Comme nous existons de Kaoutar Harchi, la fabrique d’un engagement

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Comme nous existons, paru chez Actes Sud en août 2021 est le quatrième roman de l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi. Un récit autobiographique engagé, chaleureusement accueilli par la critique.

Découcher en littérature quand on est sociologue, c’est toujours risqué. Les précédents heureux peuplent l’histoire ; les malheureux, hélas, tout autant. Kaoutar Harchi le savait sans doute en investissant ce créneau, où l’œuvre est inévitablement scrutée à travers un prisme déformant.

Question point de vue, la sociologue est claire : issue de l’immigration, c’est une chercheure engagée, activiste sans détours, intellectuelle offensive. A la pointe du discours qui prend en grippe l’inconscient colonial français, ses angles morts, ses nouvelles incarnations, ses violences admises.

Avec un tel pédigrée, déjà bien visible par les médias où elle apparaît régulièrement, investir le roman autobiographique, sans même le bouclier de l’autofiction, ne devait aménager pour l’autrice qu’une ligne étroite. Comment faire tenir « la suspension du jugement » si chère à l’art romanesque de Kundera, et cette rage de dire, sans trahir l’une ou l’autre ? Le pari semble pourtant prometteur dès l’entame. D’abord par une langue, précise, économe, sans épanchement, portée par une pudeur et une poétique de la gravité, qui ne manque pas de décontenancer. Toute la violence « contenue » de ce récit au sein de l’intimité familiale, son arrachement à sa terre d’origine, sa honte intégrée presque sacerdotale, sa relégation, tient dans des phrases succinctes, qui impriment au lecteur une secousse d’autant plus vive qu’un bâillon de pudeur les recouvre.

Généalogie d’une pudeur

Kaoutar Harchi fait le récit de la vie de ses parents Hania et Mohamed, appelés seulement par leurs prénoms tout le long du récit, dans une distance nominative qui ne révèle que la force d’une tendresse.

Les parents deviennent des « objets », à la fois sociologiques et littéraires, dont la narratrice raconte l’existence, avec sa double casquette. Venus du Maghreb, dont la chair et l’honneur, ratatinés par l’humiliation de ces vies modestes en migration, leur vie est contée par une fille sur qui a déteint cette condition sourde, malgré une « meilleure » fortune de la destinée.

On se retrouve dans un territoire proche de l’œuvre naissante d’un Edouard Louis, où le corps et l’horizon limités, deviennent le réceptacle des stigmates d’une condition. Le « Nous » du titre délimite un paysage physique mais aussi imaginaire, porté par un refrain dans le texte qui crée une communauté de douleur et marque la frontière symbolique entre « eux » et « Nous », que l’autrice investit sans tapage ni tabou.

Le récit s’ouvre sur le visionnage d’une cassette vidéo, celle du mariage heureux de ses parents, par cette fille qui essaie de reconstituer le schéma de bonheur d’un couple qui tombera dans la négation de lui-même. De ce moment nostalgique, mélancolique, presqu’enchanteur, on sort vite pour entrer, sans quitter la tonalité d’une écriture plutôt monocorde, dans un réquisitoire. Elle revient sur son jeune parcours de vie. L’école, le lycée, les brimades, le racisme ordinaire, les relations heurtées avec les professeurs. Toujours devancées par leur réputation peu chatoyante, la jeune fille et sa complice, Khadija, font l’expérience de la minorité et gardent les séquelles d’une mise à l’écart symbolique. Toute cette fabrique du complexe, celui de la supériorité pour les « garçons blancs », « eux », des filles blanches, leurs yeux, leurs cheveux, et celui de l’infériorité du « nous », est détricotée par une plume savante qui exploite à merveille les vertus intimistes du récit, en évitant, de justesse, l’indélicatesse de la tribune politique du gueuloir.

Portrait est aussi fait de la banlieue, ou des « quartiers », à travers un drame, en l’occurrence la mort d’Ahmed aux mains de la police. Archétype d’un de ces garçons du quartier, « ces garçons vous savez », objets d’un hommage appuyé de l’autrice qui loue leur beauté, leur charisme, eux que la vindicte ramène aux apparences et à la disqualification, et a déjà relégué au rang de profils problématiques. Par ce contraste, mis en valeur par ce blason littéraire, la dénonciation de ce crime commun donne au récit son premier temps fort émotionnel. Reste comme trace le rituel du deuil, par lequel la communauté du quartier tisse ses liens, jauge ses fortunes, tente même d’échapper la grangène de la contagion, et voit se sédimenter ce sentiment d’exclusion, d’être à part, souligné au trait fin tout le long du récit.

