Cannes 2016 : réel, récit et mémoire

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En dépit de la diversité des films, trois grandes tendances seraient à dégager cette année à la 69ème édition du festival de Cannes parmi les films qui traitent des problématiques africaines ou interculturelles. La première serait une volonté de sortir du naturalisme, la deuxième la mise en avant du récit pour toucher un plus large public et la troisième un nécessaire travail de mémoire. Nous publierons des critiques des films les plus marquants mais on trouvera ici un tour d’horizon général du festival.

Sortir du naturalisme
Face aux problèmes que rencontrent les Africains de par le monde, le réel ne peut, comme le disait Gaston Kaboré, qu’être « le corps et le cœur des films ». La veine réaliste a irrigué historiquement les films d’Afrique au sens d’un miroir social jusqu’à ce que le romanesque soit convoqué pour expliquer les comportements. Le naturalisme – approche déterministe où les comportements sont le produit des conditions historiques ou sociales – a dès lors pris le dessus tandis que les meilleurs films élargissaient la vision avec la poésie (cf. [article n°7304]). C’est dans cette tension que l’on cherche aujourd’hui à dépasser la physiologie du réel pour non plus le refléter mais l’appréhender avec une distance qui rompe avec le didactisme. Cette prise de distance est aujourd’hui d’autant plus revendiquée que les films s’intéressent de près aux réalités sociales. On sort ainsi du « film de banlieue » (érigé comme genre) mais aussi du « film sur les réfugiés » pour introduire décalage et humour dans une façon originale et personnelle d’aborder ces sujets.
Son style mosaïque et des dialogues incisifs permettent ainsi à Rachid Djaïdani d’aborder avec légèreté et poésie la question du vivre ensemble interculturel dans Tour de France, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. La présence en rôle-titre de Gérard Depardieu (que Djaïdani appelle volontiers Tonton pour le remercier de lui permettre de vivre enfin de son cinéma) confère au film une assise que le réalisateur utilise pour oser en tous sens. Alors que Rengaine (également sélectionné par la Quinzaine en 2012) se situait dans l’entre-soi (Dorcy, jeune Noir chrétien, et Sabrina, jeune Maghrébine, veulent se marier contra la volonté du grand frère Slimane), Tour de France orchestre l’improbable voyage de port en port d’un maçon bien franchouillard mais peintre à ses heures et d’un rappeur qui doit s’éloigner de Paris où sa vie est en danger. Le passionnant débat autour du film qui eut lieu au festival Visions sociales que la CCAS organise chaque année à La Napoule en marge de Cannes (1) réjouit Rachid Djaïdani qui vit que le film pouvait mobiliser et concerner un public très divers. La confrontation des deux personnages est en effet riche en péripéties et en enseignements sur les clichés qui pourrissent la relation entre les strates populaires et immigrées de la population. Si le film est faible dès qu’il se fait didactique, s’éloignant de sa verve et de son humour, ce n’est heureusement qu’en de rares moments, si bien que sa vision est un vrai plaisir.

De même, Swagger d’Olivier Babinet, présenté à la sélection ACID (Agence du cinéma indépendant pour sa diffusion), est très inattendu par sa grammaire multiple : ce portrait documentaire d’une série d’adolescents joue la carte du décalage sans pour autant se départir de son ancrage dans le réel. Il égrène les thèmes (exclusion, racisme, religion, amour, jalousie, école, avenir, etc.) sans vraiment les approfondir. Et l’on se demande parfois si les ados ne sont pas choisis pour leur capacité à faire rire. Il n’y a pourtant ni mépris ni misérabilisme dans ce film issu d’un atelier avec les jeunes sur la durée, Babinet intervenant régulièrement au collège Debussy d’Aulnay. La volonté de Babinet était de faire un film où on ne s’ennuie pas et où le rire sur soi est présent. C’est réussi : de véritables personnages hauts en couleurs se construisent à l’écran malgré la fragmentation générale d’un montage en tresses, aussi présente ici que dans le film de Djaïdani.

