Contre l’Islam dogmatique

Entretien de Catherine Ruelle avec Mahmoud Ben Mahmoud

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Dans son long métrage documentaire « Mille et une voix soufies », le réalisateur tunisien Mahmoud Ben Mahmoud, auteur de « Siestes grenadine », plaide pour un Islam libéral et intérieur.

Pourquoi ce film ?
A l’origine, c’était une commande de Arte s’inscrivant dans le cadre d’une trilogie consacrée aux musiques sacrées, via la société de production parisienne Artline qui m’avait appelé pour remplacer au pied levé le documentariste qui devait tourner ce film : Omar Amiralay, cinéaste syrien, qui avait d’autres engagements. On m’avait remis le scénario d’origine que j’ai dû évidemment me réapproprier en quelque sorte. Venant de la fiction, il fallait y introduire une touche personnelle, voir autobiographique, un point de vue à moi si vous voulez, qui était de situer le point de départ dans la mémoire mystique de mon père.
A l’origine, le film ne portait pas sur les Soufis ?
Non, mais la vérité est qu’il n’y a pas de musique liturgique en Islam, il n’y a pas de liturgie, il n’y a pas d’office religieux comme on en trouverait chez les chrétiens, ou chez les juifs. Le soufisme a pris en charge la quasi totalité de ce qui s’apparenterait à une musique religieuse ou à des chants religieux, car la célébration de base chez les musulmans est extrêmement austère et dépouillée. En dehors de l’appel à la prière, du rituel quotidien de la prière elle-même, qui sont davantage des traditions que des obligations sacrées, pas de rituel de type liturgique. Le Soufisme à pris en charge ce patrimoine et l’a fait évoluer, avec des variantes selon les pays et les cultures musicales. D’où les différences et en même temps cette grande unité entre ce que l’on pourrait écouter au Sénégal et ce qu’on pourrait écouter en Inde, par exemple.
C’est un voyage que vous proposez en fait à travers mille et un voix, mille et une musiques, et mille et une cultures pour reprendre le titre du film ?
Oui tout à fait, et d’ailleurs je sais qu’il y a quelques grands absents dans ce film. Le défi était de ne pas donner un sentiment de lassitude. Il fallait avoir comme critère de base l’extrême variété des mélodies et des sonorités de l’Islam. J’ai donc choisi aussi les pays en fonction de leur spécificité musicale, de leur propre patrimoine musical antérieur à l’Islam et ce en quoi il a influencé la célébration du culte musulman à travers notamment les confréries soufies. Mais c’est vrai que j’aurais bien voulu aller en Iran, au Maroc, et même en Europe de l’Est, en Europe centrale, en Bosnie par exemple. Il y a là encore des richesses à explorer et des variétés.
Quelle différence entre les confréries soufies et l’Islam ?
La différence principale, c’est que le Soufisme privilégie un cheminement spirituel privé, qui n’engage que la relation directe entre le créateur et sa créature. Il ne reconnaît pas de médiation institutionnelle. Il ne reconnaît pas de clergé, même si en Islam il n’y a jamais eu de clergé. En tout cas, il n’y aucune espèce d’ambition ou de projet politique pour gérer la société.
C’est donc un pouvoir spirituel ?
C’est spirituel, mais c’est un pouvoir privé, comme on parlerait d’idéologie privée. Et les voix ou les moyens de célébration de cette relation directe avec Dieu sont des moyens pour le coup éminemment artistiques puisqu’il reposent sur le chant, la musique, la danse, la transe voire sur la relation sexuelle puisque l’amour physique peut être considéré comme la voie royale vers Dieu. Donc, c’est un Islam des sens, un Islam de l’émotion, un Islam de l’intériorité, en un mot un Islam de l’extase. Et il n’y a aucune place pour une pratique coercitive. C’est un Islam très libéral, très tolérant. D’ailleurs, mon équipe à dominante européenne peut témoigner de l’accueil et de l’ouverture d’esprit dont elle a été l’objet que ce soit au Sénégal, en Inde, en Egypte, en Tunisie, lorsqu’elle a eu affaire à des confréries soufies.
C’est un Islam sans fous de Dieu ?
