Le discours sur la folie, Malek Bensmaïl a baigné dedans quand il était jeune : son père fut un des grands psychiatres d’après l’indépendance algérienne. Ce film lui est dédié : lui qui est mort avant le tournage, mais avec qui Malek avait pu en parler longuement, durant les quatre ans passés à essayer de réunir le financement du film. La maladie mentale en Algérie : le sujet a-t-il déjà été abordé dans le documentaire ? Une version d’une heure d’Aliénations, intitulé Thérapies algériennes, passe sur les télévisions mais sinon ?
Dès le début de ce film sélectionné par la Biennale des cinémas arabes 2004 mais déjà présenté au festival » cinéma du réel » à Beaubourg, après quelques images sur le désert, il se rend sur les lieux des rituels de la mechra, les sept baignades qui conduisent à la nuit du diwan, où comme dans la lila de derdeba au Maroc ou le stambali en Tunisie, rites de possession issus des cultures noires, du ndoep sénégalais ou du vodûn béninois, on nomme l’esprit qui cause le trouble pour établir avec lui une relation qui permette de le gérer (cf. le dossier » Africanité du Maghreb « , Africultures n°13). C’est cependant plutôt en spectateur, presqu’en touriste, que Bensmaïl aborde ces rituels sans en fournir véritablement les tenants et les aboutissants, alors qu’il fait parler les gens qu’il rencontre. Son propos est ailleurs : rendre compte, dans la continuité de ses précédents films (davantage Des vacances malgré tout, portrait familial intimiste, que Algérie(s) ou Boudiaf, l’espoir assassiné) de la réalité politique de l’Algérie à travers les dérives mentales qu’elle occasionne. Sa force est de ne pas en faire un discours : il évite tout commentaire qui légenderait l’image pour s’effacer devant la parole des patients. Plus encore, il ne fait qu’effleurer les pathologies les plus graves des fous qui rampent ou crient, pour resserrer vers ceux qui nous sont les plus proches. Pas d’exotisme ou de sensationnalisme de la folie donc, mais plutôt une vision par le mental des dérives de la société algérienne contemporaine.
Bien sûr, le drame algérien est central, à tel point que 90 % des pathologies sont des délires politico-religieux, à la différence de l’Occident où c’est la solitude et les conséquences de l’alcool qui dominent. Alors qu’en Occident, les médecins replacent les patients dans le collectif, c’est davantage vers l’individu que ramènent les docteurs algériens, pour compenser la charge sociétale. Mais le film évite la encore tout discours analytique : l’hôpital est pour Bensmaïl un prisme reflétant la société qui l’entoure. Comme les croyances en la possession, le religieux en fait partie, dont il faut tenir compte, et l’on voit même le psychiatre et l’imam s’allier et se compléter. Mais à la différence des rites du diwan qui vise à la gestion du trouble en nommant l’esprit qui possède et avec qui il va falloir apprendre à vivre, ils ont tous deux comme perspective la guérison, comprise comme l’élimination du trouble. Le discours religieux autant que le médical exclut le rituel païen. Psychiatre et imam semblent se donner la main comme instruments de retour à l’ordre, ce que renforcent les évocations des électrochocs ou de la » contention mécanique » qui consiste à attacher par des sangles le patient durant des heures aux barreaux de son lit
Bensmaïl en est-il critique ? Sans apporter de commentaires, il pose un regard attentif à ces détails qui n’en sont pas. Les troubles mentaux d’une société et comment on les soigne révèlent son état. C’est d’une Algérie collectivement meurtrie que nous parle ce film, d’autant plus justement que nous sommes à l’abri des images médiatiques. Dans cette version longue, le réalisateur prend le temps du témoignage et respecte, en nous plongeant dans le temps de l’hôpital où il semble s’arrêter, l’immense besoin de parole de ceux qui intègrent dans leur chair les troubles de leur environnement. Leur expression pourrait être rapprochée des dessins d’enfants traumatisés par les massacres vus par exemple dans L’arc-en-ciel éclaté de Belkacem Hadjaj. Cette dimension très humaine est forcément émouvante et parlante. Comme pour Bikibi, ce patient apparaissant en fin de film et qui dédouble sa personnalité en parlant de lui à la troisième personne, une terrible amertume se dégage quand il semble résumer le film en lâchant : » Bikibi est triste « .
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