Un autre film de la sélection ACID cherche lui aussi à prendre distance avec le naturalisme pour parler des migrants. Dans Isola, Fabianny Deschamps suit les pas de Daï, une jeune Chinoise qui attend sur une île qui pourrait être Lampedusa que son mari la rejoigne. Enceinte, elle s’est installée dans une carrière de calcaire et y a construit en solitaire un univers entièrement rêvé, survivant grâce à l’argent glané en se prostituant pour 20 €. Personnage fragile et subtil, elle est la fois singulière et universelle, non plus le témoignage habituel du migrant ou du réfugié mais une boule de sensibilité. Si bien que l’on ne regarde plus comme avant les images d’arrivées de migrants sortant des bateaux qui les recueillent en mer : soudain incarnées, traversées par la fiction, elles ne sont plus documentaires mais proprement dramatiques et nous atteignent de plein fouet.

Court métrage de 17 minutes sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs, Import d’Ena Sendijarević, cinéaste bosniaque basée à Amsterdam, réussit lui aussi une féconde distance au réel pour mieux le faire sentir. Situé en 1994, il montre comment une jeune famille de réfugiés bosniaques essaye de s’intégrer dans un petit village des Pays-Bas après l’obtention de leur permis de séjour. Entre la maison, le travail et l’école, les situations cocasses se multiplient, que le film aborde en boucles par petites touches discontinues pour avancer vers un dénouement très humain. Cette écriture mosaïque et décalée apporte une légèreté bienvenue qui nous éloigne elle aussi des positions victimaires et des empathies mal placées.
Le parcours étonnant d’une Nord-Coréenne exilée en Chine dans Madame B, histoire d’une Nord-Coréenne de Jero Yun, présenté à la sélection ACID, offre lui aussi une vision très humaine des déplacements entre pays : pour retrouver ses enfants, armée d’un courage et d’une détermination à toute épreuve, cette femme devra faire des milliers de kilomètres et franchir clandestinement des frontières. Le cinéaste l’accompagne dans son parcours, sans jugement sur ses éventuelles ambiguïtés, et nous livre ainsi une rare vision des migrations asiatiques.

Egalement sélectionné par l’ACID, Sac la mort d’Emmanuel Parraud capte une tranche de vie dramatique en milieu créole réunionnais. C’est le portrait de Patrice, un homme pris dans la tourmente de la mort. C’est d’abord son frère à qui un voisin a tranché la tête et qui vient le voir pour s’excuser mais aussi pour l’enjoindre de ne pas le dénoncer. C’est ensuite le couteau remis par sa mère pour la vengeance. Mais c’est aussi et surtout l’ami Alix, un rasta qui l’entraîne chez un guérisseur pour préparer « le sac à mort » qui doit le libérer de la possession lorsqu’on le dispose à un carrefour. Engrenage de peurs et de réactions incontrôlées, le film évolue dans cette ambiance où les croyances côtoient et s’allient à une Histoire de sang remontant à des temps non évoqués mais si présents où la peur et la mort étaient quotidiennes. C’est le même sang que ne cessait d’évoquer Aristide dans ses discours en Haïti. C’est le même sang qu’une famille réunionnaise convoquait en thérapie dans Le Sexe des morts de Tobie Nathan (2004) (cf. [critique n°3045]). Le sang de l’esclavage et de ses séquelles. Les blessures sont encore vives : l’un est un « enfant de la Creuse », un de ces 1600 enfants déportés de 1963 à 1982 de l’île de la Réunion vers les campagnes françaises, sans plus de liens avec leurs parents (cf. le documentaire [Une enfance en exil] de [William Cally] et la fiction [A court d’enfants], de [Marie-Hélène Roux]). Mais les blessures, c’est aussi le voyage de Patrice en France, à qui sa famille reproche de ne pas avoir rapporté d’argent. Tout cela forme un tout qui s’entremêle dans ce personnage sensible et fragile, dont le chaos intérieur est le fruit de ces ballottements. La caméra ne le quitte pas, s’accroche à ses pas, si bien que le film épouse son incertitude et gagne ainsi en véracité mais aussi en pertinence pour comprendre les blessures du monde.

