Christiane Taubira fait le bilan de sa loi

Entretien d'Ousmane Ndiaye et Ayoko Mensah avec Christiane Taubira

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Alors que l’on célèbre le 10e anniversaire de cette loi essentielle, encore aujourd’hui attaquée, Christiane Taubira revient sur ce texte qu’elle a porté, instituant la traite négrière et l’esclavage « crime contre l’humanité ». La députée de Guyane évoque également l’année consacrée aux Outre-mer par le gouvernement.

Dans quel contexte votre loi a-t-elle pu émerger ?
1998 marquait le cent cinquantenaire de la deuxième abolition de l’esclavage dans les colonies. Dès 1997, en Guyane, j’ai lancé un cycle de conférences pour aborder tous les aspects de cette histoire qui implique trois continents. Des langues, des peuples nouveaux, des expressions artistiques, des littératures différentes sont nés de cette recomposition. Des siècles de violence, d’oppression, mais aussi de résistance et de création. En fin de cycle, j’ai constaté que la découverte de ce pan d’histoire, le fait d’en parler, générait une grande souffrance dans le public.
Là, j’ai compris la nécessité de donner un nom et un statut à ce crime. Moi-même, bien plus tôt, j’ai eu à souffrir de cette découverte mais j’ai réussi à apprivoiser ma douleur.
Comment se manifestait cette souffrance ?
Par du ressentiment, de la rancœur. En plus, elle n’était pas reconnue. Cette année-là, le président Chirac avait organisé une cérémonie autour du décret de Schoelcher (1). Et Lionel Jospin, Premier ministre, s’était déplacé à Champagney, petit village de Franche-Comté qui avait, dès 1798, demandé l’abolition. Mais Matignon, aussi bien que l’Élysée, a eu un rapport à l’abolition d’autoglorification. C’est la nation qui abolit ! Or il fallait changer ce regard : la France ne pouvait continuer à chanter sa gloire abolitionniste, sans se pencher sur son passé de puissance esclavagiste.
Pourquoi une loi ?
Les débats qui ont eu lieu alors permettaient d’exprimer collectivement une souffrance, mais ils n’apportaient pas de réponse. Le crime n’était pas nommé. Il fallait lui donner un nom et un statut, et pour cela, il n’y a que la loi. Il se trouve que j’étais en situation de le faire.
Quel bilan aujourd’hui de son application ?
J’ai déposé la proposition de loi en 1998. Elle n’a été adoptée définitivement qu’en mai 2001. Il faudra attendre 2006 pour que soit appliqué l’article instaurant une date de commémoration nationale. Le Comité pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage (CPMHE), créé par la loi et mis en place en février 2002, est tombé en sommeil avec le changement de gouvernement. Il n’a été reconstitué qu’en 2005. En 2002 déjà, le Comité auditionnait les principaux éditeurs de manuels scolaires. À partir de 2006, de vraies modifications sont intervenues dans les programmes.
L’application a donc été laborieuse ?
Il y a eu beaucoup de résistances et de ruses. En plein été 2007, le gouvernement supprimait le thème de l’esclavage à l’école élémentaire. J’en ai été alertée et j’ai saisi le ministre qui l’a rétabli très rapidement. Il faut rester vigilant. Les résistances sont politiques. Souvenez-vous, une quarantaine de députés UMP avait signé une pétition demandant l’abrogation de cette loi en 2005. Il y a également eu de la résistance du côté d’universitaires qui n’avaient pas pris le temps de lire l’article 2, obligeant l’État à favoriser la recherche et la coopération. Ils auraient dû s’en réjouir !
La version initiale de votre loi a dû être modifiée avant qu’elle ne soit votée. Certains aspects importants qui y figuraient ont été supprimés notamment l’examen « des conditions de réparation due au titre de ce crime » et la condamnation de ceux qui, par voie de presse, contesteraient que la traite négrière et l’esclavage furent un crime contre l’humanité. Cela n’a-t-il pas atténué la portée et l’impact que vous vouliez donner à votre loi ?
Évidemment, sauf que tous ceux qui aujourd’hui bavardent, analysent, conseillent, furent silencieux durant les deux années et demie de navette parlementaire. Ayant déjà l’habitude d’aller dans des réunions d’associations, des manifestations en banlieue, je n’ai cessé d’inviter les uns et les autres à manifester leur attachement à cette proposition de loi pour que les autorités comprennent que cette cause était la leur. J’ai proposé d’envoyer même de simples cartes postales à l’Elysée et à Matignon, d’envoyer des mails. Personne aujourd’hui n’est en mesure de prouver qu’il a organisé la moindre démarche. J’ai proposé des invitations pour assister aux débats. Personne. Le seul public présent était composé des neuf jeunes que j’ai fait venir à mes frais de Guyane, des jeunes amérindien, bushinengue, créole, et guyanais d’origine haïtienne, chinoise, brésilienne, surinamienne, européenne. Je les ai appelés « la chaîne de fraternité » et je les ai salués depuis la tribune À part cela, deux avocats et un universitaire de Paris qui m’avaient demandé des invitations étaient présents. Personne des grands chroniqueurs d’aujourd’hui, professionnels ou associatifs.
Des historiens se sont élevés contre les lois mémorielles, dont la vôtre, en publiant en 2005 le manifeste Liberté pour l’Histoire puis en 2008 l’Appel de Blois. Les lois, disent-ils, ne doivent pas écrire l’histoire…
