C’est dans une Afrique fantasmatique que la communauté noire de New York a puisé l’essentiel de sa créativité artistique et poétique, et l’inspiration d’innombrables chefs d’oeuvre littéraires, musicaux et plastiques.
1917 : le célèbre compositeur de ragtime Eubie Blake, accompagné de son ami Will Marion Cook, vient présenter à Schirmer une nouvelle oeuvre titrée « Sounds of Africa ». Le grand éditeur musical de Manhattan le complimente mais lui suggère une petite correction. Cook se dresse, indigné : « Mais Monsieur, comment osez-vous ? Que savez-vous de la musique africaine ? » Jusqu’à la fin des années 1940, à part Sidney Bechet (qui séjourna en Égypte avec la Revue Nègre en 1926), aucun jazzman n’a mis le pied en Afrique ni même pratiquement entendu une note de musique africaine. Mais dès 1927, l’écrivain new-yorkais (d’origine jamaïcaine) Claude McKay, séjournant à Marseille où il se lie d’amitié avec des dockers de l’AOF, y écrit le merveilleux roman initiatique « Banjo » (nom du seul instrument américain d’origine africaine), où le jazz apparaît pour la première fois comme un lien profond et réel entre l’Afrique et sa diaspora « cultivée ».
Ce n’est pas le seul. Dès la fin du XIX° siècle, des centaines de Noirs de New York émigrent au Liberia par la filière de l’American Colonization Society du charismatique évêque Henry Turner, ancien aumônier des troupes « colorées » de Lincoln durant la Guerre de Sécession. Son organisation n’a pas résisté au flot de candidats qu’il attirait par des descriptions idylliques de l’Afrique sans pouvoir financer leur voyage, ni surtout au témoignage moins enthousiaste de ceux qui en revenaient.
Tout en prônant à son tour un retour massif en Afrique, le Jamaïcain Marcus Garvey n’y est jamais allé (contrairement à Turner). Il s’est contenté prudemment d’y envoyer des émissaires arrogants et maladroits, éconduits par le gouvernement libérien. Installé à Harlem depuis 1916, ce démagogue autoritaire et vénal y a joué néanmoins un rôle très positif, développant un sentiment de fierté et un désir d’émancipation sans précédent. Son talent d’orateur a fait de l’Afrique ancestrale la référence fondatrice d’un des plus extraordinaire et éphémère mouvement culturel du XX° siècle : la « Harlem Renaissance ».
Au début des années 1920, l’ancien quartier juif de New York est devenu la « Mecque du peuple Noir ». Plus de 200 000 Africains-Américains y vivent, dont la majorité de leur élite artistique et intellectuelle.
C’est une femme, personnage extraordinaire et méconnu, qui sera la grande pionnière de la « Harlem Renaissance » : Meta Warrick Fuller (1877-1968), la « Camille Claudel noire ». Elle a été elle aussi l’élève (et sans doute davantage) de Rodin à Paris, avant de revenir à New York pour y épouser un médecin libérien. Disciple du philosophe W.E.B. Du Bois elle est le premier artiste panafricain de l’histoire. Sa statue « Ethiopia Awakening » (1914) synthétise les canons de l’Afrique de l’Ouest, de l’Égypte pharaonique et de la Grèce classique.
A la même époque, l’art africain fait son entrée au Musée de Brooklyn, alors que le Metropolitan de Manhattan ne l’accueillera que dans les années 80. Les peintres de la Harlem Renaissance s’en inspirent pour la représentation du corps et du visage, mais leurs oeuvres se concentrent sur la vie du « New Negro », l’Africain-Américain urbain qui est l’archétype et le héros de ce grand mouvement d’affranchissement culturel.
La grande exception, c’est Aaron Douglas, dont les fresques héroïques nimbées d’une lumière féerique reflètent sa fascination pour une Afrique exotique mais familière, dont la végétation luxuriante invite à la danse.
La « jungle », c’est le domaine de Tarzan, le héros le plus populaire dans ces cinémas de Manhattan où les jazzmen sont omniprésents : dans la fosse où ils accompagnent les images, et sur la scène aménagée devant l’écran, où l’orchestre fait patienter le public pendant les innombrables et interminables entractes (changement de bobine toutes les vingt minutes !)…
La « jungle », c’est le décor favori des fantasmes des Blancs, et pour eux Harlem c’est un peu l’Afrique… Ça tombe bien, au moment où justement ses habitants rêvent un peu de ce paradis perdu de leurs ancêtres. « Take The A Train » sera jusqu’à sa mort l’indicatif de Duke Ellington : il invite tous les new-yorkais à prendre cette ligne de métro qui relie les beaux quartiers au prétendu ghetto de Harlem.
De cette étrange rencontre entre le désir des riches Blancs de « downtown » et la nostalgie des moins pauvres parmi les Noirs d’ « uptown » va naître la musique la plus géniale du XX° siècle. La « jungle music » de Duke Ellington évoque aux uns comme aux autres une Afrique ludique et paradisiaque. Harlem n’est pourtant pas ce « Paradis des Nègres » que décrit le roman passionnant (et introuvable) du Néerlandais Carl Van Vechten. Même au Cotton Club, le Duke lui-même doit passer par la porte de service ; la ségrégation ne s’assouplit que pour ces jolies filles dont la peau claire permet de franchir la frontière, et qui attirent les Blancs bien plus que la musique.
