Malgré l’exotisme des affiches et une campagne de communication construite autour des dessins de Jan Fabre qui convoquaient plage de sable fin, océan et tortues géantes, l’édition 2005 du festival d’Avignon a été bien morose. On avait rarement vu le public du « in » aussi grognon. Belle revanche pour le » off « , qui proposait une multitude de spectacles originaux.
« La pensée du tremblement nous unit dans l’absolue diversité, en tourbillon de rencontres. Elle est l’Utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain : comme un soleil ou un fruit partagés. »
Édouard Glissant
Manifestement, le programme concocté par les nouveaux directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, qui présentaient là leur deuxième édition n’a guère trouvé grâce aux yeux des spectateurs exaspérés qui ont, à plusieurs reprises, hué les spectacles et pris à partie les artistes. Le choix délibéré d’aborder la scène contemporaine en évitant d’évoquer le théâtre pour défendre au contraire « les arts vivants » et une approche esthétique bien plus plastique et chorégraphique que dramatique a fini par lasser le public. Le Figaro en fit la une : « Le public en colère à Avignon ». Et c’est le 17 juillet pour la première du spectacle de Pascal Rambert, After / Before, que l’exaspération a été jusqu’à soulever un cri d’invective de la part d’un spectateur à l’intention des acteurs : « Mais qu’est-ce que l’on vous a fait ? »
Trop de sang, de nudité, de chairs meurtries, livrées au regard sans discours, sans message, sans adresse réelle au public a sans doute conduit à une saturation qui a d’ailleurs fait dire au directeur du Théâtre Vidy de Lausanne que ce 59e festival avait été « marqué par l’autisme et l’onanisme ». Car le premier problème de cette édition a bien été son manque d’ouverture et de générosité. La programmation est restée très eurocentriste en dehors des propositions du Groupov et notamment de la reprise du spectacle Discours contre le colonialisme d’Aimé Césaire, qui avait déjà beaucoup tourné, magistralement interprété par Younouss Diallo.
L’innovation des nouveaux directeurs dans la façon d’aborder la programmation du festival repose essentiellement sur l’idée d’un artiste associé. Pour l’édition 2005 l’artiste était le plasticien et chorégraphe belge Jan Fabre, un choix qui a inévitablement infléchi la programmation vers des formes d’art scénique qui privilégiaient la performance plastique et l’implication du corps au détriment de l’écriture et de toute dramaturgie. Nombreux étaient donc les spectacles que le programme du festival ne présentait pas comme « théâtre ». L’Histoire des larmes ou Je suis sang de Jan Fabre jouées dans la cour d’honneur étaient estampillées « théâtre-danse-musique », les spectacles de Mathilde Monnier et Christine Angot ont reçu le label « danse-musique » ou « danse-théâtre », ou encore Anathème du Groupov appartenait au genre « théâtre-musique »
Aussi, les quelques représentations qui mettaient en scène des textes du répertoire et que les directeurs du Festival définissaient eux-mêmes comme des concessions à « la dramaturgie classique plus conventionnelle », – soit dit en passant drôle de conception de la dramaturgie classique pour définir ainsi le théâtre de Shakespeare, de Büchner ou de Brecht ! – ont tiré leur épingle du jeu. Elles ont remporté l’adhésion d’un public avant tout déboussolé par des spectacles d’images sans repère idéologique où régnait l’ambiguïté jusqu’à la démesure. Une édition qui finalement a été tout bonheur pour Jean-François Sivadier qui présentait en diptyque, La Mort de Danton de Büchner et La Vie de Galilée de Brecht. Leur distribution arc-en-ciel apportait magistralement la preuve que les acteurs issus de l’immigration peuvent raconter l’histoire de la Révolution française comme l’histoire des idées en Europe et que la question de l’incarnation au théâtre ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes. Ces spectacles ont enthousiasmé un public en mal de vrai partage théâtral, de rencontres et de discours.
Même accueil chaleureux au Hamlet d’Hubert Colas. Le public a fait un triomphe à Kroum du metteur en scène polonais Krysztof Warlikowski. Plus difficile était le pari de Thomas Ostermeier avec Anéantis de Sarah Kane.
Par ricochet, la déconfiture du « in » a plutôt été favorable au « off » qui a tendu les bras au public. Car le théâtre d’ouverture que cherchaient vainement les spectateurs dans la cour du Palais des papes n’était pas si loin
Certains lieux du « off » ont étonné par l’éclectisme et l’originalité de leur programmation, comme l’espace Alya, où l’on a pu voir des pièces aussi différentes que Les Grenouilles, adaptée d’Aristophane par Lotita Monga et Pierre Gope, – inspiré du cirque réunionnais et coproduit par le centre culturel Tjibaou de Nouvelle Calédonie – qui mettait en scène la médiatisation farcesque de la culture. On a pu aussi y applaudir une adaptation d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma venue du Sénégal et mise en scène par Patrick Schmitt, une uvre qui raconte les terribles aventures d’un enfant soldat, remarquablement interprétée par un jeune acteur sénégalais de 13 ans, David Diémé. En dépit d’un sujet difficile, qui suppose bien souvent de mettre en scène l’impensable, Famara Sagna, Djibril Goudiaby et Boubou Diakhaté étaient d’une grande justesse dans le rôle des adultes irresponsables ou fanatiques. Même qualité de jeu chez la jeune Khahadidiatou Ba dans le rôle d’une gamine, elle aussi enrôlée dans l’armée. L’enthousiasme et l’énergie des acteurs qui n’hésitaient pas à aller au-devant des spectateurs et à échanger avec eux finissaient par transmettre au public l’espoir de changer les choses en prenant conscience des réalités contre lesquelles agir.