Je leur ai répondu dans mon livre Égalité pour les exclus (Temps présent). L’article 2 de la loi dit simplement que les programmes scolaires doivent faire, à cette histoire, la place qu’elle mérite. Il ne dit pas comment l’enseigner. Alors que celle de 2005 est une loi impérative, de consigne, d’ordre. Il aurait fallu, selon elle, enseigner les aspects positifs de la colonisation. Tout le contraire de celle de 2001 qui réconciliait la nation. Si la République a le courage de dire que l’esclavage et la traite négrière constituent un crime contre l’humanité, elle se situe dans ses propres valeurs. La loi de 2001 est un texte d’inclusion car il parle de notre mémoire commune. Elle y réintroduit des pans qui en avaient été exclus par le silence. Elle n’impose aucune forme d’enseignement, mais dit qu’il faut enseigner. Voilà qui est « faire société ensemble ».
Que répondez-vous aux associations, telles le CM 98, qui demandent que votre loi soit « rénovée » ?
Il est extrêmement facile de réclamer des choses que les autres doivent faire, et de ne même pas prendre la mesure de ce qui s’est passé. Ces gens-là n’ont même pas été en mesure de faire pression sur leurs propres députés, car ce sont des députés d’outremer qui ont fini par obtenir la suppression de l’article sur la réparation. Cela faisait six mois que je me battais seule et que j’avais réussi à maintenir cet article qui était contesté chaque semaine.
Votre loi fait aujourd’hui une nouvelle fois l’objet de graves attaques de la part de députés UMP. Quelles sont les raisons de ces attaques ? Comment défendre votre loi ?
Il n’y a que ceux qui restent dans leur confort intellectuel et politique qui sont surpris. Je suis dans l’arène tous les jours. Je connais et j’affronte régulièrement les attaques de ce courant de pensée réactionnaire et méprisant, et pour certains racistes. Je livre toutes les batailles qu’il faut, quand il faut. Ceux qui veulent défendre la loi doivent utiliser tous leurs moyens pour le faire. Mais c’est plus gratifiant de la trouver insatisfaisante. Ce n’est pas original. À toutes les générations il y eut ceux qui mettaient plus d’énergie à critiquer. Cela ne me dérange pas, c’est la démocratie et en plus cela nourrit le débat.
Quel est votre souvenir le plus fort concernant l’élaboration, le vote ou l’application de votre loi ?
Ce furent six mois de bataille très douloureuse pour aboutir à son inscription à l’ordre du jour. C’était infiniment plus difficile que maintenant où la révision de la Constitution et la réforme du règlement ont considérablement simplifié les conditions de dépôt de propositions de loi. La bataille fut rude avec certains députés RPR. Mes plus beaux souvenirs sont dans ces lycées, collèges et écoles primaires où des enseignants m’ont offert de rencontrer des gamins qui, toutes cultures confondues, se livraient avec beaucoup d’ardeur à la compréhension de cette histoire.
Vous êtes particulièrement attentive à l’enseignement de l’histoire de la traite et de l’esclavage auprès des jeunes…
Pour ma part, je n’ai appris l’histoire de l’esclavage ni à l’école ni dans ma famille. Cela fait partie des sujets pédagogiques et socioculturels tabous. Il y a des risques considérables à occulter une histoire. Elle sera souvent découverte sans accompagnement, et finalement au lieu de générer un éveil de la conscience civique, un attachement à la liberté, un champ de solidarité entre les êtres humains, elle éveillera de la haine. Mon combat c’est ça, c’est que les jeunes ne découvrent pas l’histoire de l’esclavage seuls.
Quelles nouvelles actions souhaiteriez-vous voir mises en place dans le cadre de votre loi ?
L’application de l’article 2 sur l’enseignement avance pas mal, malgré des soubresauts et des attaques régulières, y compris d’universitaires. De multiples initiatives sont prises. Ce sont ces gens-là qui font vivre la loi. Pas les éternels contempteurs. Il reste à se battre pour le Centre national de l’esclavage sur lequel Edouard Glissant a brillamment réfléchi dans le cadre de la mission de préfiguration que lui avait confiée le président de la République, Jacques Chirac, et que l’actuel président a enterré.
2011 marque le dixième anniversaire de votre loi. C’est aussi officiellement l’année des Outre-mer en France. Quel regard portez-vous sur cet événement ?
Il est marqué par des discours officiels assimilationnistes. Ce n’est même pas de la stratégie, mais de la simple tactique : il n’y a aucune réflexion sur ce que sont les Outre-mer ni sur ce qu’ils désirent.
À ce titre, où en sont les propositions des états généraux de l’Outre-mer ?
C’était une kermesse ! Inutile de demander pourquoi ça ne marche pas ! La loi pour le développement de l’Outre-mer, adoptée juste après les états généraux, n’est pas appliquée. Une mission parlementaire l’a constaté. C’est une instrumentalisation politique. Rien n’a changé. Il faut d’abord comprendre que les Outre-mer sont un ensemble de lieux, et pas des appendices de la France. La Guyane est dans un bassin amazonien avec ses propres réalités : un sous-sol minier, les minéraux de la mer, des économies interlopes… La Martinique et la Guadeloupe sont confrontées aux problématiques de la Caraïbe : comment partager la mer, produire de la banane et de la canne avec des législations différentes… Les politiques publiques doivent partir de nos réalités humaines, sociologiques et géographiques.

1. Le 2e décret d’abolition de l’esclavage en France a été signé le 27 avril 1848 par le gouvernement provisoire de la 2e République, sous l’impulsion de Victor Schoelcher.<small »>Retrouvez l’entretien de Christiane Taubira également dans le n°29 de Respect Mag (avril/juin 2011) : [respectmag] et dans le magazine Afriscope n°21 « Christiane Taubira fait le bilan de sa loi » : [Afriscope ]///Article N° : 10141

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Les images de l'article
© Philippe Hamon
Christiane Taubira durant le « forum des idées outremers » à Paris en avril 2011 © PS





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