En ce 10 mai 2017, journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, l’Institut du Tout-Monde, fondé par Edouard Glissant, tient sa soirée « Poétiques de résistance » à la Maison de la Poésie. Une soirée conçue et organisée par Sylvie Glissant, Greg Germain, Hugo Rousselin et Dénètem Touam Bona. Musiques, littératures, et poésies sont convoquées et placées sous le signe de ce qu’Edouard Glissant appelait la « vision prophétique du passé », à savoir « une vision qui s’attache à restituer l’action et l’humanité des damnés de la terre- ceux restés dans l’ombre et les silences de l’Histoire officielle ». Christiane Taubira est l’invitée d’honneur de cette édition de « Poétiques de résistance ».
Elle est sans conteste la « star » de la soirée, et n’est sûrement pas étrangère au fait, que des dizaines de personnes forment une liste d’attente pour assister à la soirée « Poétiques de résistance », initiée par Sylvie Glissant et l’Institut du Tout-Monde dès 2014. Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux sous le gouvernement français de Hollande, et auteure du récent Nous habitons la terre, a répondu présente à l’invitation pour cette soirée placée sous la thématique : « chemins de mémoire et de traces, paroles de femmes, paroles de résistantes ». Ce 10 mai commémore, depuis 2006, le souvenir de l’esclavage et de son abolition, et ce, en hommage à la loi promulguée le 10 mai 2001 portant sur la reconnaissance de l’esclavage et de la traite en tant que crime contre l’humanité. Une loi dite « Taubira », du nom de celle qui était députée de Guyane à l’époque et qui l’a proposée. En ce 10 mai 2017, sa présence est donc, somme toute, des plus pertinentes, pour cette soirée, qui se propose de « mettre en lumière la dimension utopique de l’abolition : montrer en quoi les possibles ouverts par ce proccesus de libération peuvent éclairer et féconder nos luttes contemporaines« , nous dit Sylvie Glissant.
« Une expérience de l’invincibilité »
Avant la lecture par Sophie Bourel et Gabriel Tamalet du premier article de la loi du 10 mai 2001, l’acteur et metteur en scène Greg Germain ouvre la cérémonie en rappelant que ce jour, le Président François Hollande a réitéré l’engagement d’ouvrir une Fondation pour la mémoire de l’esclavage. La première pierre a été posée avec la création le 3 mai, d’un Groupement d’intérêt public (GIP). L’espace devrait ouvrir en 2018 (1). Greg Germain fait alors résonner les mots d’Edouard Glissant, qui en proposant au début des années 2000 la création d’un Centre national des mémoires des esclavages et des abolitions, disait qu’il « sera ce que les descendants des esclaves et les descendants des esclavagistes en feront ensemble, ils cessent dès lors d’être des descendants de quoi que ce soit, ils deviennent des acteurs lucides de leur présent, pour la raison, ou le lieu-commun, qu’ils entrent ensemble dans le monde, notre monde. Nous savons que les non-dits et les interdits nous barrent tout accès à la sérénité souhaitable de cette totalité monde, et entretiennent l’énormité des conflits qui l’agitent. » (2) L’institut du Tout-Monde a été désigné parmi les membres fondateurs du GIP.
« The Sea is history »
Avant que Christiane Taubira prenne la parole pour replacer les chiffres, les faits de ce crime contre l’humanité et de ses résistances, avec la précision, la vision globale, et la langue poétique qu’on lui connait, la compagnie de danse Rualité offre un extrait du puissant spectacle S/T/R/A T/ E/ S. Sur le plateau Bintou Dembélé et Nach interrogent, par le corps, la transmission et les trous de l’histoire. « Des paroles de femmes, paroles de résistantes », avec une « beauté convulsive » comme le saluera le philosophe Dénètem Touam Bona.
Puis, en mettant en lien la loi de l’abolition de l’esclavage de 1848, la loi Taubira de 2001, et ce jour du 10 mai 2017, une jeune slameuse introduit l’entrée sur scène de Christiane Taubira. Celle-ci demande en premier lieu à éclairer la salle pour voir celles et ceux à qui elle parle. Connue pour ses talents d’oratrices et ses récitations de poèmes et de chants, elle commence par entonner un texte de Jean Ferrat : « Un jour futur puis des millions de jours/ J’avancerai parmi des millions d’hommes/ Brisant les murs de ce siècle trop lourd / Croquant l’amour comme la rouge pomme ». Puis elle martèle que cette « vision prophétique du passé », est ce pourquoi « cette expérience humaine totale nous concerne. Nous avons du mal surement à saisir cette mondialisation ; le commerce triangulaire qui emporte dans un maelström pendant plusieurs siècles l’Europe, l’Afrique, les Amériques, les Caraïbes, l’Asie ». Point par point, elle expose cette histoire globalisée.
