Le marronnage créateur : principe esthétique de résistance

Avignon 2014

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Les 20 et 22 Juillet 2014, le laboratoire SeFeA organisait son Université d’été des Théâtres d’Outre-Mer en Avignon : Poétiques de marronnage : de nouveaux territoires de création.
Blodwenn Mauffret y proposait une réflexion sur le marronnage en tant que fait historique : marronnage en rupture et marronnage en masque.

«  Le mot français « marron » vient de l’espagnol « cimarron » [qui]désignait le bétails échappé dans les collines d’Hispaniola (1) » (2). C’est l’animal domestique qui retourne à l’état sauvage. « Puis il a servi à qualifier les esclaves amérindiens qui fuyaient les Espagnols. A la fin des années 1530, il a commencé à s’appliquer exclusivement aux fugitifs afro-américains » (3). « Le marronnage est inhérent au système esclavagiste » (4), affirme l’historienne de la Guyane française Marie Polderman et existe dès les premiers temps de l’esclavage.

Les colons avaient pris pour habitude, en Guyane notamment, de distinguer le grand marronnage du petit marronnage. Cette distinction grand/petit est une hiérarchie construite par rapport à l’intérêt économique de l’esclave. Le grand marronnage désignait une perte définitive de la marchandise tandis que le petit marronnage faisait référence à une évasion temporaire n’excédant pas un mois. Mais, de notre point de vue et pour notre propos, nous ne souhaitons pas faire de hiérarchie entre ces deux types de marronnage et allons tenter de leur donner une autre terminologie.

Marronnage en rupture et marronnage en masque

Le grand marronnage désignait la fuite définitive avec la vie servile, fuite accompagnée généralement de révoltes sanglantes. Les esclaves partaient sur le fleuve, en forêt, ou en montagne, c’est-à-dire en milieu hostile. Ils y reconstruisaient une communauté basée sur les réminiscences des cultures africaines. C’est la Guyane Hollandaise, actuel Suriname, qui connut un grand marronnage important et la construction de communautés noires marronnes diverses comme les Ndjuka ou Djuka, les Saramaka, les Matuari ou Matawaï et les Boni ou Aluku dont une majeure partie vit actuellement en Guyane française et ce depuis la seconde moitié du XIXe siècle. On parlera alors ici, non pas de grand marronnage mais de marronnage en rupture.

Le petit marronnage se résumait, quant à lui, à une évasion temporaire n’excédant pas un mois. Il était effectué par des esclaves en tout genre mais plutôt des esclaves créoles que bossales (5). Les causes pouvaient être les dures conditions de vie dans les ateliers ou une exigence affective. L’esclave pouvait, par exemple, non plus fuir en forêt mais se cacher en ville et tenter de se faire prendre pour un esclave de maison ou encore pour un affranchi. Il s’agit dans ce cas, non plus d’une fuite par le biais de la révolte mais par le biais du masque. On parlera alors, non plus de petit marronnage mais de marronnage en masque.

Ces deux marronnages portent en eux des principes esthétiques de résistance. Le premier recrée une communauté perdue en se cachant dans un milieu hostile et donne naissance aux sociétés noires marronnes basées sur le retour aux formes culturelles africaines. Le second crée une communauté nouvelle, la société créole, en prenant le masque hostile du bon fonctionnement de la colonie. Ce qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre d’une université d’été consacré à la créolité et aux spectacles vivants est bien ce marronnage en masque. Qu’est-il ? Que produit-il comme formes poétiques ? D’un point de vue historique nous pouvons distinguer trois formes de poétiques issues du marronnage en masque : la poétique forcée, la poétique du Détour et la poétique de la résistance.

Poétique forcée : imposition de la culture française et de l’idéologie raciste

La poétique forcée désignerait le fait de porter le masque de la soumission et de l’acculturation : danse, musique mais aussi carnaval à la française. Le personnage de Léon Walter Tillage dans le spectacle Léon, Léon : nègre d’Amérique (6) exprime bien cette poétique forcée à travers le récit de son enfance et l’obligation d’apprendre le violon et non pas le banjo.

