Quelle place donnera cette année le plus renommé des festivals du monde aux problématiques africaines et interculturelles ? Tour d’horizon à partir de ce qui a été révélé des différentes sélections.
« Tout autour le monde et nous au milieu, aveugles. » C’est le résumé de Happy End, le nouveau film de l’Autrichien Michael Haneke qui a déjà reçu deux palmes d’or à Cannes avec Le Ruban blanc et Amour ? Cet instantané d’une famille bourgeoise européenne sur fond de crise des migrants n’étonne pas de la part d’un réalisateur qui en octobre avait participé, avec 5 500 autres professionnels du cinéma à un rappel de l’Europe « à ses devoirs » en matière d’accueil des réfugiés, dans le cadre de la pétition For a 1000 lives : be human (pour des milliers de vies : soyez humains !). Effectivement tourné là où la problématique migratoire est aiguë : Calais (en plus de Dunkerque et Douai), le film porte « comme toujours chez Haneke sur la famille avec des personnages excessifs », signale Isabelle Huppert qui y côtoie Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Toby Jones, Franz Rogowski, Loubna Abidar, etc. Il sortira le 18 octobre en France.
A première vue, c’est le seul film de la compétition officielle qui aborde les problématiques africaines ou interculturelles. Par contre, la sélection Un certain regard qui la complète sans compétition autre qu’un prix isolé propose elle aussi un film sur les réfugiés : Sea Sorrow. La célèbre actrice Vanessa Redgrave, aujourd’hui âgée de 79 ans, passe pour la première fois derrière la caméra pour sensibiliser l’opinion. Avec Emma Thompson et Ralph Fiennes, elle raconte la vie de réfugiés fuyant les conflits qui ont déchiré l’Europe au siècle dernier. Vanessa Redgrave dut elle-même fuir Londres bombardée durant la guerre et accueillit des réfugiés hongrois qui fuyaient la répression soviétique en 1956. Pour tourner son film, elle est allée en France, en Grèce, en Italie et au Liban – un film qu’elle a voulu faire après la publication en 2015 de la photo d’Aylan, le petit garçon syrien noyé et échoué sur une plage turque. « Ce que j’espère accomplir avec ce film, c’est d’aider les gens à garder leur humanité lorsqu’ils aident eux-mêmes », déclare-t-elle.
Un des grands films sur les réfugiés reste Fuocoammare, par-delà Lampedusa, de Giafranco Rosi (2016) que la CCAS montre dans sa sélection Visions sociales présentée chaque année au château de mineurs de La Napoule.
Mais les drames de la migration ne résument pas la place de l’Afrique dans le monde. Un certain regard ouvre heureusement cette année sa sélection à deux films en provenance du Maghreb. La Tunisienne Kaouther Ben Hania qui a obtenu le Tanit d’or aux Journées cinématographiques de Carthage de 2016 pour son documentaire Zaineb n’aime pas la neige et était déjà à Cannes à la sélection ACID avec son précédent, Le Challat de Tunis, propose La Belle et la meute (Aala kaf ifrit), où Mariam rencontre Youssef à une fête étudiante mais erre plus tard dans la rue en état de choc. Le film retrace une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et sa dignité. « Comment peut-on obtenir justice quand celle-ci se trouve du côté des bourreaux ? » demande le film.
Quant à l’Algérien Karim Moussaoui, c’est également son premier long métrage de fiction qui se trouve en sélection officielle : En attendant les hirondelles, projet qui faisait partie des six choisis par la Cinéfondation du Festival de Cannes en 2015. Son moyen métrage Les Jours d’avant avait marqué en 2013, projeté et primé dans une multitude de festivals (cf. article n°12051). Il alliait deux subjectivités en suivant d’abord le point de vue de Jaber puis celui de Yamina sur les mêmes moments de leur rencontre. En attendant les hirondelles mêle lui aussi trois vies, trois histoires mêlant le passé et le présent de l’Algérie, mais aussi les facettes du pays, ses régions, ses classes sociales. Le film est ainsi intégralement tourné dans les différentes versions de l’arabe dialectal. De même, le style de Karim Moussaoui tranche avec les actuelles tendances de la caméra épaule et du gros plan : les personnages sont cadrés dans leur environnement, ce qui laisse au spectateur la liberté d’envisager la multiplicité des dimensions. Cela rappelle la démarche d’un Souleymane Cissé et de toute une génération historique de cinéastes africains. Il s’agit ici d’un cinéma réalisé en concertation entre membres d’une jeune génération qui cherche à construire un regard mais aussi une compétence cinématographique par la formation des techniciens.