Audacieuse également la programmation de l’espace Pasteur avec à l’affiche des auteurs contemporains internationaux, comme l’Américain Stephen Adly Guirgis avec Dura Lex que jouait le Guyanais Édouard Montoute, comme le Togolais Kossi Efoui avec L’entre-deux rêves de Pitagaba, une création des Acteurs de bonne foi, ou encore le Français Francis Melquiot avec Je peindrai des étoiles filantes et mon tableau n’aura pas le temps, qui convoquait une vision à la fois cruelle et poétique de l’Afrique. Cette pièce a été particulièrement remarquée grâce à la mise en scène de Michel Belletante et surtout l’extraordinaire scénographie de Charles Rios. Il avait en effet conçu un plateau d’eau noire marécageuse au-dessus de laquelle deux énormes oranges semblaient suspendues en apesanteur. Elles se déplaçaient magiquement dans l’air, sous un ciel étoilé tandis que les acteurs qui avaient pataugé dans les miasmes, finissaient juchés sur ces globes lumineux et disparaissaient dans le firmament. L’interprétation de Marème N’Diaye et de Younouss Diallo et leur performance physique n’ont pas été étrangères au succès. Leur voix dans la nuit profonde portait le lyrisme du texte de Melquiot et faisait retentir avec force rythmes brisés et fêlures musicales qui articulent sa poétique.
Également au Funambule, une création de la Compagnie Gakokoé : Les contes africains d’aujourd’hui d’après les textes de Gaëtan Noussouglo, d’Anne-Marie et Marcel Djondo. Un spectacle sur l’immigration et la mémoire : histoires rapportées, histoires contées entre l’Afrique et ici, « mots que l’on se jette d’un continent à l’autre pour garder le contact » comme tente de le définir le metteur en scène Mohamed Guellati. Spectacle tendre et drôle qui raconte l’éloignement et la dérive inévitable des sentiments et des cultures soumises à l’écartèlement du partir. Beau projet également que Ce concerto pour un sacrifice adapté par Mohamed Kacimi d’après le roman de Véronique Tadjo sur la Reine Pokou et qui a donné lieu à une mise en voix au Théâtre des Halles.
Fidèle à son engagement en faveur de la création d’Outre-mer, la Chapelle du Verbe Incarné a aussi accueilli attirant beaucoup de monde des événements importants de cette édition 2005, toujours dans le cadre du off. La Noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht a ainsi été adapté en créole, dans une mise en scène de Philippe Adrien. Une première en Avignon où on a cru pendant longtemps qu’il fallait éviter ce genre de projet que le public risquait de bouder. Mais l’expérience a prouvé le contraire. Le spectacle était d’une belle tonicité et l’univers créole donnait un tout autre relief à la pièce de Brecht.
Un remarquable spectacle de théâtre d’objet, venu de l’île de la Réunion, a aussi séduit le jeune public : Les Contes à ouïr de la marionnettiste Alexandra-Shiva Mélis et de son complice Vincent Legrand qui, sous une serre devenue castelet, faisaient vivre des arrosoirs et des salades avec une frénésie communicative. Les temps boul’versés, venu de la Martinique et mis en scène par Roger Robinel a même révélé un poète : Patrick Womba, dont l’écriture acoustique et vibrante a été très appréciée. Mais l’événement qui a mis la Chapelle du Verbe incarné sous les projecteurs est la manifestation « Un texte » conçue et organisé par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques en coproduction avec le TOMA (Théâtres d’Outre-Mer en Avignon). La SACD a confié à des acteurs de prestige des textes à faire découvrir au public. On a pu ainsi entendre à la Chapelle une programmation d’auteurs francophones : Virginie Thirion, Véronika Mabardi, Mohamed Kacimi, Alain Foix, Koffi Kwahulé et Édouard Glissant portés par la voix de comédiens comme Bernard Yerles, Anne Alvaro, Judith Magre, Nicole Dogué, Maurice Bénichou, Marianne Basler
Pourtant programmé à 10 heures du matin, ce fut une réussite. Grâce à la convivialité de l’accueil de la Chapelle autour d’un café et de quelques viennoiseries, puis du ti-punch après les lectures, à la force des textes, à la verve des auteurs, et bien sûr au talent des comédiens, bien des spectateurs ont pu renouer avec le théâtre qu’ils croyaient perdu
tombé aux oubliettes du Palais des Papes, mais (et c’est là sa magie !) renaissant aussitôt au détour de quelques feuillets serrés dans la main de l’acteur qui vient partager avec des spectateurs son amour d’un texte. Belle occasion de tourner le dos aux polémiques d’un théâtre français en crise et de découvrir d’autres dramaturgies francophones d’outre-mer et d’Afrique dont l’inventivité ne peut qu’être revigorante en ces temps de désenchantement dramatique !
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