Au Tchad, sous les étoiles

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Souvenirs du Nouveau congrès des écrivains d’Afrique et de ses diasporas, par Alain Ricard.

Au Tchad sous les étoiles… Nous étions sur des tapis, accroupis, buvant de la zam zam, l’Evian locale, et dégustant de délicieuses crêpes de millet, de l’agneau grillé et de la sauce d’oseille. C’était chez Ali Haggar, qui est professeur d’économie, écrit des romans et nous avait invités dans sa maison aux vastes terrasses, aux balustres néoclassiques et aux grilles en fer forgé. Nous étions dans un quartier indéterminé de cette étrange capitale pleine de terrains vagues, au confluent de deux fleuves où parfois dans des quartiers ombragés émergent d’énormes maisons forteresses. C’était le dîner d’adieu du Nouveau congrès des écrivains d’Afrique et de ses diasporas, tenu à N’Djamena du 26 octobre au 2 novembre 2003. Des vrombissements de Mirages rappellent parfois la base aérienne voisine. Ernest Pépin a lu son dernier recueil de poèmes, Africa Solo. Il a une belle voix, lit sans emphase.
Ne me dites pas que je ne suis pas d’ici …
Je me souviens…
Nocky Djedanoum a créé Fest’Africa il y a dix ans à Lille. Après le génocide du Rwanda, il a pensé que les intellectuels ne pouvaient rester silencieux. Il a eu une idée : proposer à des écrivains africains de partir au Rwanda pour essayer de comprendre et raconter. Il a appelé cela Ecrire par devoir de mémoire. Tchadien, il connaissait la guerre et savait comment elle enferme chacun dans son silence et sa peur. Dans un  » maquis  » -, il m’a raconté son histoire. Il est né à côté de Moundou, dans le Sud, à Gounou Gaya. Dans son village, les enfants ont dû construire eux-mêmes le collège. Voilà bien ce que Nyerere appelle kujitegemea : compter d’abord sur ses propres forces : Fest’Africa est un peu l’illustration de ce principe. Il était en seconde, dans un lycée commercial de la capitale quand la guerre a commencé en 1979. C’est le théâtre, celui de M. Naidouba, de Baba Moustapha qui lui a servi de classe préparatoire. Réfugiés dans le Sud, ses amis et lui ont joué les classiques, puis ils ont écrit. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé en URSS, puis en France. Pendant ce temps, Hissène Habré, avec ses Toyota, avait pris N’Djamena ! Nocky pense à ceux qui ont 24 ans aujourd’hui et qui n’ont connu que la guerre : comment dresser des barrières de papier contre la barbarie ? Il a convié amis et collègues à partager ce projet. Le pétrole coule depuis le 10 octobre dans un oléoduc vers l’Atlantique, il y en a pour trente ans, et deux milliards et demi de dollars sont attendus de cette manne : la Banque mondiale veille à l’utilisation des revenus du pétrole pour des projets de développement culturel ou social…
A la lumière du Rwanda
Yolande Mukagasana est devenue auteur de best-seller, à travers le cauchemar qu’elle a vécu au Rwanda : elle était infirmière, elle a perdu son mari et ses enfants, massacrés. Mais  » la mort n’a pas voulu d’elle « , titre de son récit (J’ai lu, 1997). Aujourd’hui, elle élève 20 orphelins au Rwanda. Elle est belle, dans son pagne bleu d’un tissu satiné moiré ; elle a une coiffe bleue, sur ses cheveux coupés court. Elle est venue à la séance de clôture en jeans, tennis et chemisette. Sa voix rauque en appelle à toutes les mères, elle appelle au secours pour les enfants de Côte d’Ivoire : nos enfants ne jouent plus aux soldats de bois, ils jouent avec des Kalachnikovs… Yolande a résolu, pour elle-même, le problème central du Rwanda actuel : elle sait parler de la mort. Elle tient à dire que son appel vaut pour les enfants de ceux qui ont tué ses propres enfants. Un pour cent de la population rwandaise (80 000 personnes) est en prison pour cause de génocide, mais il n’y a pas beaucoup de Yolande.