Le prophète avait distingué deux formes de Djihad, le grand Djihad et le petit Djihad. Le grand Djihad, c’est celui des Soufis, c’est celui qui prend pour cible sa propre intériorité, son propre moi pour l’améliorer.
Une bataille contre soi-même ?
Oui, pour atteindre la perfection. Le petit Djihad c’est celui qui est aujourd’hui glorifié par les Islamistes et l’Islam politique et qui est recommandé aux musulmans quand ils doivent se défendrent vis-à-vis d’une agression extérieure. Mais le grand Djihad qui a été vraiment défendu et privilégié par le prophète, celui-là forcément est mis en veilleuse parce qu’il est beaucoup plus difficile à pratiquer dans la mesure ou il prend pour cible l’imperfection qu’il y a dans l’être humain ou les imperfections qu’il essaye de corriger, pour atteindre Dieu justement. Et c’est ce Djihad là qui est un Djihad intérieur, privé, tourné vers soi-même pour s’améliorer qui est le principe même sur lequel se fonde le Soufisme.
Ces confréries soufies existent-elles depuis Mahomet ?
Dans la foulée, en tout cas ; on considère que le Soufisme en tant que confrérie, courant parallèle de l’Islam, a vu le jour autour du 8ème siècle de l’ère chrétienne. Il a commencé à avoir toute une série de ramifications à travers le monde musulman pour atteindre son apogée au 13ème siècle. Vous remarquerez dans le film que toutes les confréries dont je parle, et les saints fondateurs dont il est question, les plus importants dans le monde musulman, sont natifs du 13ème siècle sauf le saint de Touba du Sénégal qui est natif du 19ème, qui est un saint tardif !
Averoes, que Youssef Chahine dépeint dans « Le Destin », était-il soufi ?
Non, c’est plus quelqu’un qui ressemblerait à des philosophes français de l’époque de Voltaire ou de Rousseau. Il est plus dans le profil d’un libre penseur. Sa démarche était moins spirituelle que rationaliste, et à ce titre avant-gardiste par rapport à l’époque. Il s’est heurté à l’extrémisme de par son parti-pris pour la lumière, pour la modernité et pour la rationalité. Ce n’est pas parce qu’il prônait un Islam privé et un Islam non politique. Mais les deux peuvent être les cibles de l’intégrisme. Vous savez que Les mille et une voix n’est pas concevable en Arabie Saoudite ; il n’y passera jamais. J’aurais même des ennuis, parce que la doctrine qui y triomphe depuis la fin du 17ème siècle et à laquelle nous devons la plupart des dégâts aujourd’hui est à l’origine de ce qu’on appelle l’Islam politique. Elle a commencé par prendre pour cible les confréries mystiques, justement parce qu’elle considérait qu’elles prônaient un Islam mou, un Islam esthétique en quelques sorte. Les confréries mystiques sont bannies en Arabie Saoudite et partout où vous avez des régimes de ce type. Tout ça pour dire que l’extrémisme musulman prend indifféremment pour cible le rationalisme et la lumière que l’Islam mystique qui privilégie la spiritualité sur le politique.
Les confréries soufies appartiennent-elles toutes au courant sunnite ?
Oui et non. Les sunnites considèrent que Ali a hérité du Prophète (qui était son beau père et son cousin) la tradition de l’Islam privé, de l’Islam spirituel. C’est vrai qu’il y a une dominante sunnite dans les confréries soufies mais vous avez des confréries chiites comme celle que j’ai filmé en Inde. La tradition (non pas soufie mais celle extravertie de la célébration du rituel dans sa version musicale, chantée, voire dansée) voudrait qu’elle appartienne davantage à l’Islam sunnite du fait qu’Ali à hérité du Prophète la recommandation de la litanie extériorisée et non pas intériorisée.
De ces confréries soufies, on ne connaît en Occident que quelques images : les derviches tourneurs en Turquie par exemple.
