Beyrouth Canicule

De Djilali Bencheikh

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Le Paris des années 70. Un Paris qui vibre de conversations, rencontres, luttes et convictions. Un Paris prolétaire, émigré, engagé, qui a ses lieux de rencontres dont celui que s’est justement choisi « un petit groupe déluré » : le bar au confort ouaté de Madjid, à Ménilmontant. C’est là que se retrouvent, deux fois par semaine, Amar et son argot des faubourgs, sa compagne Maryse – « une provençale du cru » ; Arezki le philosophe et Kamal, le narrateur, modeste étudiant en droit économique répondant au sobriquet étrange de Nénu-Nénuphar (« Une allusion à mes hésitations chroniques ? » s’interroge-t-il…). Tous unis par la cause palestinienne et par un homme : Nadir Benhila, « l’un des chefs politiques de notre mouvement, et le patron officieux du réseau Action. Un homme droit, courageux, trop audacieux peut-être, qui a réussi le double exploit de passer pour l’ennemi numéro un à Tel-Aviv et à Alger. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Le fréquenter, même à Paris, c’est se brûler les ailes. Côte idées, il est plus proche de Che Guevara et de Kateb Yacine que des imams du bled. Côté action, cet expert en explosifs est un véritable personnage de thriller. Tout ce qui vient de lui sent le soufre. » (p. 19)

Autant dire que lorsque le grand homme vient proposer à notre narrateur une mission à Beyrouth, sous couvert de tourisme mais avec valise à double fond, la valse des hésitations revient, accompagnée de quelques doutes de la part de celui qui « se voit mal dans la peau d’un agent secret engagé dans d’épiques aventures. » (p. 32) Mais le charisme de Nadir sait agir, et voici Kamal, pas très rassuré, se précipitant cependant d’un bon pas dans la gueule du loup !

Car dès la douane, voici l’apprenti démasqué, découvrant à sa grande surprise ce qui se cache dans le ventre du double fond. Emprisonné, puis relâché – les réseaux amis sur le terrain sont puissants – le voilà livré à l’aventure, sorte de Candide en vadrouille sous la chaleur ardente de l’été qui imprime sa torpeur et une certaine étrangeté à toutes les situations… Et voici le lecteur, lancé à sa suite pour son plus grand plaisir, dans un Beyrouth où l’on peut imaginer les scenarii les plus fous. Perdu dans une capitale entre Orient et Occident, dans un arabe différent du sien, le narrateur hésite, joue les touristes, se délecte de kémia, du rire des filles en terrasse, arpente la rue Hamra… et se voit rattrapé par la cause alors qu’il songeait à rentrer tranquillement à la maison (la conscience cependant entachée de quelques scrupules).

Des rebondissements, il y en a dans ce récit de voyage décalé, à l’humour certain et transmis par une sorte d’anti-héros, flottant dans un costume trop grand pour lui, divaguant sans mode d’emploi dans un monde qui lui échappe. Pourtant, derrière ce récit assez désopilant, au ton badin et souriant un autre, peu à peu se fait jour, alors que la réalité politique vient se rappeler au voyage. Car la cause palestinienne est bien là, si l’on avait presque cru pouvoir l’oublier. Et puis c’est la tragédie qui pointe, avec son lot d’absurde et d’espoirs écrasés, lorsque le happy end du retour à Paris est surpris par le sang. Reviennent alors se mêler le souvenir de Nadir – et derrière le personnage, la figure de Mohamed Boudia – victime de l’attentat qui lui arrache la vie. Les lieux de partage si lumineux de souvenirs et d’amitié prennent les couleurs du deuil, entre la rage de Rachid et les larmes du narrateur : « Les larmes s’invitent au bord de mes cils en un seul jet, sans secousse ni sanglot, juste comme une tomate bien mûre qui éclate au soleil. Je ne les attendais pas si tôt. Pas de chagrin, juste la rage silencieuse d’un enfant humilié. Rachid ne remarque rien, tant mieux. Il dévide encore sa colère contre cet abominable gâchis » (p. 171)

Au cours de multiples interviews, Djilali Bencheikh n’a pas caché la large part autobiographique qui a inspiré ce roman – ce que son bel avertissement souligne d’ailleurs : nulle ressemblance ne saurait être fortuite, et tout le livre est construit en souvenir du dramaturge et militant que fut Mohamed Boudia, figure qui continue à brûler comme un soleil. Peut-être est-ce pour cela qu’un sentiment de profonde nostalgie – à la fois triste et lumineux – se fait sensible au travers des pages, le goût doux-amer des convictions et enthousiasmes brisés en plein vol. Et, dans ce clair-obscur des souvenirs de jeunesse, la force des mots qui concluent l’ouvrage :

« Un geste oublié

Un murmure hésité

Et le soleil dévorant

Tombe au pied de la muraille

De l’incompréhensible et stupide

Renoncement au bonheur. »

(Mohamed Boudia, page 279)

Des mots denses et vibrants, qui, dans leur poids d’absurde, ne peuvent cependant que se teinter d’une autre résonance, en regard des espoirs portés par le monde arabe aujourd’hui…

///Article N° : 9952

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© Editions Elyzad





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