Elle revient alors sur la responsabilité des autorités religieuses de l’époque, les bulles papales, la malédiction de Cham, sur la Controverse de Valladolid, sur l’histoire économique et industrielle d’une Europe qui se construit et s’enrichit de ce commerce atlantique. L’histoire de la ponction de l’Afrique, de l’écrasement de ses empires, de la destruction de ses civilisations. L’histoire des Amériques et des Caraïbes, du génocide des Amérindiens. L’histoire de l’Asie aussi. Christiane Taubira retrace également l’histoire des classifications raciales ; « mulâtres, gens de couleurs, amérindiens, autochtones, indigènes, quarterons, les octaverons. Il faut classer. On ne classe pas seulement dans un esprit perturbé. On classe aussi dans les textes. On classe dans la législation. On classe les individus selon leurs apparences. Et ce classement va poursuivre le droit européen pendant des siècles». Elle rappelle la mobilisation de celles et ceux, de toutes classes sociales, intellectuels et citoyens ordinaires, qui se révoltent pour dire que cette traite négrière, cet esclavage, ne peuvent se faire en leur nom. L’histoire de l’esclavage et de la traite « est un gouffre », affirme Taubira en reprenant les mots d’Edouard Glissant. « Ce n’est pas seulement le gouffre de la traversée, pas seulement le gouffre de l’inconnu, c’est le gouffre de l’expérience vécue ». Et de citer alors Derek Walcott : « Where are your monuments, your battles, martyrs?/ Where is your tribal memory? Sirs / in that grey vault. The sea. The sea / has locked them up. The sea is History. »
« L’expérience de l’invincibilité »
La « vision prophétique du passé » portée par Glissant, “vise, dit-elle, à interroger ce que nous cache encore l’histoire mais même ce que nous dit déjà l’histoire. Ces visions prophétiques du passé supposent que nous soyons en capacité d’appréhender le réel, […] de saisir dans notre présent ce qui nous est parvenu depuis ce passé. […] C’est donc une histoire de gouffre, une invitation à l’imaginaire, c’est l’histoire des obscurités tenaces dans les relations entre les humanités, c’est aussi l’histoire de résistances inédites, élaborées sur place, inventées, improvisées, construites, et une obstination à vivre, une obstination à conserver la joie. C’est l’histoire de l’invincibilité.»3
Cette « expérience de l’invincibilité », ces « poétiques de résistance », Dénètem Touam Bona les développe, dans son allocution, dans ce qu’il appelle le « dé-chaînement » du corps, La réappropriation de son corps par l’esclave. « Le corps est le premier théâtre d’opération, la première position à libérer, le premier droit à restaurer. La course folle du nègre marron s’inscrit dans une culture insurrectionnelle du corps : corps à corps de la révolte, corps suicidés, corps dansants, chantants, vibrants, corps possédés. ». Et de revenir sur les legs qui en témoignent, des danses, des chants, des rythmes, et des langues. Ce qu’Aimé Césaire appelait « les armes miraculeuses ». S’en inspirer, reconnaître la contemporanéité de ces libérations spirituelles, « retrouver la radicalité, la portée révolutionnaire du mouvement perpétuel de l’abolition », et se demander, nous dit Dénètem, « qu’avons-nous à abolir aujourd’hui ? … ».
Cela fait écho alors aux derniers mots de Christiane Taubira dans son allocution précédente . Cette histoire de l’esclavages, de ses résistances et de ses abolitions est « l’histoire de notre condition humaine qui nous interpelle aujourd’hui face à parfois notre indifférence, devant la façon dont nos systèmes broient d’autres personnes humaines. Cette histoire de la traite négrière et de l’esclavage nous enseignent ces obscurités tenaces, nous enseignent ces résistances originales. On peut inventer aujourd’hui encore. Elle nous enseigne notre invincibilité et nous ramène à ce qui nous est commun, qui s’est tissé déjà lors de cette mondialisation, et que nous devons savoir tisser aujourd’hui encore».
