Carte noire nommée désir, de Rébecca Chaillon au 77e Festival d’Avignon

Une secousse théâtrale pour décoller la pulpe raciste du fond

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« Nous te voulons toi, mais sans toi.

Tu es belle mais trop pour que nous puissions accepter ton arôme.

Ton parfum incommode de force nos nez instruits et fins.

Tu es belle mais trop pour que nous puissions te voir sans cesse.
Tu es belle mais à force tu es laide.
Nous te préférons morcelée et sans essence.

Ton genre envoûte, tu es vorace et il te faut contrôler ta croissance.
Tu parles trop fort, tu embaumes trop nos airs, tu te déploies bien trop.

Nous te couperons ta langue rose et la mettrons sous vide. »

 (Rébecca Chaillon, Boudin biguine best of banana, L’Arche, 2023)

 

 

Carte noire nommée désir qui s’est joué en Avignon pour cette 77e édition du festival « in » de juillet 2023 est un événement. C’est le premier spectacle présenté dans le festival qui ait été mis en scène et écrit par une femme racisée française d’origine caribéenne ! Au delà de la polémique qu’ont suscitée les représentations auprès d’un certain public qui s’est dit choqué et qui en est venu à agresser les comédiennes verbalement et même physiquement, il s’agit avant tout d’un geste artistique engagé dont il convient de comprendre les enjeux esthétiques et politiques.

Ce spectacle est la forme aboutie d’une performance que Rébecca Chaillon a commencé à expérimenter en 2018 avec Aurore Déon dans le petit théâtre de La loge à Paris qui lui proposait une carte blanche. Elle a alors retourné la proposition en Carte noire nommée désir faisant un pied de nez à la célèbre publicité où une femme noire devient le fantasme érotique de la consommation d’une boisson qui se trouve associée à la couleur de la peau d’un être humain.  Puis elle en a tiré une forme performative courte Withwashing qu’elle a présentée dans plusieurs festivals en Europe, notamment à Berlin. Pour cette forme finalisée du spectacle performatif qui a été présentée en Avignon dans la grande salle du Gymnase Aubanel et qui sera également programmée à l’Odéon à la rentrée aux Ateliers Berthier, Rébecca Chaillon a réuni autour d’elle un collectif de sept jeunes femmes noires, une sororité scénique qui l’accompagne et tisse même autour d’elle un vrai rhizome.  Faire groupe est essentiel à l’énergie du spectacle et à son action de résistance, mais aussi à sa force balsamique. Car si la performance vient bousculer le public, elle contribue aussi à redonner de la force à ces artistes racisées qui ont décidé de chevaucher les violences qu’elles subissent en guerrières amazones au lieu de continuer à les subir et à les intérioriser.

Au moment d’entrer dans la salle, la performance a déjà commencé, une voix d’ascenseur invite les spectatrices racisées à s’installer dans les canapés où leur sont servies des boissons. « Le reste du monde » prend place dans les gradins tandis que, dans une ambiance d’hôpital (psychiatrique ?), table blanche, tabouret blanc, chariot de ménage blanc… Rébecca Chaillon, elle aussi de blanc vêtu, aveugle, lèvres et pupille blanches, coiffée d’une charlotte d’aluminium, nettoie frénétiquement le sol blanc, le purifie pour en somme préparer la cage noire du théâtre à l’opération, à l’intervention quasi médicale qui va suivre. Des tâches de café renversé maculent les quatre coins du plateau, mais alors qu’elle essuie et essuie encore… des tasses suspendues depuis le grill gouttent avec persistance.  À cour, une autre femme afférée à un tour de poterie, moule et moule encore des tasses en céramique. Soudain le geste de ménage se détraque, la ménagère aveugle se déshabille, son corps noir apparaît recouvert d’une poussière blanche et voilà qu’elle nettoie avec ses genoux, avec son ventre, ses fesses, sa culotte. Puis elle se sauve, cherche à quitter le plateau à quatre pattes, mais la céramiste se fait infirmière et la rattrape par une jambe pour la ramener au plateau.

