Après une annulation et un report, le festival de Cannes est de nouveau là. Nous nous attacherons comme d’habitude à déceler les présences africaines dans le foisonnement cette 75ème édition qui comporte un total de 114 longs métrages (22 en Compétition, 20 à Un certain regard, 10 Hors compétition, 10 en Séances spéciales, 8 à Cannes 1ère, auxquels s’ajoutent 24 films à la Quinzaine des réalisateurs, 11 à la Semaine de la Critique et 9 à l’ACID) et à relever comment les films et les rencontres professionnelles soulèvent les problématiques de l’heure.
Inquiétude pour les salles de cinéma
La 75ème édition du festival de Cannes s’est ouverte sur une pléiade d’articles dans la presse française et étrangère sur la baisse de rentabilité des salles de cinéma. La diminution de la fréquentation qui semble se maintenir dans les salles françaises (- 34 % par rapport aux 213 millions de spectateurs de 2019 sur 6190 écrans) serait due aux changements de comportement durant la crise de la covid-19 (300 jours de fermeture des salles et de nombreuses contraintes du 17 mars 2020 au 14 mars 2022) qui ont confirmé la concurrence des plateformes de VOD et des séries. Une récente étude de l’IFOP[1] a ainsi révélé qu’en France, 29 % des 2000 personnes de plus de 15 ans interrogées début avril 2022 qui sont abonnées aux plateformes déclarent aller moins souvent au cinéma et 12 % ne plus y aller du tout. Elles sont 32 % à avoir contracté leur abonnement durant la pandémie. On serait bien sûr aussi en droit de se demander, au regard du faible nombre de films « à succès » si le public trouve dans les salles les films qu’il a envie de voir. Si les jeunes continuent de plébisciter les blockbusters dans leur sortie cinéma tout en affectionnant davantage les séries que les films sur les plateformes, la génération des cinéphiles se fait plus rare dans les salles. Ils vieillissent et le cinéma d’art et d’essai s’en trouve menacé. En outre, les grands films d’auteur sur les plateformes ne représentent que 10 % des visionnements. 62 % des Français sont abonnés à au moins une plateforme, avec une sur-représentation chez les 15-49 ans. Netflix représente 45 % des abonnements des personnes interrogées (dont 58 % de 25-49 ans), Amazon Prime Vidéo 28 % et Disney+ 19 %, sachant que le multi-abonnement est fréquent.
Pourtant, la salle de cinéma résiste : il s’en construit un peu partout dans le monde. Par ailleurs, les plateformes financent largement le cinéma. Elles en ont besoin pour la diversification de leur offre et leur notoriété. Et comme elles se font une concurrence acharnée, elles ont tendance à soutenir des auteurs qui leur assureront l’aura nécessaire. Mais ils sont portion congrue face aux séries bien souvent débilitantes et répétitives qu’elles produisent à tour de bras, consommées en addiction par leurs millions d’abonnés (221 mondialement pour Netflix, 175 pour Amazon Prime, 120 pour Disney+, etc.). Mais le public croulant sous le nombre, l’overdose guette et les choses pourraient bien changer d’ici quelques années.
De fait, le cinéma a besoin de créativité pour se renouveler et être en prise sur son temps. C’est là qu’un festival comme Cannes, deuxième événement le plus médiatisé au monde après les jeux Olympiques, joue un rôle essentiel d’émulation et de visibilité, qui avait été mis à mal avec l’annulation en 2020 et le déplacement en juillet en 2021 à mi-régime. Le débat sur la question d’y accueillir des films de plateformes (qui sont souvent pensés par leurs auteurs pour le grand écran) y a fait rage et n’est pas terminé. Sous la pression des exploitants et des producteurs au sein de son conseil d’administration, il maintient encore (après le tollé déclenché par l’entrée en compétition en 2017 d’une production Netflix : Okja du Sud-Coréen Bong Joon Ho), contrairement à nombre d’autres festivals internationaux, l’exclusion de sa sélection des films qui n’ont pas de sortie salle en vue, mais pour combien de temps encore ? Quant à Netflix, sa direction a signé un accord de financement du cinéma en France garantissant un minimum de 30 millions d’euros sur une dizaine de projets (séries comprises, ce qui ne représente que 4 % de son chiffre d’affaires en France avec 10 millions d’abonnés), afin de profiter d’une chronologie des médias plus favorable : 15 mois après la sortie en salles, qu’elle espère ramener à 12 mois aussi vite que possible, alors qu’elle est de 17 mois pour les autres plateformes, sachant que Canal+ dispose de seulement 6 mois d’attente pour encourager la poursuite de son financement important et historique du cinéma français.