Rêves en colère avec les Aborigènes d’Australie. Tisser à partir de rêves et d’histoires mêlées, c’est tout le projet documentaire de Vanessa Escalante présenté, ensuite par Barbara Glowczewski, anthropologue et réalisatrice. Après avoir relaté quelques pans saillants de l’histoire des aborigènes d’Australie, de leur extermination et la lutte du « Black Power » dans les années 60 pour la reconnaissance de leurs droits, elle diffuse quelques images du film Generation 7, du nom de cette génération aborigène d’aujourdhui, consciente de ses racines et des enjeux globaux du monde, qui œuvre au quotidien contre ce système qui broie, qui détruit, qui formate.
Underground railroad
Avec l’intervention de Marie-José Mondzain, c’est un pan de l’histoire peu connu qui trouve toute sa place dans cette soirée sur les Poétiques de résistance : l’Underground railroad. Dénètem l’explore dans son ouvrage Fugitifs, où cours-tu ?4consacré au marronnage, aux différentes formes de résistance et de fuite des esclaves, et ce qu’il nous dit aujourd’hui. Car l’Underground Railroad aux Etats Unis n’était pas en tant que tel un chemin de fer mais un réseau clandestin d’échappée et de fuite pour les esclaves, avec tout un réseau de solidarité constituée par des esclaves affranchis, des abolitionnistes, des amérindiens également avec des moyens de transports, des lieux d’hébergements, des routes secrètes. Et dont Harriet Tubman fut l’une des figures de proue.
Et parce que la lecture du passé au présent est une pièce maîtresse de cette soirée, Marie-José Mondzain ouvre son intervention par un poème de Brecht : « Nos défaites ne prouvent rien » :
« Quand ceux qui luttent contre l’injustice / Montrent leurs visages meurtris / Grande est l’impatience de ceux / qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez vous ? Demandent-ils ? / Vous avez lutté contre l’injustice ! / C’est elle qui a eu le dessus / Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre ! / Qui cherche querelle s’expose au danger ! / Qui professe la violence / N’a pas le droit d’accuser la violence !
Qui lutte doit savoir perdre ! / Qui cherche querelle s’expose au danger ! / Qui professe la violence / N’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! Mes amis / Vous qui êtes à l’abri / Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous / Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ? / Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus / L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous, / Ne prouvent rien, sinon / Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie, / Et nous attendons de ceux qui regardent / Qu’ils éprouvent au moins quelque honte. »
Aux lendemains des élections présidentielles françaises, nous dit Marie-José Mondzain, il faut être vigilant, car « aucune menace n’a reculé aujourd’hui sur le front de tout ce qui fait courir les plus grands dangers à la paix, à la justice, à l’hospitalité, face à toutes les injures faites à la dignité et à la liberté ». Elle distingue trois « régimes destituant » qui font courir la perte nos sociétés : la ploutocratie (« souveraineté et domination des biens, de la richesse, de l’appât du gain et de la corruption »), la phobocratie (« puissance asservissante de la terreur que les pouvoirs institués nourrissent chaque jour pour mieux régner confondant le fouet sécuritaire avec le simple besoin de sûreté ») , et la technocratie (« le savoir-faire devenu dictature du calcul et des techniques de l’expertise »). « Sous ces trois règnes qui veulent s’assurer notre passivité, il en va de la définition de l’humanité elle-même », affirme Marie Josée Mondain en décrivant ces « trois figures de l’asservissement collectif ».
