Le chorégraphe Alain Buffard prendra ses quartiers du 9 au 17 novembre 2012 au théâtre de la Cité internationale de Paris, dans le cadre du programme « New Settings ». Il présentera sa nouvelle création, Baron Samedi, mêlant l’univers sonore de Kurt Weill et les textes de Brecht pour faire se tordre les corps et nourrir une réflexion bouleversante, souvent dérangeante, sur l’exil, l’identité et le pouvoir.
Baron Samedi. Nom énigmatique pour un spectacle qui tient toutes ses promesses d’égarement et d’exorcisme carnavalesque. Alain Buffard a choisi de piocher dans l’univers vaudou pour donner le ton de sa nouvelle création, Baron Samedi n’étant autre que l’esprit de la mort et de la résurrection, habillé d’un chapeau haut de forme et d’un costume de soirée. « Il y a un esprit vaudou qui est autour de nous. Je n’ai rien à voir avec le vaudou, mais Baron Samedi est ironique, il boit beaucoup de rhum, il fait beaucoup de plaisanteries aux moments les plus tragiques de la vie, et j’adore ça », glisse le chorégraphe, avec malice.
Avec sa scénographie très sobre, le spectacle laisse tout le champ libre au jeu des acteurs. Sur scène, une gigantesque page blanche glisse vers le spectateur, comme une partition vierge qui resterait à composer, ou comme un tapis géant qui se soulèverait pour faire la lumière sur ce qu’on tente de lui faire cacher. « Sur cette page blanche se crée tout un petit village. Elle permet d’ouvrir l’imaginaire pour nous, et invite le spectateur à y écrire ses propres partitions », explique le chorégraphe.
Chantre des excès sexuels, le personnage de Baron Samedi aborde avec provocation les problématiques du corps, du désir et du pouvoir. Personnage idéal pour un Alain Buffard taraudé comme toujours par ces trois monstres. Mais au-delà, c’est bien de l’exil qu’il s’agit ici. L’exil, sous toutes ses formes. Le sentiment de solitude, de complexité, d’égarement. Sur scène, plus de barrière ni de frontière. Toutes les hiérarchies sont abolies. Les musiciens entrent dans le jeu, deviennent comédiens, les danseurs se muent en chanteurs, tournant en dérision les codes scéniques. Dans une mise en abyme permanente, les identités plurielles s’entrechoquent, se confondent, s’embrouillent.
Les textes de Brecht, posés sur la musique de Kurt Weill, posent davantage de questions qu’ils n’esquissent de réponses. « I am a stranger here myself » scande l’une des chansons. Se penser soi-même comme étranger, comme déraciné. Un bon résumé de l’esprit du spectacle. Kurt Weill et Brecht ont longtemps travaillé ensemble, chassés d’Allemagne par les nazis, considérés alors comme des artistes dégénérés. Alain Buffard revient sur le choix de ce couple comme base de sa comédie musicale un peu spéciale : « Je voulais redonner un sens aux vieilles rengaines de Kurt Weill que j’écoute depuis d’adolescence. Il fallait pour cela trouver des performers danseurs qui puissent aussi chanter, avec du coffre, du corps. Il y a à peu près toute la planète sur le plateau, et cela nourrit la réflexion profonde sur l’exil ».
La troupe est effectivement hybride, multiculturelle, venue des quatre coins de la planète. Côte d’Ivoire, Rwanda, États-Unis, Afrique du Sud, France
les performers viennent d’ici ou de là-bas, sont noirs ou blancs, femmes ou hommes, changeants, mouvants. Et moi, qui suis-je ? Question inextricable que pose le spectacle tout au long de son déroulement. La chorégraphie d’Alain Buffard propose un mouvement perpétuel, chaotique, ultime soubresaut contre toute tentative politique de définition de l’identité.
Le spectacle mêle avec poésie et complexité les langues, les mots, le sens. On ne sait pas toujours qui parle, qui chante, ni pourquoi. La voix magnifique de la Sud-Africaine Hlengiwe Lushaba nous transperce, puis s’échappe. Constamment, le sens se perd et revient. On plonge dans la condition de l’exilé. On ressent la gêne, la fatigue, la lassitude des déracinés qui tentent de se frayer leur chemin dans une culture, sur une terre qui n’est pas la leur. Comme eux, on perd tout repère. Comme eux, on doit tout reprendre de zéro. Comme eux, on ressent une solitude certaine au milieu du tumulte.
Les textes de Brecht questionnent les rapports de pouvoir, le corps, le sexe, le viol, l’identité, l’exil, et la chorégraphie d’Alain Buffard en est la sublimation. Les corps s’étirent, s’allongent, se vautrent, s’entrechoquent, deviennent bêtes, puis objets. Le viol n’est pas que symbolique, il est mimé avec une extrême violence. Des corps hors norme, des corps dérangeants, des corps à la fois fragiles et forts. Des corps régis par un pouvoir absurde, mouvant, incompréhensible. Une absurdité que revendique Alain Buffard : « La colère est mon moteur, c’est ça qui me fait continuer à faire des pièces. Beaucoup de choses dans notre chère république française et ailleurs dans le monde qui m’ont meurtri, physiquement et à l’intérieur. Dans la troupe, tout le monde avait des histoires meurtries et aussi des histoires très belles, on a beaucoup appris les uns des autres. Ils m’ont appris que l’on pouvait vivre des tragédies, et se relever d’une pirouette ».
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