Nocky a compris que la littérature ne pouvait rester dans les beaux quartiers du Nord et il a su communiquer son enthousiasme. Boris Boubacar Diop a accompli le passage à l’écriture en wolof :  » Sans le détour du Rwanda, je ne serais pas retourné au wolof « , dit-il. Au lieu de rejeter l’Afrique, il l’a assumée un peu plus, y compris dans sa dimension linguistique, ce qui pour un écrivain n’allait curieusement pas de soi… En somme, le Rwanda a projeté une lumière atrocement crue sur les mensonges, les faux-fuyant de l’écriture : ce sont les grands intellectuels qui ont planifié ce génocide, ce sont les grands universitaires qui organisent le chaos meurtrier de la Côte d’Ivoire. Que les grands écrivains cessent de proclamer qu’il n’y a que le français ! Seulement, la mémoire doit travailler, faire un profond retour sur elle-même. Le génocide n’a pas commencé en 1994, mais bien avant et les auteurs de tous les crimes jouissaient de l’impunité. Dans Nemo (1977), Antoine Ruti racontait le Rwanda de 1959, 1963,1973… Il suffisait de lire. Son livre a échoué à La Pensée universelle : autant dire un enterrement ! Il était malséant de parler de ces choses du côté des Grands Lacs… Wole Soyinka avait vu clair dans la folie d’Amin, mais il était bien seul en Afrique.
Ne me parlez plus de Chaka, écrit Ernest Pépin : il a raison ! Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Véronique Tadjo me dit qu’à l’intérieur du Trône d’or des Akan, il y a un cœur d’enfant : comment est-il venu là ? En allant au Rwanda, invitée par Nocky, elle s’est posé cette question trop peu débattue en Côte d’Ivoire. Les thuriféraires de la griotique ou de la drummologie – ces variations ivoiriennes sur les thèmes rebattus de l’indigénisme – ont rarement une vision critique de la tradition : la mémoire leur transmet une oralité sacrée. L’héroïsation de la récitation épique, la célébration des conquérants et des chefs de guerre, le culte de la tradition martiale : voilà bien quelques traits de la poésie rwandaise, recueillie par Alexis Kagame… Les titres font frémir rétrospectivement : les conquérants, les marteleurs, les découpeurs, les concasseurs. N’est-il pas temps au Rwanda aussi de prendre des distances avec la barbarie des devises des armées bovines ?
Un fil tendu de 1956 à 2003
Invité, Nurrudin Farah n’a pu nous rejoindre. Il est plus aisé de venir à N’Djamena depuis Paris que depuis Le Cap où il réside. Depuis plus de vingt ans, il choisit d’habiter en Afrique. Son pays, la Somalie, n’existe plus. Je l’ai rencontré à Jos, revu à Kampala où il vivait barricadé dans un quartier chaud. A chaque fois, il écrivait un roman !
Il y a, dans l’effort de Nocky pour amener le congrès  » sous les étoiles « , le souci de maintenir un fil tendu : celui qui relie le premier Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956, le second congrès de 1959 à Rome, peu de temps avant le Concile Vatican II et le Premier festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966. De quel mandat sont porteurs les écrivains ? Ce nouvel engagement que Nocky appelle de ses vœux est à mon sens celui que Wole Soyinka a mis en œuvre : poète citoyen, président du Parlement international des écrivains, actif au Nigeria et ailleurs, il offre un modèle de la pratique de l’écrivain. Wole Soyinka comprend la nécessité du politique, mais il sait que l’écrivain doit garder son autonomie par la rigueur de son travail.