Elle insiste sur le fait qu’il faille lire que, « la haine de l’Autre a une histoire séculaire », que « l’esclavage et le colonialisme restent la matrice active, le modèle inépuisé des incarnations les plus meurtrières où la vie des autres comptent pour peu ». C’est dans ce paysage qu’elle insiste, avec des photos de Amani Willett en toile de fond, sur l’énergie émancipatrice de l’Underground Railroad. Et aussi sur ce qu’elle nomme, au cœur de ces « Poétiques de résistance », les « reconquêtes » ; « les stratégies de réappropriation de l’espace, du temps, des mots, des images qui nous furent confisqués. La reconquête de ce qui n’est la propriété de personne, de quelque chose qui sonne comme le retour vers les terres du partage, qui sont le bien de tous, le bien commun. Dans ce combat, le rôle des pédagogues, des acteurs de la culture, de l’éducation et des artistes, est décisif. C’est à eux de faire partager les ressources de la parole, de la pensée, pour que la victoire de la démocratie ne soit pas l’affaire des maitres mais celle de nous tous » « La poétique de la résistance est innervée par cette poétique de la fuite et de l’évasion » martèle Marie Josée Mondzain. « Ces pratiques séculaires ont pour moi une actualité radicale. » Et de rappeler les liens avec les résistances des réseaux d’aujourd’hui et de pratiques artistiques qui échappent au contrôle et aux dominations. Elle signale notamment l’expérience de « l’invicibilité » de la dite « jungle de Calais » où les « réfugiés trouvèrent le moyen d’inventer des gestes de partage constituant ». « Le démantèlement de la jungle fut un vrai geste de destruction culturelle, d’un tissus sociales, d’une culture inédite, secrète entre des sujets qui n’avaient autres expériences communes que celles de la ruine, de la perte, de la mort ». Et de conclure son allocution par cette affirmation puissance : « Célébrer l’abolition de l’esclavage est une déclaration de guerre au présent contre toutes les violations aux droits élémentaires de tout sujet à être reconnu comme partie du monde qui manquerait au monde lui-même »
Lé Ma Monte Chwal Mwen. Sur scène, place désormais à la musique électrique, à la voix suave, et aux textes poétiques de Mélissa Laveaux, avant que les talents des comédiens Yann Gaël et Sophie Bourel viennent faire entendre les mots puissants d’Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau. Mariann Mathéus, quant à elle, fait résonner les textes de femmes écrivaines, Toni Morrisson, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Toutes les trois ont écrits sur l’histoire de l’esclavage, l’ont incarné par leurs personnages. Mariann Mathéus lit des extraits de leurs oeuvres, intercalés avec des chants traditionnels haïtiens.
Et c’est finalement en citant Césaire que Christiane Taubira remonte sur scène. Celle qui lançait le jour même le mouvement humaniste « Dès Demain » avec Anne Hidalgo, Maire de Paris, et Martine Aubry, Maire de Lille, choisit un passage de Cahier d’un retour au pays natal : « Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum sur le dos des gratte-ciel et ma crasse dans le scintillement des gemmes ! Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ? Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama Putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes, marais de sang putrides trompettes absurdement bouchées Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines. Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura, une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs / la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison ». Et de la terminer par les mots de Gontran-Damas :
« Il n’est plus bel hommage
à tout ce passé
à la fois simple
et composé
que la tendresse
l’infinie tendresse
qui entend lui survivre »
Revient alors au grand musicien Jacques Courcil de conclure la soirée en musique et poésie concluant à merveille ce que qu’Edouard Glissant avant entrepris à savoir « clamer la narration du monde, c’est-à-dire le Tout-monde »…. Cette soirée, bien plus que de se circonscrire à la thématique annoncée, aura insisté sur la profondeur de ces « visions prophétiques du passé », pour penser et agir dans nos présents.
1- Le siège social du GIP sera à l’hôtel de la Marine, place de la Concorde à Paris. La mission de préfiguration est présidée par Lionel Zinsou, ancien premier ministre du Bénin.
2- Mémoires des esclavages, Edouard Glissant. Gallimard/ La Documentation française. 2007
3- L' »expérience de l’invincibilité », Christiane Taubira l’avait abordé dans sa préface à Slavery in America- Redemption songs : « De leurs voix obstinées et d’instruments improbables, [les captifs, réduits à l’esclavage]érigèrent la musique en art total. Inépuisable. Ils firent ainsi l’expérience de l’invincibilité. Ce que nous sommes au monde en témoigne. » Sylvie Glissant l’a cité en début de cette soirée du 10 mai.
4- Un extrait de Fugitifs, où cours tu ? est lu durant cette soirée par Jean-Michel Martial
Un commentaire
LA LANGUE DE L’AMOUR
La langue de l’amour parle du cœur des amants, elle dit non à tout même quand il faut dire oui, elle résiste et fait perdre toutes les guerres, elle tient dans ses bras tous les enfants, elle sucre l’amer des jours, elle adoucit la dure nuit, elle ignore les murs, elle a l’Univers à ses pieds, les dieux l’ignorent, les bêtes l’adorent mais ne la parlent pas encore. La langue de l’amour n’a pas de mots étrangers au mauvais sort. La langue de l’amour demeure dans le palais du poète, elle est une humble savante qui sert la beauté à la table de l’Éternel.
Pierre Marcel Montmory trouveur