L’écoute et l’incertitude, c’est peut-être ce qui manque à Mimosas de l’Espagnol Oliver Laxe pour convaincre, film pourtant récompensé par le Grand prix du jury de la Semaine de la critique (mais les choix des jurys cannois n’ont cette année fait que surprendre). Cela peut sembler paradoxal, mais c’est justement ce qui fait la différence entre le film de Parraud qui se met à l’écoute d’une croyance en respectant son éventuelle pertinence pour les intéressés et celui de Laxe qui se l’approprie pour ne plus en restituer qu’une affligeante superficialité. Le réalisateur n’hésite pas à décrire son film comme un « western religieux ». Effectivement, les paysages minéraux de l’Atlas marocain sont fabuleux et ces quelques caravaniers bravant les éléments pour porter le corps d’un Cheikh vers sa dernière destination sont présentés comme des héros moraux face à l’adversité. Ange gardien faillible qui croit un peu trop aux miracles, Shakib, leur accompagnateur autoproclamé, se donne pour mission de les aider… Le programme du film est d’évoquer la foi, jusque dans les images de ces taxis qui foncent dans le désert. La Vérité, il faut la chercher au-delà de la Chine s’il le faut. Cette référence au hadith du Prophète est citée dans le film mais qu’en fait-il vraiment ? A chacun de sentir si la spiritualité développée ici, certainement sincère dans son intention, éveille en lui une prise sur le temps présent. Personnellement, je cherche encore…
Oliver Laxe cite un aphorisme de Coiran : « entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards ». Etre clair n’est pas une obligation : tout geste artistique a une part d’ombre laissée à celui qui le regarde et c’est dans ces vides, ces manques, qu’il peut connecter son ressenti et son vécu. C’est quand il y a cette liberté d’entrer dans le film, de l’interpréter et reconstruire à sa manière, qu’il y a émotion. C’est finalement assez personnel et du domaine de la liberté. Un film comme I tempi felici verranno presto (Les jours heureux sont à venir) d’Alessandro Comosin, également présenté à la Semaine de la critique, n’était pas plus clair que Mimosas. Les délicates évocations imaginaires de Comosin et les performances esthétiques de Laxe n’ont pourtant rien en commun. Chez Comosin, la croyance (en une légende, référence à l’Histoire et au loup) est également au centre du film mais il n’en fait pas une mythologie. Point besoin d’emprunter des textes sacrés comme chez Laxe ou d’infiltrer des plans de bêtes humaines comme dans Wolf and Sheep de Shahrbanoo Sadat, primé à la Quinzaine des réalisateurs, pour convoquer les dieux. Issu d’une résidence à la Cinéfondation, Wolf and Sheep met en scène des enfants bergers au fin fond des montagnes afghanes : cet accompagnement scénaristique débouche sur un tel volontarisme dans le scénario que tout paraît faux. L’anecdote supplante le réel et ces figures ne représentent plus que ce qu’on a voulu y mettre. Oui, bien sûr, la réalisatrice est afghane et sait mieux que moi ce qui est juste, mais ce que je peux dire est que rien ne ressort de tout ça en termes de figures à même de nous mobiliser.
Face au programme obligé des coproductions qui tendent à formater les films pour un public international, la sortie du naturalisme devient aujourd’hui un enjeu de taille pour se dégager de la commande et emmener le public sur des chemins inattendus. Les deux pêcheurs de Los Pasos del agua du Colombien César Augusto Acevedo, court métrage de 12 minutes présenté à la Semaine de la critique, découvrent un cadavre dans leur filet et veulent lui donner une digne sépulture. Le simple fait que, édifiant clin d’œil, ce gisant les regarde creuser et déambule dans la forêt élève cette réflexion sur la mort au niveau d’une spiritualité ancrée dans une culture que l’on devine en phase avec la nature filmée avec une extrême empathie.

Il n’y a là ni effet ni superficialité, de même que la femme qui disparaît dans Kindil el Bahr (La Méduse) de l’Algérien Damien Ounouri (Quinzaine des réalisateurs) peut devenir un monstre marin sans que cela paraisse artificiel, même s’il convoque ainsi le film de genre, passant en cours de film du réalisme au fantastique. Ce moyen métrage magnifiquement filmé et monté de 40 minutes, qui puise dans la tradition des ogresses, renvoie à l’état du monde, à l’obscénité du harcèlement des femmes qui osent affirmer leurs envies, à leur mise à l’écart dès qu’elles commencent à réagir.

