Brésil noir : quand la mémoire interroge l’Histoire

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Entre le XVIème et le XIXème siècle, le Brésil fut le pays des Amériques qui développa le plus le système esclavagiste. Au XVIème siècle, cette colonie lusitanienne asservissait déjà la population indigène, alors que les Portugais avaient commencé dès la fin du XVème siècle à s’implanter solidement sur le continent africain. Le Brésil fut, de même, la dernière nation à abolir l’esclavage en 1888. Ainsi, pendant plus de trois siècles, les principales activités économiques et commerciales du pays ont reposé sur le travail des Noirs asservis de culture bantu, yorouba, ou soudanaise. Ce fut le cas pour chacun des cycles de production : la production sucrière, l’extraction minière, la culture du coton, du riz ou du café.
L’esclavage américain a été essentiellement noir car dans de nombreuses régions d’Amérique, la population indigène, victime de nombreuses persécutions, se raréfiait brutalement. L’Afrique représentait un « réservoir » d’esclaves abondant, qui avait, de plus, déjà été exploité en tant que tel bien avant la découverte de l’Amérique.
Au Brésil, comme ailleurs, l’ordre esclavagiste incluait des tentatives de soumission et de domination de la part des maîtres. Une domination qui prenait forme quotidiennement sous les traits de la torture. Elle devint une réalité inhérente à la société esclavagiste et fut acceptée par tous, y compris par les esclaves. Les ordenações filipinas prescrivaient que l’esclave ayant attenté à la vie de son maître, même sans y parvenir, ait la main amputée. C’est cependant un tout autre Brésil esclavagiste que dépeint Gilberto Freyre en 1933 dans son ouvrage Casa Grande e Senzala (Maîtres et esclaves). Il souligne la familiarité des relations maître-esclave et l’intimité des rapports entretenus par les enfants des maîtres et par le maître lui-même avec leur domesticité noire, notamment féminine. C’est alors l’image d’un pays « terre d’accueil » qui se forme dans les années trente. Une terre cordiale et généreuse où le métissage devient un symbole : celui de la démocratie raciale. Du fait de la miscégénation, la société brésilienne est d’emblée perçue comme multiraciale et semble offrir à ses membres une plus grande tolérance à la différence. Cette « démocratie raciale » s’est progressivement formée comme un dogme politique, celui de l’interdiction sociale, voire institutionnelle, de parler du racisme et du préjugé racial. Dès lors, pouvait se propager l’oubli de la population que l’on n’évoquait pas – la noire en l’occurrence – pour respecter la logique de l’idéologie. Ce que Florestan Fernandes a appelé « le préjugé de ne pas avoir de préjugés » ou ce que Lambert, un sociologue français, dans les années cinquante, saluait comme  » une grande sagesse du Brésil  » : le fait d’avoir su « éviter d’en parler « . Dans le même temps, les Noirs furent  » affublés  » de traits négatifs puisés dans l’observation de leur condition et position sociales. C’est ainsi que l’insouciance, la paresse, l’irresponsabilité, l’incapacité à raisonner ou la malhonnêteté ont été symboliquement associés à la « nature  » des Noirs du pays.
Alors que le descendant d’esclave était perçu comme un être soumis et conciliant, au bas de l’échelle sociale, alors que l’on assistait à une folklorisation de sa culture, l’historiographie traditionnelle a considéré la résistance au système esclavagiste comme secondaire, et ce jusque dans les années soixante-dix. Aujourd’hui encore, les révoltes d’esclaves ne sont que très brièvement mentionnées dans les livres didactiques puisqu’il était communément reconnu, il y a encore trente ans, qu’il n’y avait jamais eu dans ce pays, ni conflits notables, ni pressions. On observe, également une carence de références à l’histoire de l’Afrique dans les programmes scolaires destinés aux enfants issus des classes populaires. Le Noir apparaît alors, comme le porteur du « rien « . Son histoire n’est plus que malheur et échec. Ses attributs que passivité et docilité. Par ce processus, les traitements discriminants sont masqués, dissimulés derrière l’apparente cordialité des rapports entre chaque groupe ethnique alors que des inégalités flagrantes persistent en ce qui concerne la répartition socio-économique et l’accès aux postes clés institutionnels, à l’éducation, à la scolarité et aux services de santé.