C’est donc dans cette tension proprement économique que s’est déroulé le festival, alors qu’il s’agit encore et toujours de conforter un cinéma qui se pense pour partager avec le spectateur une réflexion et une émotion sur l’état du monde et des rapports entre tous, donc un cinéma qui s’affirme comme un art éventuellement troublant et dérangeant tout en respectant son public. Cette année encore, le festival de Cannes a défendu dans ses multiples facettes ce cinéma « indépendant » qui donne à penser tout en entretenant les paillettes et sunlights qui soutiennent l’aura du cinéma (la fameuse montée des marches en robes de couturiers et smokings) et en ménageant des ouvertures vers le cinéma de distraction, notamment hollywoodien. L’arrivée à partir du 1er juillet d’Iris Knobloch à la présidence du festival en remplacement de Pierre Lescure est un signe envoyé à la profession : venant de Warner-France, elle aura notamment pour tâche de proposer une solution à la question des plateformes, peut-être en différenciant films sélectionnés et films primés pour reprendre l’idée du président du CNC Dominique Boutonnat.[2]
Démarrage en beauté
Alors que la protocolaire cérémonie d’ouverture offre en général peu d’intérêt, 2022 est à marquer d’une pierre blanche. Bien sûr, l’intervention surprise en vidéo du président ukrainien Volodymyr Zelensky fut d’autant bienvenue qu’il s’agit d’un ancien acteur comique : les 23 épisodes de sa série « Serviteur du peuple » sont à voir sur ArteTV. Entre la réalité et la fiction, il n’y a qu’un pas : il y joue un honnête professeur d’histoire qui devient, contre toute attente, président de l’Ukraine. La réalité de la guerre plongeait soudain dans le Grand théâtre Lumière bourré d’hommes et de femmes en habits de soirée, tandis que Zelensky, en tee-shirt kaki et barbe du combattant, soulignait la force du cinéma pour dénoncer les crimes des dictateurs, s’appuyant sur Le Dictateur de Charlie Chaplin (1940). « C’est du cinéma que dépend notre avenir », a-t-il insisté, faisant écho à la présentatrice Virginie Efira qui avait ouvert la soirée en soulignant : « Est-ce que le cinéma peut changer le monde ? Pas sûr. Mais il peut en bouleverser notre perception. Et par conséquent, le monde en est vraiment changé (…) Les cinéastes libres, c’est ce que célèbre le festival de Cannes. » De son côté, le président du jury longs métrages, l’acteur Vincent Lindon, a fait un long discours engagé : « Pouvons-nous faire autre chose qu’utiliser le cinéma, cette arme d’émotion massive, pour réveiller les consciences et bousculer les indifférences ? »
Les chars russes qui tentent d’envahir l’Ukraine étant marqués d’un « Z » comme signe de reconnaissance, le film d’ouverture de Michel Hazanavicius, Z comme Z, a dû changer de titre et est devenu : Coupez ! – une comédie enjouée sur le tournage catastrophe d’un film de zombies où débarquent… des zombies. Une manière pour le festival de rappeler dans l’humour que dans l’après-pandémie, les films sont des processus collectifs et complexes à réaliser.
