Afrique du Sud : années zéro pour le cinéma noir

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Seul pays africain à posséder une véritable industrie du cinéma, la nouvelle Afrique du Sud n’émerge que doucement de sa longue nuit. Reportage.

Quatre ans après l’avènement d’une démocratie multiraciale, le cinéma sud-africain post-apartheid en est encore à ses balbutiements. Dans un paysage dominé par Hollywood, la télévision et la publicité, les perspectives ne s’ouvrent que très lentement.
Ramadan Suleman, dont le film Fools a été présenté comme le premier long-métrage jamais réalisé par un Sud-africain noir, a éprouvé bien des difficultés à le montrer chez lui, en Afrique du Sud.  » C’est un film pour la télévision « , s’est-il entendu répondre.  » Au cinéma, il ne va rien rapporter « . Le désintérêt que son film a suscité chez les deux compagnies qui se partagent le marché des salles de cinéma ne l’a guère surpris.  » Le public qui va au cinéma est encore à 95 % blanc, et n’est pas supposé s’intéresser à des films noirs. A 12 rands la place, le cinéma reste pour les Noirs  » la  » sortie de la semaine – un produit de luxe « , explique le réalisateur. Natives at large, la maison de production qu’il a fondée en 1985, avait prévu un poste spécial pour la distribution dès le montage financier du film. Quelque 250 000 rands, de quoi tirer trois copies en 35 millimètres et passer des  » deals  » avec certaines salles.
Les townships, où se trouve a priori le plus large public, n’ont pas fait l’objet d’une démarche commerciale particulière. Et pour cause : les cinémas existent, mais ils ne sont pas fréquentés. Les vieux cinémas de quartier comme Enyanthu ont fermé, depuis des années. A la suite des élections de 1994, un nouveau complexe a été construit à Dobsonville, un quartier de la périphérie de Soweto. Mais ses promoteurs, blancs, se sont trompés dans leur étude de marché.  » Le taux de fréquentation de ces salles ne dépasse pas 6 %, explique Ramadan Suleman. Il se trouve que le jeune de Soweto n’aime pas l’idéologie du ghetto. Comme le jeune de Sarcelles qui prend le train pour aller aux Halles, il préfère sortir de sa banlieue, prendre un taxi, parcourir les 28 kilomètres qui le séparent du centre-ville pour aller voir un film. Pendant des années, on lui a interdit de s’asseoir en ville, parmi les Blancs. Tout d’un coup, le voilà libre… Les salles du centre-ville sont plus fréquentées « .
Dans les cinémas les mieux cotés de Johannesburg, réputés pour ne passer que les meilleurs films, Fools a fini par convaincre.  » Son affiche, qui évoque plutôt un thriller américain, a justement plu pour son côté non sud-africain « , raconte Ramadan Suleman. En mai 1998, le film est sorti à Rosebank (banlieue résidentielle blanche) et au Carlton Center (quartier des affaires, dans le centre-ville). Fait inhabituel en Afrique du Sud, où les films qui ne marchent pas très fort sont tout de suite retirés, il est resté plusieurs semaines à l’affiche. Avec 20 000 entrées, la réussite n’a pas été financière, affirme le réalisateur, mais la démarche a néanmoins été positive en termes de  » construction d’une audience « . Sur financements européens, il a également entamé une tournée gratuite dans vingt-quatre écoles et lycées, et a été montré à près de 8 500 jeunes, noirs, indiens et métis pour l’essentiel. Une démarche que Ramadan Suleman entend bien poursuivre, avant de passer à la réalisation de Zulu Love Letter, son second long-métrage.
Résolument optimiste, l’Organisation des producteurs indépendants, une association fondée en 1996 pour encourager le développement d’une industrie du cinéma, a estimé que 1997 avait été une  » bonne année « , et que des fondations avaient été jetées. Concrètement, que s’est-il passé ? A part Fools, pratiquement rien, depuis la fin de l’apartheid. Jump the gun, le seul film  » sud-africain  » à avoir fait l’objet d’une grande distribution commerciale s’avère être un produit made in England. Il a certes été tourné en Afrique du Sud avec des acteurs sud-africains, mais il a été produit et réalisé par des Anglais.
Les subventions accordées par l’Etat sont très récentes : en avril 1997, il a été annoncé que l’industrie du film recevrait 10,5 millions de rands en 1997-98 – une augmentation de 200 % par rapport à l’enveloppe précédente ! En novembre 1997, Brigitte Mabandla, ministre des Arts, de la Culture, de la Science et de la Technologie, a indiqué que le gouvernement souhaitait développer une industrie du cinéma qui soit  » forte « . Malgré toute  » la sympathie du gouvernement à l’égard des réalisateurs « , a-t-elle aussitôt ajouté,  » il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup d’autres priorités « …