Trombones et trompettes rugissants, clarinettes et saxophones plaintifs, la jungle music de Harlem va faire du jazz le premier modèle d’une musique instrumentale urbaine, du highlife du Ghana au free de Chicago, du jive de Soweto à la noise music de Brooklyn, du be-bop de Parker à l’afro-beat de Fela et de son fils Femi… Tout ça au nom d’une Afrique mythique, la même dont se réclament toujours les églises noires de New York : baptistes, évangélistes ou pentecôtistes, elles se disent toutes « Abyssinian », « African » ou « Ethiopian »…
Ce sont les jazzmen qui rapprocheront le plus l’Afrique de New York. Le « be-bop » est en grande partie africain. Charlie Parker écoute passionnément les premiers 78 tours de polyphonies pygmées. Dizzy Gillespie s’associe avec Chano Pozo, tambourinaire afro-cubain qui sera assassiné devant un club de Harlem, sans doute pour avoir divulgué les rythmes de sa confrérie animiste. Dizzy et Parker (ainsi que Max Roach) donnent ensemble au Diplomat Hotel des concerts au profit des étudiants Africains de New York et de l’African Academy of Arts and Research fondée par un futur ministre nigérian, Kingsley Azumba Mbadiwe. Dans ses mémoires, Dizzy se désole qu’on n’ait pas songé à enregistrer ces soirées qui furent sans doute la première rencontre entre génies du jazz et tambourinaires africains, autour du sierra-léonais Asadata Dafora : ce chanteur-danseur-percussionniste installé à Harlem dès 1929 (il y mourra en 1965) fut le premier à présenter des spectacles de danse africaine authentique à New York. Il fut aussi l’auteur de la séquence « vaudou » du film « Macbeth » d’Orson Welles…
Les musiciens be-bop vont plus loin dans leur quête des racines africaines. Le batteur Art Blakey est le premier jazzman (en 1948-49) à voyager vraiment en Afrique, seul et de sa propre initiative : un long périple mystérieux en Afrique de l’Ouest qu’il ne racontera jamais précisément. Tel n’est pas le cas des nombreux séjours au Nigeria du saxophoniste Bill Evans (rien à voir avec le pianiste) plus connu sous son nom musulman, Yussef Lateef. Passionné par la musique des Haoussa, il apprend leur langue, leur philosophie et le jeu de leurs flûtistes. C’est lui qui initie aux musiques africaines son vieil ami John Coltrane, qui lui-même les fera découvrir à ses deux meilleurs disciples, Pharoah Sanders et Archie Shepp.
Dès lors, le jazz d’avant-garde s’identifie comme « la musique africaine de New York ». Aux concerts de « free », boubous et chemises-pagnes remplacent le costume-cravate. Pourtant, à quelques exceptions près, rares sont encore ceux qui ont osé le voyage, si ce n’est pour des tournées organisées par le Département d’État : Armstrong au Ghana (1956) puis dans douze autres pays (1960), Ellington à Dakar (1966)…
Cependant, à la suite d’Art Blakey et de Yussef Lateef, nombre de musiciens noirs new-yorkais se convertissent à l’Islam. Selon Dizzy Gillespie (qui préfère adopter la religion Bahaï) l’explication est très prosaïque : en abandonnant le nom anglais hérité de l’esclavage pour un nom islamique, selon un décret de la Cour Suprême sur la liberté religieuse inspiré par les relations amicales avec l’Arabie Saoudite, on obtient une carte d’identité où ne figure plus l’infamant « C » (pour « Colored »), toute mention à la couleur de la peau étant proscrite par le Coran. Ce qui permet au plus foncé des Africains-Américains d’accéder aux lieux réservés aux « W » (White) ! Depuis « Caravan » d’Ellington et « Night in Tunisia » de Dizzy, l’Afrique du Nord est devenue une source inépuisable de fantasmes musicaux (avec en arrière-plan, plutôt que la mosquée, le harem qui sert de décor au « clip » très kitsch de « Night in Tunisia »). Le Maroc est curieusement le premier pays africain où séjournent longuement des musiciens afro-américains comme Ornette Coleman et surtout Randy Weston – qui s’installe à Tanger. La Santeria afro-cubaine, bien implantée dans le Bronx et à Spanish Harlem, fait aussi de nombreux adeptes hors de la communauté latine.
A partir des années 1980, le succès colossal des séries TV « Chaka Zulu » et « Roots », du roman d’Alice Walker « The Color Purple » (porté à l’écran par Spielberg avec une musique de Quincy Jones) suscite un tourisme de « pèlerinage identitaire » en Afrique de l’Ouest. La « Maison des Esclaves » de Gorée accueille chaque année des dizaines de milliers d’Africains-Américains pour la plupart new-yorkais, venus par les charters des agences du Bronx. Michael Jackson ira se faire couronner en Côte d’Ivoire par un roi akan. Stevie Wonder, plus sérieusement, séjourne très régulièrement au Ghana. En retour, des dizaines d’ONG se sont créées à New York pour aider cette Afrique que l’on connaît un peu plus et dont on mesure mieux les problèmes. La « charité » des églises noires se développe dans cette direction, renforçant un « lobby africain » dynamisé par le voyage sans précédent de l’ex-président Clinton, qui a installé ses bureaux à Harlem.
Mais c’est sans doute aujourd’hui grâce à l’afflux des immigrants africains que l’Afrique réelle se substituera lentement mais sûrement à cette Afrique imaginaire que les Noirs de New York s’inventèrent faute de mieux, et qui fit de leur culture l’une des plus inventive du XX° siècle.
///Article N° : 93