarque au niveau de leur rythmique. Ils construisent une chorégraphie imprégnée du ziguéhi – des figures de danse codifiées par les loubards – rythme récupéré par le chanteur Kéké Kassiry dans son morceau Agnangan. Lorsque le groupe RAS se l’approprie à son tour pour élaborer la base rythmique de ses numéros chorégraphiques, les jeunes de la rue s’y reconnaissent. Ils en font leur hymne quotidien.
Influences et culture de rue
Pulsée par le groupe RAS, cette tendance hip-hop enfante un rap ivoirien affichant des traits spécifiques tirés de la culture urbaine de la rue abidjanaise. Habités par un esprit similaire, de jeunes artistes comme Rapp Kenny, Yang System, Roch Bi, impriment une dynamique à cette tendance en reflétant par leurs oeuvres le vécu des jeunes déshérités. Le jeune rappeur Rapp Kenny sort de l’anonymat avec son célèbre titre Samarakolo habillé par Houon Pierre, à la fois ingénieur de son et arrangeur, dont la signature rime avec excellence. Survient Roch Bi avec deux titres à succès, PDG de Namans et Djosseurs de Namans, une incursion dans l’univers des Nouchis, où il portraiture les jeunes de la rue en quête de leur pitance quotidienne. Le terme Nouchi renvoie à la fois à cette catégorie de jeunes délinquants et au langage qu’ils se sont forgés pour communiquer entre eux.
Sociétaire du groupe RAS, Angelo cultive un rap d’inspiration américaine avant d’opérer une rupture avec son récent titre Dogba où il explore la musique traditionnelle ebrié – sa famille linguistique – conjuguée aux danses exécutées pendant les fêtes de génération. Les influences américaines et françaises sont certes présentes dans ses compositions mais elles n’en sont pas moins originales. Dans cette tendance ambivalente s’illustrent également Amighty et Stezo, bien que leur rap soit référencé à celui de MC Solaar. Leurs textes sont bien écrits bien qu’ils soient proches de ceux de leurs frères noirs de la métropole française – les Négropolitains. Leur démarche n’est certes pas originale, mais elle accroche par ses procédés stylistiques et ses tentatives de rupture thématique.
Venu du mouvement universitaire du rap (MUR), Kajeem alias Guillaume Konan, professeur de Lettres modernes, anime la tendance hip-hop ragga. Participent à l’évolution de cette tendance, les créations de l’ensemble Negromuffin, autant que celles de Bruce Moodji, transfuge du groupe RAS. Sa chanson Akouba où il raconte une histoire d’amour à l’eau de rose en a fait la coqueluche des jeunes Abidjanais. La réussite d’un artiste tient souvent à une œuvre. Le groupe 2 Bryva (prononcer, dé-bruya, mot forgé certainement à partir de débrouillard) se signale en 1997 avec Examen blanc, son tout premier album. Les sociétaires du groupe utilisent dans leurs chansons aussi bien les langues ivoiriennes (bété et dida) que le français et l’anglais. Ils sortent cette année un deuxième album baptisé Baby d’où est tiré un clip que la chaîne de télévision CFI a choisi comme son tube de l’été. A ce titre, le clip passe jusqu’à la fin de l’année sur les écrans de CFI, TV5 et M6. Ce succès donne des ailes au trio Prike – Rico – DJ Cyril, sociétaires de 2 Bryva qui travaillent à la finition de leur troisième album. On voit bien dans le succès remporté par ces jeunes rappeurs la vitalité du mouvement hip-hop qui trouve dans la métropole abidjanaise un terreau fertile pour s’épanouir.
Logobi rap
Mais c’est la tendance hip-hop proche de la culture de la rue abidjanaise qui s’impose assez rapidement auprès de la jeunesse urbaine. Ses chefs de file – le quatuor RAS, Rapp Kenny, Yang System et Roch Bi – publient des œuvres originales, tant par leurs constructions chorégraphiques audacieuses que la maturité de leurs thématiques. Sur ce terrain apparaît en décembre 1998 le groupe Voggo Soutras, ce qui veut dire en langage nouchi vagabonds sauvés. L’ossature du groupe est composée de trois frères et leurs deux copains. Dans le langage nouchi, un cocktail de langues africaines (malinké, bété…) et de français et anglais, ces jeunes rappeurs scandent en une poésie matinée de vitriol des tranches de vie des bas-fonds de la métropole abidjanaise. Ils publient, début 1999, leur première cassette de six titres, intitulé Abidjan Gatères, où ils donnent à apprécier un hip-hop revendiquant le style logobi rap. Ils développent une chorégraphie s’inspirant de la gestuelle empruntée par les loubards abidjanais aux arts martiaux, précisément le Taekwando. Vêtus de tricots noirs et blancs troués, de demi-pantalons jean’s s’arrêtant aux genoux, chaussés de sandalettes en plastique, korodjo en langage nouchi, les Voggo Soutras affichent leur appartenance aux enfants de la marge.
Le retour du zouglou
Ce qui frappe chez les différentes formations musicales animant le mouvement hip-hop ivoirien, c’est la réserve qu’ils ont pour traiter des problèmes de société. Que ce soit Almighty, Stezo, que ce soit RAS, Angelo, MC Claver, leurs messages sont assénés sur un ton courtois. Leur démarche esthétique converge elle aussi, s’inspirant de la gestuelle ziguéhi soutenue par une architecture rythmique dont les principales lignes sont redevables à celles de la fanfare. Cependant, le zouglou, une autre musique urbaine née au plus fort de la contestation estudiantine dans les années 90 sur le campus de l’université d’Abidjan-Cocody, vole la vedette au rap. Parent proche du hip-hop ivoirien, le zouglou soulève plus de problèmes de société que les rappeurs. S’inspirant des rythmes d’ambiance traditionnelle, il émerge comme un sérieux adversaire du rap auquel il peut ravir l’étendard de l’avant-garde de la dénonciation des travers de la société et des dérives des politiques. 

///Article N° : 999

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