On retrouve ce souci du décalage dans au moins trois des quatre courts métrages d’une quinzaine de minutes produits dans le cadre de la Factory de la Quinzaine des réalisateurs – un programme qui permet chaque année à de jeunes cinéastes internationaux de se rencontrer et de créer ensemble. Chaque duo comprend un réalisateur d’un pays mis en avant, cette année l’Afrique du Sud avec des films produits par Jeremy Nathan et tous dédiés à Philip Brooks (1953-2003) « qui nous a appris à rêver que rien n’est impossible, et à élargir nos horizons ».
C’est ainsi que The Beast de Samantha Nell (Afrique du Sud) & Michael Wahrman (Brésil) joue le décalage en se situant dans la reconstitution d’un village zoulou traditionnel à destination des touristes : Shaka (référence à Shaka Zulu qui fut un des grands empereurs zoulous au début du 19ème siècle) est frustré d’être dans le folklore plutôt que de pouvoir jouer Shakespeare. Le film manie avec bonheur l’humour et la mise en abyme pour faire de cette plongée dans le stéréotype un plaidoyer pour la reconnaissance.

Dans le beau Paraya de Sheetal Magan (Afrique du Sud) & Martín Morgenfeld (Argentine), une femme cherche à retrouver le père de son enfant. Le décalage est ici dans l’utilisation du mystère et du fantastique de la ville et des bas-fonds pour marquer l’enjeu du passage d’une vie à une autre.

On retrouve plus explicitement ce rite de passage dans Lokoza de Zee Ntuli (Afrique du Sud) & Isabelle Mayor (France / Suisse) qui fait référence à Moïse à qui Dieu demande de libérer son peuple. Le jeune Themba voudrait protéger sa meilleure amie Khanya du piège d’une relation amoureuse avec un chauffeur de camion, mais elle y va un peu fort…

Ces trois courts ont la qualité de leur cohérence et de leur ouverture thématique. Gallo Rojo de Zamo Mkhwanazi (Afrique du Sud) & Alejandro Fadel (Argentine) joue par contre un peu trop la carte du fantastique. Cette vision onirique sans dialogues du résultat d’affrontements d’hommes et de coqs dans un hôtel inconnu qui tourne au cauchemar fait d’évidence référence à un passé meurtri mais reste une énigme revendiquée par le réalisateur…
Privilégier le récit
Gabin disait que pour faire un bon film, il faut trois choses : une bonne histoire, une bonne histoire et encore une bonne histoire. Houda Benyamina le cite volontiers : son film Divines a été ovationné à la Quinzaine des réalisateurs et a été couronné par le prestigieux prix de la Caméra d’or qui récompense le meilleur premier long métrage. Il suit effectivement les règles d’un scénario efficace, avec ses montées en adrénaline soutenues par des musiques puissantes, et des personnages forts en qui s’identifier. « Je revendique un cinéma populaire », dit-elle encore. Le mot est lâché : pour toucher un large public, il faut une bonne histoire. L’enjeu sera dès lors de développer l’épaisseur des personnages et de trouver les acteurs capables de les porter. Dounia (Oulaya Amamra) est une fille hors-norme, sans concessions. Elle fonce, prends tous les risques et emmène avec elle Maïmouna (Deborah Lukumuena) dans une dérive sans lendemain, sous l’influence de la dealeuse Rebecca (Jisca Kalvanda).
Houda Benyamina est loin ici de la poésie qu’elle avait développée dans son moyen métrage très prometteur Sur la route du paradis, si bien que son premier long métrage déçoit. Emportée par son désir d’argent facile, Dounia est fragilisée par sa fascination pour le beau danseur Djigui qui lui propose un chemin plus spirituel. Ce scénario bien ficelé, certes riche de belles choses dans sa première partie avant que les choses ne s’emballent, prend malheureusement si peu de liberté avec son intention que l’émotion reste à la porte. Il ne peut échapper à son message. Ces personnages de femmes déterminées auraient pu faire mouche s’ils n’étaient engoncés dans ce projet.
En recevant son prix à la cérémonie de clôture, Houda Benyamina s’est écriée : « On est là quoi, on est là ! » Effectivement, la reconnaissance suprême de la Caméra d’or pour un premier film n’est pas rien pour un film issu d’une équipe ancrée dans la diversité et se situant en « banlieue ». Il y a derrière ce cri de joie la revendication d’une visibilité mais aussi d’une identité et/ou d’un territoire qui constituent à la fois le terreau et l’ambiguïté des films réalisés dans les quartiers marginalisés des grandes villes françaises. Humaniser pour détourner les clichés et les stigmatisations en sera le programme, sachant que toute incursion dans la fiction convoque un imaginaire construit dans un regard où seront en question la dignité des personnes et la perception de leurs aspirations, mais aussi la déconstruction des fantasmes médiatiques. Ce n’est pas le réel qui est en cause mais la prise de parole et il n’est pas étonnant qu’après Fatima de Philippe Faucon en 2015, ce soit Divines qui marque la Croisette en 2016, les deux films accentuant sans pancartes à travers des personnages de femmes fortes un discours personnel aux prolongements largement politiques, ouvrant à un énoncé collectif. Les maladresses de Divines sont dès lors à situer dans cette volonté d’énonciation.