A N’Djamena, on n’a pas assez dit combien il était proche de Senghor et d’Alioune Diop. Son exemple est trop peu médité. En quinze ans, les francophones ont gagné en indépendance par rapport à la  » mère des Arts, des armes, et des lois « . Il n’y a pas moins d’une vingtaine de mécènes et de sponsors pour Fest’Africa. Les drames de l’Afrique interpellent et donnent une conscience aiguë de leur faiblesse aux écrivains. Beaucoup préfèrent partir. Le grand fossé aujourd’hui sépare ceux qui habitent en Afrique et ceux qui ont choisi de partir.
Alioune Diop était de Saint Louis ; il était catholique, dans un pays musulman. Le Sénégalais Alioune Diop était l’époux de Christiane Yandé, Camerounaise, grâce à qui il fonda Présence africaine. Nocky Djedanoum est le mari de l’Ivoirienne Maïmouna Coulibaly, sans laquelle il n’y aurait pas de Fest’Africa. La présence est une fête et, chaque fois, il y a un couple à l’origine, qui unit le Centre à l’Ouest de l’Afrique et donne une première incarnation au rêve panafricain.
La séance de clôture a été dominée par la célébration d’Alioune Diop. Je l’ai connu à Los Angeles où il voulait organiser l’après-Dakar. Je n’aurais pas pensé me trouver 35 ans plus tard à N’Djamena accomplissant ce vœu. Un autre orateur a prononcé l’éloge funèbre de Maindoue. Naidouba, auteur de L’étudiant de Soweto. L’orateur avait rencontré Naidouba pour la dernière fois à la sortie d’une messe. Le congrès s’est achevé au Cefod, un centre de formation permanente fondé  » par les Jésuites « , comme me l’a dit, presque en s’excusant, une journaliste française… Bien en évidence, à l’entrée de la salle, une affiche faisait l’éloge des capotes, dans la lutte contre le sida. Ouf ! Jean-Paul II était loin… Nocky avait dû se replier dans ce lieu : l’Etat tchadien ne pouvait assumer l’hébergement de la conférence, et le technicien son s’était mis en grève au début du congrès.
En écoutant les débats sur le Rwanda, ma voisine, une jeune femme en jeans, m’a poussé du coude. Elle m’a dit :  » Ecoutez, celui-là qui réclame l’extradition d’Habré, il sait bien que cela ne se passera jamais : ils ont tous, lui en tête, profité de ses crimes.  » Et elle a ajouté en riant :  » Pensez que vous avez ici des colonels de 19 ans, ils sont en quatrième, ils viennent en classe avec leur garde du corps !  » Elle avait vu des gens égorgés parce qu’ils donnaient de l’eau à des  » rebelles « . Elle était libre dans ses paroles et ses attitudes. Je lui ai demandé son adresse : Lycée Notre Dame, elle était religieuse,  » sœur  » m’a-t-elle dit. Les participantes françaises étaient un peu décontenancées d’entendre un tel éloge de Rome, des Conciles, des écrivains qui allaient à la messe. Pour un peu, elles auraient vu là une conjuration jésuite de plus ! Dur d’assumer jusqu’au Centre de l’Afrique, cet héritage chrétien que nous chassons du préambule de la Constitution européenne ! (Absence de) Dieu merci, comme me l’a dit l’une des militantes françaises, fière de débusquer le Créateur jusque dans les locutions les plus anodines. Elle n’avait sans doute pas assez parlé avec la sœur…

Alain Ricard, directeur de recherche au CNRS (LLACAN, Langage, langues et cultures d’Afrique noire, UMR 8135), chargé de cours à l’Inalco, a récemment publié Voyages de découvertes en Afrique (Bouquins-Lafont, 2000), édité L’Excursion missionnaire de Thomas Arbousset (Karthala, 2001) et préfacé L’homme qui marchait vers le soleil levant (Bordeaux, Confluences, 2003) de Thomas Mofolo, premier roman écrit dans une langue de l’Afrique.
Il publie dans le numéro 2 de la revue Afrique et Histoire (mai 2004) , un essai sur les études africaines : De l’Africanisme aux études africaines.///Article N° : 3375

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