L’infrastructure est là. Caméras, studios, salles de montage… En Afrique du Sud, ce n’est pas le matériel qui manque. Il est surtout utilisé pour des tournages de films publicitaires. En ce qui concerne les films de fiction, le dynamisme du secteur privé porte surtout, pour l’instant, sur la distribution de produits de divertissement grand public, à l’américaine. C’est le principal reproche que formulent les jeunes auteurs, condamnés à empiler des scénarios dans leurs tiroirs. Le seul débouché, pour les Clarence Hamilton, les Seipati Bulane et autres Glenn Masakoane, qui feront sans doute partie des réalisateurs de demain : la télé.
 » Les choses changent très, très lentement « , regrette Mickey Madoda Dube, un jeune réalisateur formé à Los Angeles, dont le premier court-métrage, Imbazo, a été remarqué au Fespaco 1995. A son retour au pays, en 1996, il n’a guère trouvé, comme débouché, que des fictions à tourner pour la South African Broadcasting Corporation (SABC), la télévision nationale. Fondateur de sa propre société, Waapiti Production, il cherche à réunir les financements pour la réalisation d’un long-métrage. En attendant, les projets sur lesquels il travaille pour la télévision sont plutôt intéressants. L’un, une série télévisée intitulée Places and Dreams, prévoit d’adapter, en huit films, autant de nouvelles écrites par des écrivains sud-africains.  » Mais il faut un siècle pour que la télévision prenne une décision « , affirme Mickey Madoda Dube. Depuis deux ans, le projet est resté en état de… projet, avec le tournage d’un pilote seulement. Une autre fiction, en tournage, s’inspire de la Commission vérité et réconciliation et s’attache à réveiller les morts, des personnalités comme Verwoed (le concepteur de l’apartheid) ou Dingane (frère et assassin de Shaka Zoulou), pour qu’ils s’expliquent sur leurs péchés. Mickey Madoda Dube se dit néanmoins frustré.  » Le budget moyen qui nous est alloué par la SABC va de 6000 à 8 000 rands par minute, c’est-à-dire rien. La norme internationale est de 16 000 à 20 000 rands la minute « . Frustré, il l’est d’autant plus qu’à son avis,  » très peu de choses ont changé, en termes de qui fait les projets et qui trouve de l’argent.  »
Au Marché international du film et de la télévision de l’Afrique australe, qui s’est déroulé en novembre 1997 au Cap, le coup de gueule du réalisateur éthiopien Haïlé Gerima (auteur de Sankofa) a fait couler beaucoup d’encre. Critiquant les organisateurs du marché pour leur attitude  » néo-coloniale « , il a aussi dénoncé le  » racisme  » des films réalisés par des Sud-Africains blancs…
Miroir d’une société ? Les sources de financement, pour les auteurs noirs, se limitent à la chaîne de télévision privée M-Net, au groupe Primemedia, et à la compagnie AMI, tous intéressés par des projets que les réalisateurs jugent trop commerciaux.
Considérée comme l’une des principales avancées depuis 1994, une compétition baptisée New directions (nouvelles directions) est sponsorisée par la chaîne de télévision privée M-Net. Destinée à encourager les jeunes réalisateurs, elle accorde des financements (2,2 millions de rands en 1997) pour la production de courts métrages montrés sur la chaîne, avant d’être promus à l’étranger. L’an passé, près de 200 scénaristes et une centaine de réalisateurs ont déposé des projets. Trois films seulement ont été produits.
Si les choses bougent lentement, elles bougent tout de même. Le Département Art et culture du ministère du même nom s’est attaqué à la réforme du secteur. Un fonds spécial pour la production cinématographique sera lancé en 1999, associant divers partenaires : la grosse compagnie financière noire Thebe Investments (qui a racheté, en 1997, le distributeur Maxi Movies), M-Net et la SABC. En attendant, hormis Fools, le film de Ramadan Suleman, un seul long-métrage continue de faire référence dans le cinéma noir sud-africain : Mapantsula, co-réalisé il y a plus de dix ans par un Noir, Thomas Mogatlane, décédé depuis, et un Blanc, Oliver Schmidt.  » Depuis, on n’a rien vu « , affirme Thembi, une jeune cinéphile.

///Article N° : 612

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