Ce pourrait être aussi le problème de Chouf de Karim Dridi, présenté en séance spéciale hors compétition, qui clôt sa trilogie marseillaise après Bye Bye et Khomsa. Mais Dridi est trop expérimenté pour tomber dans le panneau. Si Chouf joue lui aussi la carte grand public avec un thriller campé dans le milieu des dealers des Quartiers Nord, le jeu de contradictions dans lequel il place son personnage principal conduit à une féconde réflexion. Sofiane est un étudiant bien dans sa peau qui rend visite à sa famille mais son frère dealer se fait flinguer : il va pénétrer le milieu pour préparer une vengeance qui prendra des chemins de traverse. Son personnage ne suit aucun programme si bien que le film reste inattendu jusqu’au bout, se démarquant des passages obligés du genre, et ouvrant à une perception subtile de l’aporie à l’œuvre dans les quartiers comme au sein des individus.

Présenté en ouverture de la sélection officielle Un certain regard, Clash (Eshtebak) de Mohamed Diab joue la carte du réalisme mais dans un choix si radical de mise en scène qu’il ramène la confrontation politique qui agite l’Egypte post-révolutionnaire à l’espace réduit d’un fourgon de police où sont confinés les manifestants des deux bords. Cette dramatisation fonctionne à plein pour évoquer les différentes dimensions de cet antagonisme mais aussi et surtout pour donner force à la volonté humaniste du film (cf. [critique n°13622]).

Car l’enjeu est bien là : élever la réalité pour la rendre signifiante au plus grand nombre. Cela ne peut passer par un étalage de grands sentiments : la première projection dans la compétition officielle de The Last Face de Sean Penn fut émaillée de rires dans la salle tant l’indigence des dialogues, l’inanité du projet du film qui plaque les contradictions d’une histoire d’amour sur celles de l’action humanitaire, la laideur de la mise en scène et le flot de bonnes intentions ne pouvaient que soulever le mépris. Ridicule, obscène, indécent, raté : les critiques s’en sont donnés à cœur joie mais comment faire autrement lorsque le film démarre par cette phrase placée en insert sur la carte de l’Afrique : « La violence de la guerre n’est comparable qu’à la brutalité des rapports entre un homme et une femme qui s’aiment d’un amour impossible » ?

C’est le mystère du tricotage cannois : aligner pour tenir sa place de premier festival mondial le pire et le meilleur pour contenter à la fois l’industrie et les défenseurs du cinéma indépendant, le public et la critique, le tout dans les paillettes et les sunlights, la magie du cinéma.
En compétition officielle lui aussi, mais dans les courts métrages, La laine sur le dos du Tunisien Lotfi Achour jouait lui avec bonheur sur une corde inverse : l’épure, la simplicité du récit, l’ancrage dans le réel sans pathos, la confiance dans l’intelligence du spectateur, l’inscription dans les rapports de force de la société dont il est issu et ainsi la pertinence de son propos. Déjà, Lotfi Achour avait marqué avec Père, multiprimé et apprécié dans les festivals. Il revient ici avec une histoire futée elle aussi, dont les rebondissements seront riches d’enseignements.
Tramontane, de Vatche Boulghourjian, premier film libanais à être sélectionné à la Semaine de la critique, suit un jeune chanteur aveugle à qui l’on a dissimulé sa véritable identité, si bien qu’il ne peut obtenir le passeport nécessaire à une tournée en Europe. La réussite du film n’est pas tant dans sa capacité à évoquer de dynamique façon les blocages de la mémoire de l’Histoire du pays que dans la musique et les paysages que le réalisateur met volontiers en avant, introduisant une sensibilité esthétique qui renforce singulièrement le propos et conférant au film une grande cohérence.