Il s’agit aussi de porter le masque de l’altérité forcée : l’image ségrégationniste et raciste du Noir. Par exemple, le masque carnavalesque guyanais du Neg’Marron, qui existe aussi en Martinique et en Guadeloupe sous le nom de Neg Gwo Siwo ou encore Mass a Kongo, Mass a Goudwon. Ils sont enduits d’un liquide noir luisant, à moitié nus, portant simplement un cache sexe. De la teinture rouge grossit leur lèvres. Ils crient, courent, se bousculent, salissent les passants et chantent des chansons grivoises, obscènes. Le Noir marron ou le Congolais qui sont représentés à travers ces masques sont des images stéréotypés de l’Africain issu de l’idéologie raciste : grossier, sauvage, hirsute, sale et salissant, criant, obscène.

C’est le principe de l’acculturation et de l’aliénation du système colonial français : imposer la culture du Blanc comme seule culture valable et dénigrer les cultures africaines et surtout l’être humain issu de ces cultures.

Poétique du Détour : porter à son paroxysme le caractère dérisoire de la genèse de l’être créole

Mais cette poétique forcée est poussée a son paroxysme. Édouard Glissant parle de pratique du Détour (7). Il s’agit de porter à son paroxysme le caractère dérisoire de la genèse de l’être créole. Édouard Glissant prend l’exemple de la langue créole :  » Tu veux me réduire au bégaiement, au zézaiement, à l’idiotie, je vais systématiser le bégaiement, la traîne, pour que tu t’y perdes mais aussi pour marquer l’empreinte de la ruse et de la résistance  » (8).

L’image ségrégationniste imposée à la population des esclaves et  » gens de couleur libres  » est ainsi déformée. Les formes artistiques imposées sont elles aussi métamorphosées vers la dérision. Le marronnage en masque est un masque grimaçant. Neg’Marron, Mass a Kongo, Neg Gwo Siwo, Mass a Goudwon sont une exagération des caractéristiques de l’image raciste du Noir. Ils sont trop noirs, trop sales, trop érotiques, trop luisants.

La dérision a cet effet bénéfique de mettre à distance l’objet risible mais aussi de le rabaisser. Le rire manifeste, selon Henri Bergson (9), la conscience collective d’une anormalité. Nous rions toujours de ce qui nous paraît anormal. Les populations victimes soulignent alors elles-mêmes l’anormalité des images racistes et de l’acculturation qu’elles subissent. Neg’Marron, Mass a Kongo, Neg Gwo Siwo, Mass a Goudwon sont des masques comiques. Le processus d’aliénation coloniale se voit donc déjoué.

Ainsi se créent de nouvelles formes artistiques, une nouvelle culture, marquée par le masque, le Détour, la dérision, le grotesque. Il ne s’agit plus d’une acculturation nette, mais de la construction d’une société nouvelle.

Derrière le masque de la dérision, émergent des niches secrètes où l’humanité se reconstruit. Le masque dérisoire, déformé, peut aussi manifester un lien fort avec des formes artistiques et/ou cultuelles africaines. Peut-être peut-on voir dans d’autres masques du carnaval comme les Djabrouj de Martinique et de Guyane des masques ancestraux de dieux africains, car la mascarade démoniaque est loin d’être absente des rites et cultes d’Afrique de l’Ouest. Mais aussi la métamorphose dérisoire des danses et musiques ajoute-t-elle subtilement des réminiscences de chorégraphies, mélodies, harmonies, rythmes des cultures d’origines.

Poétique de la résistance : revendication de la créolité

Apparaît au sein de notre période contemporaine post-abolition, sans doute même à partir des années 1970, une nouvelle forme de poétique que l’on pourrait nommer poétique de la résistance. La pensée créole, après avoir eu une période d’occultation de l’esclavage, en lien avec l’idéologie d’assimilation (10) issue de la logique coloniale et du jeu des affranchissements, opte pour une volonté de réappropriation de son histoire et de revendication de la créolité (11). Les formes artistiques se reconnectent avec le passé : l’esclavage et l’Afrique. Les danses et musiques au tambour sont revalorisées. La poétique de la résistance semble se positionner, non plus uniquement auprès du marronnage en masque, mais se mêle aussi avec le marronnage en rupture et tente de rompre les liens avec l’aliénation première, la culture française, au profit non plus d’un Détour mais d’un Retour, retour vers l’Afrique et retour vers l’histoire obscure de la colonisation. Le marronnage aux Antilles-Guyane devient ainsi un marqueur identitaire. Le marronnage historique nourrit alors l’imaginaire créole mais aussi afro-européen. Le Noir Marron devient un personnage de littérature (12) et le marronnage se transforme en revendication artistique (13).