L’engagement de Forest Whitaker
Forest Whitaker (dont chacun se souvient de l’interprétation de Charlie Parker dans Bird de Clint Eastwood) a reçu lors de l’inauguration une palme d’or d’honneur, « un artiste au charisme immense et à la présence lumineuse » pour reprendre l’expression du délégué général du festival, Thierry Frémaux. Outre une impressionnante carrière d’acteur, Whitaker a également réalisé des films et en a produit et non des moindres, notamment le premier film de Ryan Coogler, Fruitvale Station. C’est aussi pour son engagement humanitaire que Cannes le célébrait en projetant un documentaire qu’il a produit et où on le voit évoluer : For the Sake of Peace. Whitaker a fondé en 2012 une ONG appelée la Whitaker Peace and Development Initiative (WPDI), une fondation pour aider les populations victimes de conflits qui opère surtout dans différents pays africains, et notamment le Soudan du Sud où se déroule le film réalisé par Christophe Castagne et Thomas Sametin. « Au nom de la paix » dans un pays qui déplore 350 000 victimes et des millions de réfugiés, c’est bien ce que les deux animateurs suivis par la WPDI appliquent sur le terrain : Gatjang est arbitre et formateur de foot dans un camp de réfugiés à Djouba tandis que Nandege essaie de réconcilier deux tribus d’éleveurs qui se disputent les ressources en eau et en pâturage situées dans la vallée qui les sépare. Tous deux ont un passé traumatisant et n’ont maintenant pas la tâche plus facile. Le montage met en parallèle les deux actions jusqu’à presque les confondre au fur et à mesure que grandit le suspense : qui va gagner le tournoi de foot de la « journée de l’unité » et la jeune femme va-t-elle réussir à ce que les chefs de guerre se serrent la main ? Elle précise d’ailleurs que les temps changent pour faire comprendre le fait que ce soit une femme qui soit la principale instigatrice. Une femme vient d’ailleurs lui prêter main forte en insistant combien les femmes qui enfantent savent ce qu’est la douleur et veulent la paix.
Il faut préciser que le vol de bétail, souvent destiné à la dot d’un mariage, se fait depuis bien longtemps en tuant ses propriétaires de la tribu adverse, si bien que l’un des chefs a un millier de victimes à son actif ! La méfiance domine donc les rapports lorsqu’il s’agit de faire venir une délégation sans armes dans un village bourré de guerriers exhibant leurs kalachnikovs. « Si le gouvernement est faible, ça continuera » : le représentant du gouvernement et celui de l’armée sont là pour garantir que la paix permettrait d’améliorer l’état désastreux des routes et de sécuriser la zone en désarmant ceux qui ont conservé les armes des combats. Il faut cependant « prendre le mal à la racine » en jugulant les velléités de violence des enfants confrontés à celle des adultes. Le montage parallèle est là pour appuyer l’idée que les enjeux à l’œuvre chez les éleveurs sont proches des valeurs de sociabilité et de la canalisation des pulsions à travers le sport. Le film étant surtout destiné aux donateurs, la fin est heureuse (« le passé, c’est comme le vomis ; voulez-vous l’avaler à nouveau ? », demande un chef de guerre), de même que le travail de Gatjang porte ses fruits, avec 42 équipes de moins de 15 ans et une vingtaine de joueurs qui pourraient devenir professionnels. Whitaker est là, discret mais suffisamment présent pour garantir le bon emploi des fonds. Un film d’ONG donc, mais marquant car il sait mettre la tension qu’il génère au service d’un récit édifiant, musique et commentaires aidant, tout en étant ancré dans des réalités qui méritent d’être connues.
Et le festival de commencer. A suivre !
[1] « L’AFCAE à l’heure de l’après-pandémie », in : Le Film français, 18 mai 2022, édition cannoise n°1, p. 10.
[2] Il faut tirer parti de la complémentarité des écrans », in : Le Film français, 18 mai 2022, édition cannoise n°1, p. 6.