Nécessité de la mémoire
Cette mémoire de son Histoire, surtout quand elle est traumatique et donc bloquante et déniée, est un enjeu de taille pour l’avenir d’un pays. Tous deux présentés en séance spéciale de la sélection officielle et tous deux remarquables, Hissein Habré, une tragédie tchadienne de Mahamat-Saleh Haroun (cf. [critique n°13638])et Wrong Elements de Jonathan Littell (cf. [critique n°13627]) sont deux témoignages essentiels à cet égard. Tous deux mettent en lumière des drames trop méconnus et les abordent non frontalement mais d’habile façon : la réinsertion des enfants soldats ougandais dans Wrong Elements et le combat pour la justice et contre l’impunité dans le cas de Hissein Habré. Plutôt qu’un rapport direct avec les protagonistes qui induirait pour le spectateur une relation frontale, ils mettent en scène des passeurs : d’anciennes recrues de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) chez Littell, le président de l’Association des victimes du régime d’Hissein Habré chez Haroun. Certes, Haroun et Littell filment parfois aussi les victimes de façon frontale lorsqu’un témoignage doit être souligné, mais le relais des passeurs permet d’éviter le pathos et d’élargir la vision. Sont dès lors convoqués non directement la cruauté des faits qui appelleraient vengeance mais le combat à mener pour la mémoire et la justice, une lutte qui dépasse le cadre géographique et s’applique à l’universel. Si bien que le film de Littell conduit vers la demande de pardon pour pouvoir se réinsérer dans la société tandis que celui d’Haroun mène au procès d’Hissein Habré à Dakar, première fois qu’un ancien chef d’Etat est traduit devant une juridiction en Afrique.


C’est ainsi un récit qui se met en place dans ces films, qui leur permet de mobiliser le spectateur et de mettre l’accent sur ce qui est primordial. Cette mise en perspective, un court métrage brésilien de la Quinzaine des Réalisateurs la tentait en alternant images d’archives et exploration de la maison pleine d’objets de souvenirs de la personne qui les a vécues : Abigail, d’Isabel Penoni et Valentina Homem. Tandis que la vieille dame procède à un rituel de candomblé afro-brésilien, les images montrent les contacts entre Amérindiens et ethnologues. Un pont est ainsi établi entre deux cultures qui se répondent davantage qu’on ne le croit souvent et qui partagent les mêmes relégations.

ABIGAIL from Valentina Homem on Vimeo.

La mémoire, l’Afrique du Sud n’a pas fini d’y faire appel pour lutter contre l’oubli qui faciliterait un bégaiement de l’Histoire. Kalushi, de Mandla Dube, présenté au marché du film, retrace la vie de Solomon Mahlangu, un jeune de 19 ans qui rejoint les rangs de la résistance armée à l’apartheid mais sera vite arrêté, jugé et pendu en 1979. Comme Khalo Matabane l’avait fait dans sa série When we were black, Dube sature les couleurs pour que l’ensemble du film soit dans des tons pastel évoquant le passé. Kalushi démarre là où la série de Matabane se terminait, les tragiques émeutes de Soweto en 1976, lorsque le régime avait imposé l’enseignement en afrikaans dans les écoles. Il a fallu neuf ans à Dube pour boucler son film. Les faits d’armes de Mahlangu ne sont pas glorieux : c’est durant son procès qu’il s’impose comme un héros par sa confiance tranquille dans l’issue de la lutte. Mais là où Matabane ménageait une incertitude dans les relations des individus à la politique, Dube fait de Kalushi un biopic cherchant à édifier.