Elle l’assoie nue sur un tabouret et commence à la toiletter à son tour. Elle savonne énergiquement son corps, son entre-jambes, ses cuisses, ses bras, puis l’enduit de karité et la natte avec de grandes cordes noires et grises. D’autres jeunes femmes noires complices viennent en renfort depuis les canapés, tandis qu’à jardin, une autre comédienne ceint sa tête de foulards blancs qu’elle entasse et entasse encore, jusqu’à avoir la tête lourde. La voilà soudain torse nu, une autre femme couvre son buste d’un sirop, puis de paillettes : une figure de femme noire improbable à la peau étincelante comme en produisaient les réclames du siècle passé !

Durant de longues minutes Rébecca Chaillon est nattée de grosses et longues tresses tentaculaires, étoilées autour de sa tête comme des racines monumentales. Un moulin à café entre ses cuisses, elle moud le café et répartit la poudre autour d’elle, comme pour suggérer un rituel et s’amuser en même temps à déjouer la séance de nattage, à dénouer aussi désirs et frustrations que recèlent les magazines de beauté des salons de coiffure afro en lisant des annonces de rencontres dont les auteurs sont obnubilés par un rapport sexuel avec une fille noire, ou encore des annonces de filles noires qui veulent hameçonner un riche parti. Chacune des femmes de la sororité vient aussi énoncer dans une tasse-micro son identité et sa situation, ses déboires, ses espoirs…

Rebecca Chaillon crée des images qui déjouent les idées reçues en jouant sur la démesure et l’exacerbation, en jouant aussi avec les mots et les formules toute faites, en s’amusant même à surjouer les chansons populaires et les publicités percluses de clichés. Elle nous entraîne dans un voyage d’épouvante au pays de l’éroticolonie, ce territoire fantasmatique, paradis exotique où le racisme se fait impunément désir, un territoire qui ne s’est pas désintégré à la faveur de la décolonisation historique et dont les fantômes hantent toujours les imaginaires.

Cette javellisation, « oxydentalisation » qui n’en finit pas pour ouvrir le spectacle exprime matériellement ce blanchissement qu’entretient la société, qui contamine les corps et imprime les consciences, jusqu’au blanchiment de la peau et au défrisage, les cheveux crépus changeant de nature ou disparaissant sous des perruques. Et ce geste d’oxydentalisation zombifiante, Rebecca Chaillon le veut réel, elle ne veut pas faire semblant, la javel est vraie et le public doit en percevoir l’odeur.

Le geste artistique de Rebecca Chaillon travaille à un endroit aussi improbable que concret : exacerbation, trop plein, truculence, débordement, excès, démesure… Elle cherche à faire craquer les coutures pour que la chair réelle apparaisse, car le débordement amène à ouvrir les yeux, à dessiller le regard. Elle force le trait, tout en stylisant le geste en lui donnant une dimension plastique. Les tasses blanches qui suintent un liquide noir qui tâche, suspendues comme des installations à la Calder, le geste de façonnage de la potière qui donne forme aux petites boules de terre blanche se transfère de la poterie au corps de Rébecca Chaillon, les corps noirs des autres performeuses sortent de leur gangue à leur tour. Mais elles ne jouent pas, elles ne font pas semblant, pas d’artifice, le geste est vrai et engage les corps.

Rébecca Chaillon crée des images, tant métaphoriques, poétiques que plastiques. Celle d’un corps poulpe géant, un corps de Cybèle tentaculaire, rhizomatique qui évoque la dissémination diasporique, mais aussi la figure même d’un corps ontologique, une Vénus paléolithique, comme remodelée par la potière. Puis elle porte la monumentale tresse faite de toutes les tresses réunies, sur un portant, comme une transfusion, faite de toutes ses racines arrachées, jusqu’à la fin du spectacle.

Ce principe de débordement, de dérapage performatif, prend toute sa mesure avec la scène du banquet gastronomique qui tourne à la pantalonnade ubuesque et grinçante, les plats servis ont tout de la consistance du caca et tous les dialogues ramènent à des jeux de mots sur les excréments jusqu’à ce que toutes les convives se barbouillent frénétiquement le visage et le corps. Et puis il y a le quiz « interville », joute humoristique entre l’équipe ménage et l’équipe cantine qui fait participer le public pour deviner toutes ces images, ces idées reçues, ces comportements de racisme ordinaire qui polluent encore aujourd’hui les relations et entretiennent l’incompréhension.  Tour à tour ludique, festive et décapante, la performance retourne l’imaginaire alimentaire qui, du café au chocolat, colle au corps des femmes et des hommes noirs, tandis qu’une mousse de lait vient envahir le plateau. Mais elle crée aussi des images brutales qui secouent les perceptions et touche au cœur, comme cette femme aux allures de reine masaï qui pond poupées et baigneurs noirs et blancs  et qu’elle porte embrochés sur une lance, les noirs d’un côté les blancs de l’autre, alors que retentit le discours paternaliste d’une femme qui vante les mérites de Fatou, la nounou formidable, vaillante, inépuisable sans qui cette mère ne pourrait pas gérer ses enfants.