On note également un premier long métrage zambien à la Quinzaine des réalisateurs : I am not a witch de Rungano Nyoni, née à Lusaka et qui a grandi au Pays de Galles dès ses dix ans. Entre autres courts métrages, elle a coécrit The Mass of Men (2012), qui a remporté un Léopard d’Or au festival de Locarno. Son dernier film, Listen, avait été présenté à la Quinzaine en 2014 dans le programme Nordic Factory. I Am Not a Witch est le fruit de sa résidence d’écriture à la Cinéfondation du Festival de Cannes en 2013. Le film relate l’histoire de Shula, une fillette de 9 ans qui après un incident banal survenu dans son village, est accusée de sorcellerie. Après un rapide procès, elle est reconnue coupable et exilée au milieu d’un désert, enfermée dans un camp de sorcières.
La Quinzaine présente également La Bouche, un court métrage musical de Camilo Restrepo, un Colombien installé à Paris depuis 1999. Il est interprété par le maître percussionniste guinéen Mohamed Bangoura, « Diable Rouge », et librement inspiré de sa propre histoire : un homme apprend la mort brutale de sa fille, assassinée par son mari. Temps suspendu pendant lequel oscillent besoin d’apaisement et désir de vengeance…
La Semaine de la critique présente deux films situés en Afrique. Le deuxième long métrage du Brésilien Fellipe Gamarano Barbosa, Gabriel e a montanha pose la question des certitudes occidentales. Avant d’intégrer une prestigieuse université américaine, Gabriel décide de partir un an faire le tour du monde. Après dix mois de voyage et d’immersion au cœur de nombreux pays, son idéalisme en bandoulière, il rejoint le Kenya, bien décidé à découvrir le continent africain. Jusqu’à gravir le Mont Mulanje au Malawi, sa dernière destination. Il pense pouvoir changer le monde grâce à son engagement et son altruisme. Malgré la magie des paysages spectaculaires et des rencontres empreintes de générosité et d’humanité, Gabriel est aveuglé par le mythe de la pureté des origines, ses certitudes d’homme de la civilisation…
Quant à Makala, le deuxième long métrage documentaire du Français Emmanuel Gras, remarqué avec Bovines, il est un regard sur la détermination humaine qui relativise toute plainte et toute supériorité. Il se situe au Congo, et suit les déboires d’un jeune villageois qui espère offrir un avenir meilleur à sa famille par son travail, n’ayant comme seules ressources que ses bras, la brousse environnante et une volonté tenace.
Cannes classics a l’habitude de montrer des films restaurés. On y trouve cette année Soleil O de Med Hondo qui avait été sélectionné par la Semaine de la Critique en 1970, restauré par la Cineteca di Bologna sur un financement de The George Lucas Family Foundation et The Film Foundation’s World Cinema Project. La restauration numérique de Babatu, les trois conseils de Jean Rouch (en compétition en 1976) a elle été initiée par la Fondation Jean Rouch, Inoussa Ousseini, le Comité du film ethnographique et le CNC.
Autre événement du festival de Cannes, la sélection Cannes Ecrans Junior qui cette année montre Ali, la chèvre et Ibrahim, une comédie de l’Egyptien Sherif El Bendary qui sort le 7 juin sur les écrans français. Ali, qui voue un amour inconditionnel à Nada, sa chèvre, rencontre Ibrahim, un ingénieur du son qui souffre d’acouphènes. Les deux compères entreprennent un voyage thérapeutique qui les conduira d’Alexandrie au Sinaï et qui bouleversera leur vie. Cannes Ecrans Junior montre aussi le remarquable Wallay du Suisse vivant au Burkina Faso Berni Goldblat, découvert au Fespaco, qui lui aussi est loin d’être un film seulement destiné aux enfants mais qui met en scène un ado parisien renvoyé au pays par son père mécontent de son comportement pour que son oncle le remette dans le droit chemin (cf. article n°14012).