Croquer le monde change-t-il le goût ?

Partage d'exotismes, 5ème biennale d'art contemporain de Lyon, 27 juin - 24 sept 2000

Print Friendly, PDF & Email

C’est la question phare surgissant à l’esprit, au terme du parcours de la grande halle Tony Garnier où se tenait cet été la gigantesque exposition. A l’heure où une marge du milieu de l’art contemporain entreprend sa phase de globalisation, les disparités conceptuelles et la profusion stylistique de l’art mondial assurent à cette manifestation une haute teneur en péripéties, à la plus grande joie du grand public. Désincarnation garantie pour celui qui chercherait à y reconnaître les siens : la création contemporaine y est présentée comme un gigantesque réseau de vases communiquants où presque tout aurait droit de cité. Des charges d’exotismes d’hier et de demain y explosent au cœur de nos identités préconçues, et une prégnante odeur d’encens à la grenadine s’élève du petit tas de cendres où jadis se dressaient les totems de nos ancêtres.

Cette introduction facétieuse ne cherche qu’à traduire une impression, proche de celle produite par un mégamix, faute de synthétiser l’extrême complexité des tenants et aboutissants de cette édition de la Biennale. Dire qu’elle brasse large est un euphémisme tant les intentions de ses organisateurs (Jean-Hubert Martin, commissaire, Thierry Raspail et Thierry Prat, directeurs artistiques) rivalisent d’ingéniosité dans la juxtaposition et la superposition de sens. C’est d’abord une suite donnée à l’exposition controversée des Magiciens de la terre de 1989, à Paris, qui marquait l’entrée de nombreux praticiens ethniques et non reconnus dans la sphère de l’art contemporain. Partage d’exotismes se dote d’un discours supplémentaire sur les rapports interculturels transversaux, en introduisant la notion de réciprocité dans l’exotisme. Les oeuvres sont en cela mises en relation selon des thèmes qui les unissent dans leurs dissemblances, à l’aide des outils d’analyse de l’anthropologie contemporaine. Soit, il aurait été préférable que l’éclairage anthropologique ait lui-même reflété une variété culturelle de ses auteurs. Le jeu d’association des oeuvres entre elles s’en serait sans doute retrouvé complexifié.
L’exposition s’ouvre par la catégorie exotiser, qui donne le ton un brin provocateur d’un regard superficiel et stéréotypé sur les assortiments de l’autre lointain. Puis d’autres catégories s’enchaînent, incarner, cloner, tatouer, masquer, vêtir… En avançant dans le parcours, l’idée d’exotisme s’estompe et se noie dans la surprise, la force, la répulsion, l’hermétisme, la rêverie inspirés par les oeuvres. L’univers parfois spacieux déployé par chaque artiste laisse apparaître l’étrangeté de l’individu et son imaginaire concret. Le rythme de défilement des oeuvres s’installe et, ça y est, on surfe ! Il nous est permis de ressentir l’impression décrite par le monde des internautes devant un écran d’ordinateur, en restant toutefois en mouvement. Cette sensation, loin d’être désagréable, est favorisée par la mise sur un même plan (celui d’un art contemporain global) de registres culturels très divers. Le statut des oeuvres, par leurs présentations, est uniforme, que les intentions de leurs auteurs soient de l’ordre le plus sacré au plus sacrilège et transgressif. Les tabous propres à chaque culture sont évacués par l’accessibilité et la cohabitation de leurs représentations. Il apparaît pourtant que l’accrochage et les associations entre les oeuvres ont malgré tout dû ménager des susceptibilités culturelles pour ne pas en froisser certaines. Peut-être était-ce là une piste supplémentaire qui aurait pu être davantage prise en compte dans la présentation des oeuvres, dans des règles d’approche de la chose artistique, la pluralité de ses voies d’accès.
Un autre problème de fond concerne l’investissement des artistes dans l’œuvre présentée. Nombre de travaux répondent clairement au cahier des charges de l’exposition. Ils sont dans un sens démonstratif, la pratique ordinaire de l’artiste se saisissant du thème à cette occasion. D’autres travaux peuvent eux avoir été produits indépendamment d’une contrainte thématique, et refléter une démarche artistique permanente. Le décalage entre ces deux formes d’interventions peut parfois déranger. Est-on face à un travail qui nous parle d’exotisme ou est-on face à une œuvre exotiquement brute ? C’est peut-être là que se joue le flou entre exotisme et étrangeté, savamment entretenu tout au long de l’exposition. L’espoir de nombre d’artistes africains reste de pouvoir participer à terme à des manifestations internationales dont la thématique première ne fera pas état de leur origine africaine, de leur représentativité culturelle. Les organisateurs de la Biennale en sont conscients et oeuvrent dans ce sens, même si pour l’instant cet objectif semble encore hors de portée. Une lettre remarquable du plasticien africain Hassan Musa a été publiée en annexe du texte des directeurs au début du catalogue. Elle cristallise parfaitement le malaise de plasticiens africains contemporains d’avoir à répondre à un cahier des charges exogène, déterminant l’aptitude de leur travail à l’exportation. La globalisation de l’art contemporain reflète ainsi la donne économique mondiale dans le potentiel qu’a chaque artiste à diversifier, renouveler ou délocaliser sa production. La revalorisation de savoirs-faire traditionnels via l’art contemporain répond souvent à cette logique, la question des reliquats d’académismes restant une problématique traitée esthétiquement à part.
Dans sa tentative d’aborder de front la question de l’exotisme et de lutter pour la reconnaissance des artistes du Sud, la Biennale n’échappe ni à l’exotisation de l’Autre dans l’illusion d’un village global de l’art, ni à l’inscription sempiternelle des artistes de l’ailleurs dans le rapport de force imposé par le marché de l’art. Mais son grand mérite est de reposer la question.

///Article N° : 1556

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Catégorie cosmos, Romuald Hazoumé, artiste bénois. Ibéji, installation, 2000. Hazoumé sculpte à l'aide de matériaux de récupération, peints avec des médiums naturels en s'inspirant de la tradition yorouba © A. Mensah
Catégorie changer, Jean-Sylvain Bieth, artiste françaisComptoir de la bonne volonté, installation, 2000. Bieth propose un stand parodiant ceux des bonnes oeuvres de l'époque coloniale. Il crée lui-même les produits (calendriers, affiches, livres...) proposés à la vente par une vraie vendeuse © Blaise Adilon
Catégorie cosmos, Wenda Gu, artiste chinoise, Temple des exotismes, installation, 2000. Un temple au voilage constitué de cheveux humains du monde entier présente divers types d'écritures. A l'intérieur, un mobilier composé de chaises et de tables incorpore des moniteurs représentant le ciel et des nuages © A.Mensah
Farid Belkahia, artiste marocain, Main, peinture, 1980. Belkahia peint sur des peaux de bêtes tendus sur des chassis dont il fait varier les formes. Il puise ses matériaux et nombre des symboles qu'il utilise dans la culture marocaine. © F.Belkahia
A l'entrée de l'exposition, Ben, artiste français , Ma Gare de Perpignan ou le point de rencontre des peuples de l'hexagone, installation, 2000. Ben crée un espace public et éducatif utilisant le multimédia, couverts de messages militants en faveur des minorités culturelles, contre toute hégémonie centralisatrice à l'occidentale © Blaise Adilon





Laisser un commentaire