La performance orchestrée par Rébecca Chaillon n’est pas un divertissement ni un jeu. Les huit artistes, acrobate, cantatrice, harpiste, céramiste… donnent de leur personne, se surexposent, pour secouer le public et parvenir à décoller la pulpe raciste inconsciente qui pollue encore les fonds imaginaires contemporains les plus ordinaires. Si le public sort secoué par le spectacle, c’est qu’il n’est pas convié à une catharsis, mais bien mis en crise, atteint au corps et au coeur. Le performatif se fait exorcisme, transe.  Il ne s’agit pas de venir consommer ce que l’on imagine de la douleur des femmes noires, il faut qu’il en coûte aux spectateurs et aux spectatrices, que le public éprouve le spectacle au sens fort du terme, autant qu’il en coûte aux performeuses. C’est à ce prix que la performance se fait « uppercut décolonial » et que le KO pourra nettoyer les esprits encombrés de faux semblants et de fantasmes. Il y a une vraie eucharistie dans ce geste salvateur.

La javellisation inaugurale, geste mnésique hérité de l’esclavage et devenu subalternité somatique qui confine au délire psychiatrique, tel un toc colonial persistant, se retourne finalement en décapage des consciences pour les spectateurs et spectatrices non racisés. La séparation du public au début du spectacle de part et d’autre de la scène peut paraître choquante, mais c’est un passage obligé de l’épreuve vers une conscientisation. La question du point de vue est essentielle. Prendre conscience de qui l’on est et de qui regarde est partie prenante de la performance. Au terme de ce voyage déséroticolonial sur les chemins d’une désexotisation qui détoxifie les têtes, Rébecca Chaillon subvertit pour finir l’imaginaire jungle en ramenant la poétique du lyannaj, ce que le philosophe Dénétem Touam Bona appelle « La sagesse des lianes » (Post-éditions, 2021)). Aux Antilles, le lyannaj symbolise ce qui permet de faire corps ensemble et en même temps de résister aux dominants. C’est le geste du tressage des roseaux de cannes à sucre. « Ce geste technique essentiel à l’exploitation, à la dépossession, à la vampirisation des corps esclavagisés est devenu dans les Antilles françaises, par un étrange renversement, comme le rappelle Dénétem Touam Bona, l’expression la plus puissante de la solidarité, de la créativité, des liens qui nous délient : ceux de la poésie, du chant, des sociétés de travail et d’entraide, des cultes et rythmes afro-diasporiques ».

La lourde et monstrueuse natte que porte Rébecca Chaillon tout le long du spectacle est finalement attachée au hamac de tresses suspendues des cintres qui jusque-là pouvait passer pour le lustre monumental de cette maison hantée qu’est la maison du maître et qui devient une canopée où se réfugie une des sœurs noires qui s’y couche nue tandis que les autres s’asseyent au pied du corps de Rébecca Chaillon devenue à son tour un magistral baobab ; puis la jeune circassienne descend de cet arbre pour une performance de roue Cyr revisitant le célèbre manpower, l’homme de Vinci devient femme noire…

Rébecca Chaillon secoue les consciences pour le plus grand bien du théâtre dont le nerf est mis à vif avec une inventivité et une recherche plastique qui ne cède rien à l’humour, à la beauté, au rythme et à la musicalité. Un KO thérapeutique qui vous en fera voir trente-six chandelles !

Carte noire nommée désir

Avec Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband (en alternance avec Olivia Mabounga), Ophélie Mac, Makeda Monnet, Davide-Christelle Sanvee, Fatou Siby

Texte et mise en scène : Rébecca Chaillon

Dramaturgie : Céline Champinot

Collaboration artistique : Aurore Déon, Suzanne Péchenart

Scénographie : Camille Riquier, Shehrazad Dermé

Régie son : Issa Gouchène, Élisa Monteil

Régie Lumière : Myriam Adjalle

Régie Plateau : Suzanne Péchenart

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