C’est pour s’élever contre cette discrimination subtile que des mouvements politiques issus des milieux afro-brésiliens ont vu le jour. Le mouvement social et pauliste de la Frente Negra (le Front Noir), connut dès sa création en 1931 un grand succès auprès de la population noire de São Paulo. La ville croissait alors dans un climat de compétition sociale, s’industrialisait et recevait une forte immigration de travailleurs européens. Ce mouvement tout d’abord éducatif se transforma en parti politique en 1936. Autour du slogan  » rassembler, éduquer, guider  » (« congregar, educar, orientar « ), la Frente Negra a repris, pour la population noire, l’ensemble des valeurs et projets déjà conçus dans les mouvements développés à partir de l’abolition de l’esclavage. Elle se proposait de lutter contre le préjugé de couleur et pour  » l’élévation morale, intellectuelle et sociale de la race noire « .
Dans les années 1960 et 1970, un nouvel activisme s’est développé. Il est principalement apparu dans des groupes culturels marqués par un fort engagement de dénonciation du racisme et de discrimination raciale. Le Teatro Experimental do Negro, l’Instituto de Pesquisa das Culturas Negras à Rio de Janeiroxe « Rio de Janeiro », le Centro de Cultura e Arte Negra à São Paulo, ou encore le groupexe « groupe » Palmaresxe « Palmares » dans le Rio Grande do Sul en sont des exemples. Les groupes de théâtrexe « théâtre », les « blocs » carnavalesques afro à Bahia, ainsi que d’autres manifestations politiques et culturelles, seront la mouvance dans laquelle naîtra, en 1978, le Movimento Negro Unificado.
Au milieu des années 80, João Baptista Borges Pereiraxe « Pereira » a analysé ce qu’il appelle « la culture noire ». Les écoles de Samba, les terreiros de candombléxe « candomblé » et d’umbanda ou encore des associations chargées de divertir ses membres permettent de légitimer des  » espaces symboliques de Noirs »où l’histoire de l’esclavage peut être réinterprétée. La formation, l’encadrement et l’apprentissage, proposés à la « jeunesse des quartiers  » constitue actuellement un des rôles essentiels des associations culturelles afro. Chaque atelier (danse, théâtre, musique) offre aux enfants et aux adolescents un espace de découverte de la  » culture nègre « , un espace où il peut apprendre les événements du passé de manière ludique. C’est là que la mémoire réinterroge l’histoire. C’est là que la démocratie raciale, les comportements bienveillants du maître envers son esclave sont réévalués ;c’est également en ces lieux, en ces « niches  » culturelles que des éducateurs, après avoir effectué des recherches bibliographiques, révèlent des événements jusqu’alors méconnus, ceux des résistances esclaves. Dès lors, la mémoire historique des Noirs brésiliens se nourrit des souvenirs d’un passé prestigieux, fait de ruse et de courage. C’est là surtout, que les situations économique et sociale des membres de la société brésilienne sont discutées. Comme elles le sont, sur scène, lors des pièces de théâtre de la Bande Olodum, à Salvador da Bahia, ou au sein des sphères universitaires lors de congrès réunissant des chercheurs et des étudiants noirs.
Le Brésil noir s’observe, se redéfinit. Il nous dévoile ses contrastes et ses ambiguïtés, et nous fait ainsi tendre l’oreille aux voix croisées des diverses « communautés ». Il nous sensibilise aux élans de mémoires, aux oublis répétés, aux pans d’histoire réinventés et aux nouvelles questions issues de la contemporanéité. 

Suggestions bibliographiques:
AGIER, Michel, 1992, « ethnopolitique, racisme, statuts et mouvement noir à Bahia », Cahiers d’Etudes Africaines, EHESS, XXXII (1), n° 125: 53-81
De QUEIROS MATTOSO, Katia, 1979, Etre esclave au Brésil. Paris, Hachette, 317 p.
PEREIRA BORGES, João Baptista, 1984, « A cultura negra: resistência de cultura à cultura de resistência », Dédalo, 23: 177-188.
PEREIRA BORGES, João Baptista, 1983, « Negro e cultura negra no Brasil atual », Revista de Antropologia, (26): 93-105.
PIAULT, Marc-Henri, 1997, « Images de l’Afrique, Afrique imaginaire ou question d’identité brésilienne? », Journal des Africanistes, 67 (1): 9-25.///Article N° : 1671

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