Le lexique connoté des quartiers, de ces garçons symboles des assignations, est aussi chahuté par un langage propre à l’autrice : un mélange de poésie, de douceur, de violence, avec des emprunts au vocabulaire sociologique et à sa technicité. Toute une architecture stylistique bien élaborée fait de ce texte, plutôt inclassable, une réussite dans le ton.

Fortunes et infortunes du « Nous »

Le « Nous » étend ainsi son périmètre, nourri des souvenirs de la petite vie quotidienne, où toutes les occasions sont des expériences où se vérifie cette pudeur fataliste, symptôme coriace de la désaffection dans la migration. Les parents qui rasent les murs, leur souveraineté bradée, eux qui se font si petits pour se faire une place qu’ils n’auront du reste jamais. Ils peuplent un texte où le salut n’est même pas dans le retour chez soi, une terre d’origine souvent idéalisée mais d’où les enfants ne sont plus vraiment.

Dans ces chemins escarpés, de l’arrachement et du déchirement, la littérature post-coloniale s’est déjà aventurée, en termes flamboyants. Kaoutar Harchi réussit à s’y faire une place, avec un texte qui décontenance, séduit, marque et déçoit parfois, tant son monolithisme peut le desservir. Le « Nous » devient souvent une projection et une communauté d’apparence qui, par l’effet de groupe, semble porter une essentialisation et écrase les individualités, les complexités, les trajectoires inaliénables. Par son choix partisan et donc partiel, bien qu’énoncé clairement, la valeur littéraire du texte, qui pourrait s’épanouir dans la psychologie des personnages, leur faiblesses intrinsèques, ou leurs échecs, se trouve limitée.

Le déroulement du récit ne sort presque jamais de son point de vue, de son regard porté sur le monde, au risque de n’avoir qu’une vue restreinte. Un aspect dommageable, tant ce « Nous », aurait pu agréger plus de profils, étendre son royaume, et toucher plus large en enjambant le tracé de la « race », tant le sujet est universel, et ses échos communs.

Si l’incarnation est importante, s’il ne s’agit pas de faire preuve de romantisme quant à la réalité de ces marqueurs ethniques prépondérants, le souffle littéraire aurait pu les dépasser, les transformer, pour éviter de combattre l’assignation par l’auto-assignation. Comme Nous existons élude ainsi, par moment, les aspérités de ce « Nous », lavé de tout soupçon, presque virginal, qui n’est vu que comme réceptacle passif, et bloc homogène.

La vocation

Dans le dernier tiers du texte, se déplie et s’affirme un récit de formation. Un mentor, Abdelmalek Sayad, conteur sociologique habile des vies en migrations, est mis en valeur. Et ainsi, toute la charpente intellectuelle de Kaoutar se dessine, dans un hommage et une gratitude, touchants.

La vocation de la recherche s’affine pour l’autrice à mesure que le récit avance. Si pendant tout le texte, la tonalité personnelle tient, vers la fin, c’est bien la fibre sociologique qui l’emporte, sans pour autant attenter à la force du texte qui du reste maintient dans l’ensemble un point d’équilibre, oscillant entre les deux allures.

Au carrefour des influences, et des intérêts, le texte rend inconsciemment hommage à l’intersectionnalité comme outil d’analyse, et souligne les superpositions à prendre en considération pour appréhender les inégalités. Elle n’est ainsi nullement un étendard de combat. Kaoutar Harchi en est l’héritière. Ce voyage du quartier au front intellectuel qu’elle propose n’est pas tellement une voix nouvelle dans le temps politique dans lequel plonge la France avec le raidissement des extrêmes, mais l’autrice y imprime une patte singulière, sensible et batailleuse. Assez pour en faire une figure qui compte.

Comme Nous existons se pose ainsi avec élégance, sans jamais se voiler, comme une contribution au débat, en ne sacrifiant rien, ni à la langue, ni à un souffle littéraire, qu’on aurait tout de même aimé plus pénétrant.

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