Le marronnage créateur et les arts du spectacle contemporains

Le marronnage créateur est un outil d’analyse intéressant pour les arts du spectacle et les deux formes de marronnages semblent co-exister dans la création contemporaine. En effet, les œuvres de certains chorégraphes-danseurs autant que celles de certains metteurs-en-scène proposent un marronnage en rupture : leurs représentations ne sont plus  » spectaculaires », offertes aux spectateurs à grands renforts de bruits et de fracas, mais nichées dans un coin de la scène, dans la pénombre, dans le secret des corps actants. La représentation est à chercher. Il faut trouver la porte qui permet d’accéder à un espace-temps nouveau où des murmures, des chuchotements, des cris silencieux se font entendre.

Le marronnage masqué et la poétique du Détour sont une esthétique qui s’observe aussi au sein des arts du spectacle d’aujourd’hui, notamment au travers de l’esthétique grotesque. Le grotesque est utilisé souvent comme détournement des stéréotypes que l’Occident porte sur l’Afrique. Il est en lien avec la pratique du Détour et pourrait être qualifié de grotesque militant créole. Le grotesque élabore une utopie nouvelle qui rend compte d’un changement du monde ou d’un besoin de changement, de renouveau. Le spectateur n’est pas diverti ou moralisé mais installé dans une dynamique de la métamorphose. Ainsi, à la différence du projet esthético-politique de Bertolt Brecht, le grotesque n’oblige à rien. Bertolt Brecht promulguait un « effet d’étrangeté  » au profit de la révolte, d’un soulèvement du peuple face à l’injustice sociale. Ce projet contenait une morale révolutionnaire. Le peuple ne devait plus être diverti mais éveillé. Le théâtre devenait un moyen de connaissance et une propagande révolutionnaire. Le grotesque, quant à lui, produit un  » effet d’étrangeté  » au profit d’une morale de l’ambiguïté. Le sens n’est pas donné. Il n’y a pas de connaissance imposée. Le sens est à construire et sera potentiellement différent selon chaque spectateur. Il n’y a plus d’idéologie de masse. Le théâtre avec le grotesque n’est plus un outil de propagande mais un projet libertaire. Il propose la liberté pour tous.

(1) Actuellement Haïti.
(2) Richard et Sally Price, Les Marrons, édition Vents d’ailleurs, 2003, collection Cultures en Guyane, p.9.
(3) Idem.
(4) Marie Polderman, op. cit. p. 442.
(5) Le Bossale est l’esclave fraîchement débarqué sur la colonie.
(6) Compagnie Théâtre de la Ruche (Guyane), Chapelle du Verbe Incarné, Festival Avignon-off 2014, spectacle regroupant la biographie de Léon Walter Tillage et les poèmes de Léon Gontran Damas.
(7) Édouard Glissant, Le Discours antillais, 1981, Gallimard.
(8) Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, in Poétiques d’Édouard Glissant, sous la direction de Jacques Chevrier, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 1993.
(9) Henri Bergson, Le rire – Essai sur la signification du comique (1900), Presses Universitaires de France, 1985.
(10) L’idéologie de l’assimilation apparaît après la seconde abolition de l’esclavage dans la seconde moitié du XIXe siècle et promulgue, en particulier au sein de la classe bourgeoise créole noire, la culture française comme seule culture valable.
(11) La pensée de la créolité et les revendications politiques d’indépendance sont apparues dans le courant des années 1970 favorisées en cela par les indépendances africaines et les mouvements contestataires des noirs nord-américains.
(12) Matrie-Christine Rochmann, L’écriture du marronnage dans l’œuvre d’Édouard Glissant.
(13) Voir les propos du dramaturge Kossi Efoui dans un entretien établi par Sylvie Chalaye in Afrique Noire et dramaturgie contemporaine : le syndrome Frankeinstein, édition Théâtrales, 2004, pp.34-35.
Le laboratoire SeFeA remercie la Commission Culture du Conseil Régional de la Guadeloupe qui a soutenu le projet, ainsi que La Chapelle Du Verbe Incarné, Le Théâtres des Halles, le Village du Off et leurs équipes pour leur accueil et leur disponibilité. Un grand merci pour leur accompagnement et leur confiance à Fely Kacy-Bambuck, Thérèse Marianne-Pépin, Manuella Moutou, Lorette Paume, Greg Germain, Marie-Pierre Bousquet, Alain Timár, Christophe Galent, Olivier Barlet et Annick Pasquet.///Article N° : 12375

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Blodwenn Mauffret
Blodwenn Mauffret
© Pénélope Dechaufour
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