Vous savez, ces confréries sont toutes implantées en Occident, avec des adeptes, des cérémonies, des pèlerinages. Mais comme elles cultivent le secret, car c’est un Islam de retraite, un Islam monastique, elles ne sont que peu médiatisées, on ne les connaît pas. Le Soufisme est interdit en Turquie depuis Ata Turk car la confrérie des derviches était attitrée du pouvoir ottoman et du Sultan. Toutes les cérémonies depuis 1925 pratiquement à nos jours, se déroulent dans la stricte clandestinité. Ils ont été récupérés en tant que folklore pour amuser les touristes. Mais quand j’ai filmé, je me suis rendu compte que sous cette apparence de déracinement, les jeunes générations qui pratiquent en Turquie sont extrêmement fervents et croyants.
Au Sénégal, vous êtes allé au grand Magal, le pèlerinage des mourides à Touba et vous avez filmé non seulement la masse de gens qui arrivent mais aussi la place faite aux femmes.
Oui, mais ayant fait le film dans l’urgence, je n’ai pas réussi à le rééquilibrer au profit de la présence féminine. Avec du temps, j’aurais accordé une place plus importante aux confréries féminines ou à la branche féminine des confréries que vous avez vu dans le film. Car chez les mourides, la présence féminine est très importante, encore que pour dire la vérité, les femmes sont plus présentes et tolérées dans la branche dite rebelle des mourides qui est celle des Baye Fall que dans l’orthodoxie mouride elle-même où je n’ai pas remarqué de présence féminine dans les chœurs qui chantent ou dans les réunions religieuses, dans les rites d’une manière générale. C’est vrai que c’est un Soufisme assez austère, assez rigide, que l’on trouve parfois chez des gens qui ne sont pas Arabes au départ, qui sont musulmans seulement et qui pensent mériter davantage du centre historique du monde arabe en observant une certaine rigidité. Par contre, chez les Baye Fall, branche héritière de la tradition africaine à travers certaines pratiques animiste ayant survécu, la présence féminine est plus évidente et normalisée.
Ce film qui vous à été commandé vous permet de parler de votre rapport à votre père qui était un théologien, ce qui permet aussi de parler de la religion musulmane dont finalement on ne parle pas beaucoup dans les films.
On en parle dans le cinéma algérien à cause de l’actualité. Mais c’est çà le problème, c’est qu’aujourd’hui cette version vulgaire de l’Islam est la seule qui circule parce qu’elle fait l’actualité. L’autre Islam, discret voire secret, se retrouve encore plus marginalisé, à cause des slogans agressifs et revanchards brandis par l’Islam dogmatique. « Les mille et une voix » a connu une carrière inattendue au lendemain du 11 septembre. Il avait été projeté en première mondiale à Venise le 2 septembre sans autres échos que de gentilles invitations à venir présenter mon film à l’occasion d’un passage aux Etats-Unis. Et voilà qu’une semaine après, ces gens auxquels je n’avais même pas laissé mes coordonnées ont pris d’assaut l’e-mail du producteur dont le nom était dans le catalogue de Venise, pour lui dire que ce qui était un désir était devenu une nécessité. Depuis lors, une copie en version anglaise circule aux Etats-Unis.
Le fait que certains cinéastes étaient marxistes, modernistes ou influencés par la pensée occidentale n’a-t-il pas empêché beaucoup de cinéastes maghrébins ou africains de s’emparer de l’Islam ?
Maghrébins certainement vu que l’Islam est totalement absent de la culture et de l’éducation des cinéastes maghrébins que je connais. En matière de religion, que j’entend plutôt comme culture parce que je considère que la foi est une affaire privée, le fait que la quasi totalité des intellectuels ayant pignon sur rue n’ont aucun enracinement – ou si peu – dans la culture musulmane a engendré un déficit de compréhension et de nombreux malentendus. C’est ce qui a fait dire à certains journalistes arabes qu’il s’agissait d’un film presque plus utile à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il en va de même de la série sur le Prophète initiée par Arte. Il y a là une série de rétablissement fondamentaux plus urgents à communiquer à ceux qui se servent de l’Islam pour mettre des bombes qu’à des civilisations étrangères dont, après tout, ce n’est pas la tasse de thé !

///Article N° : 2160

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