Ce n’est pas du tout le cas de Loving, cinquième long métrage de Jeff Nichols, présenté en compétition officielle, et ce n’est pas là sa moindre qualité. Il retrace l’histoire du couple mixte Mildred et Richard Loving, brutalement interdit de vie commune par l’Etat de Virginie, et qui fut à l’origine de l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis Loving v. Virginia rendu le 12 juin 1967 qui déclare, à l’unanimité des neuf juges, anticonstitutionnelle toute loi apportant des restrictions au droit au mariage en se fondant sur la race des époux. Le film est époustouflant de finesse et d’intelligence dans son traitement : épure, ellipses, absence de pathos, dynamisme de la mise en scène, sensibilité pour les paysages du Sud américain, simplicité des personnages, délicatesse de leurs rapports. A l’inverse d’un film taiseux aux héros si sûrs d’eux, Loving sait au contraire faire percevoir en marquant les silences et en se rapprochant des visages les effets du racisme sur un couple ordinaire dont le seul crime était de s’aimer sans avoir la même couleur de peau et de vouloir faire des enfants. Les Loving sont des militants malgré eux, et ne se présenteront pas à la Cour suprême car cela les dépasse. Jeff Nichols expédie ce procès en quelques références alors qu’il met longuement en scène le premier procès où le couple plaide coupable pour éviter la prison. En respectant ainsi le fait que cette mémorable affaire était une affaire privée de gens simples qui ne cherchaient pas à être exemplaires, Nichols tourne le dos au système des acmés hollywoodiens idéalisés pour se rapprocher du véritable enjeu de la mémoire : sentir la force de la résistance au quotidien.

1. cf. [le site de Visions sociales]).///Article N° : 13633

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Les images de l'article
L'entrée de la salle Debussy au Palais des festivals.
Foule pour la montée des marches.
Tandis que le tapis des marches est renouvelé, une équipe de tournage au travail.
Rachid Djaïdani et Gérard Depardieu
La montée des marches
L'Afrique du Sud s'affiche en grand au marché du film.
Vendeurs africains en marge du village international.
Dans le Grand théâtre Lumière déjà plein avant la séance de 8 h 30 le matin.
Le Palais des festivals vu de côté.
La Croisette by night
Le cinéma de la plage.
Table-ronde au Pavillon des cinémas du monde.
Présentation de Tour de France de Rachid Djaïdani à la Quinzaine des Réalisateurs © toutes photos de Cannes : Olivier Barlet
Le cinéma de la plage
Débat après Tour de France : Edouard Weintrop, délégué général de la Quinzaine des réalisateurs, Rachid Djaïdani, Gérard Depardieu et le rappeur Far'Hook.
Parking de motos sur la Croisette.
Les limousines en attente.
Queue de journalistes pour entrer voir le film de Xavier Dolan : c'est déjà plein, ils n'entreront pas.
Devant le Palais.
Les tentes du village international devant le Palais.
Présentation de Mimosas au Miramar (Semaine de la critique)
Les entrées du Palais.
Sur la plage...
Tour de France, de Rachid Djaïdani © Mars Films
Tour de France, de Rachid Djaïdani © Mars Films
Tour de France, de Rachid Djaïdani © Mars Films
Tour de France, de Rachid Djaïdani © Mars Films
Tour de France, de Rachid Djaïdani © Mars Films
Swagger, d'Olivier Babinet © Kidam / Faro
Swagger, d'Olivier Babinet © Kidam / Faro
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Isola, de Fabianny Deschamps © Paraiso Production Diffusion
Isola, de Fabianny Deschamps © Paraiso Production Diffusion
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Isola, de Fabianny Deschamps © Paraiso Production Diffusion
Isola, de Fabianny Deschamps © Paraiso Production Diffusion
Isola, de Fabianny Deschamps © Paraiso Production Diffusion
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Sac la mort, d'Emmanuel Parraud © A vif cinémas
Tramontane, de Vatche Boulghourjian © DR
Sac la mort, d'Emmanuel Parraud © A vif cinémas
Sac la mort, d'Emmanuel Parraud © A vif cinémas
Mimosas, d'Oliver Laxe © DR
Mimosas, d'Oliver Laxe © DR
Mimosas, d'Oliver Laxe © DR
Mimosas, d'Oliver Laxe © DR
Mimosas, d'Oliver Laxe © DR
Tramontane, de Vatche Boulghourjian © DR





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