‘Maïs chaud, maïs chaud, deux rands, maïs chaud », crie le vendeur de maïs au coin de Pim Street. Les gens traversent la ville, se dirigeant vers la station de taxis collectifs de Bree Street. Le samedi après-midi à Johannesburg est un jour de négociations piétonnes. Les piétons marchent à une allure légèrement en-dessous de la marche rapide. Avec la grâce d’un acrobate, il vous faut glisser entre les vendeurs de rue et les prédicateurs agrippés à leur bible tous avec des marchandises ayant dépassé leur date limite de vente.
La foule fait du lèche-vitrine. Les écoliers sortent de classe, les jeunes amoureux des salles de cinéma et les supporters de football sont recouverts des signes de leurs allégeances. Cette nouvelle tribu de football, certains disent qu’elle est la gueule de bois de notre « mouvement démocratique de masse ». Plus que tout autre chose, les masses sont imprimées dans notre psyché
Des grévistes dansant le toyi-toyi, des écoliers manifestants jusqu’aux masses courant dans les rues. Nous, en ville, sommes habitués à ces divers « mouvements de masse ». Aujourd’hui, ils sont les dealers de drogues, les grandes marques de vêtements et les touristes avenants de la Solidarité.
Bree Street a toujours eu un lien étrange avec mon arrivée de jeune artiste dans la ville. Dans les années 1980, la démarche était nerveuse, les lois du Pass et le couvre-feu rendaient Bree Street inhospitalière. C’est dans cette rue que je me suis fait voler à la tire pour la première fois, après quoi j’ai pris en chasse l’agresseur, moins par devoir civique qu’en raison des tracasseries qu’allaient me procurer le remplacement de ma carte d’étudiant. Voler à cette époque était sûr, juste des couteaux et non des armes d’occasion venues d’une guerre civile perdue, quelque part en Afrique.
Etudiant, je devais attraper le bus à Bree Street, alors que mes camarades blancs pouvaient rester en ville. C’était l’apartheid, qui n’autorisait pas la plupart des relations humaines, sexe compris.
Mais c’est une autre histoire que celle de mon voyage en taxi.
C’est difficile d’imaginer Johannesburg sans taxis ou même sans Blancs. Pourtant, il n’y a pas plus de quelques années, la ville était dépourvue de taxis et ne montrait que quelques « raisins au lait », s’agissant de relations de rue entre Noirs et Blancs.
Les taxis ont été lancés par l’ancien régime pour encourager une classe moyenne de passagers par peur du succès imminent du Parti communiste. Heureusement, nous avons eu des taxis, sans quoi nous aurions tous été exterminés par les tueries de la troisième force dans les trains. Quoi qu’il en soit, si vous prenez en compte la sécurité routière et les taxis, il y a de quoi se demander si une autre conspiration ne se trame pas.
Les jeunes vendeurs à la station sifflent dans leur barbe un signe qui en dit long sur la façon dont ils ont acquis leur marchandise, par le biais de quelque « shopping affirmatif » (et illégal). Pour arriver à mon taxi, je passe sous une caméra de sécurité et la borne d’une nouvelle station, qui indique aussi une galerie marchande. La file d’attente à Yeoville est longue, des gens partagent un parapluie ou s’abritent à l’ombre des panneaux publicitaires. De la bière, des produits pour les cheveux et des remèdes contre la constipation sont étalés sur les panneaux. L’on peut comprendre le besoin de vendre de l’alcool et de nourrir le désir de cheveux raides par la publicité, mais la constipation ?
Peut-être sommes nous constipés après tout, ou pacifiés par la fumée des herbes africaines. Si l’on écoute les nombreux talk-shows, les débats populaires sont tous les mêmes, ils portent sur la « pauvreté de l’affluence » contre l’amertume d’un meilleur pouvoir d’achat mélangé à de bonnes intentions.
Oui, les Joburgeois sont un mélange de prêcheurs et de raveurs hédonistes, du prêtre-politicien et du banal jardinier buveur de bière.
Nous avons peut-être contribué à l’histoire mondiale contemporaine avec notre Commission vérité et réconciliation (TRC). Elle a absous les violeurs et versé des pitances à ceux qui ont été violés. Pourtant, la TRC nous a fait ressembler à des herbivores ésotériques pendant que les carnivores touchaient des retraites. « Nous avons pardonné sans punir ». Peut-être devrions-nous avoir des programmes d’ingénierie sociale pour les névroses collectives, plutôt que du fast food multiculturel.
Notre taxi arrive enfin et les 18 premiers passagers sont comptés et invités à prendre place. S’il y a bien un endroit où être amer et sentir l’injustice de notre démocratie, c’est à l’arrière d’un taxi.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de temps pour l’animosité, parce que nous allons chez nous. Alors que le taxi commence à rouler, quelqu’un demande à ce que l’on change de musique notre chauffeur passe en grommelant du gospel à du Luther Vandross, tout en râlant contre la génération des séries télévisées.
Sans notification, le rituel local du règlement de la course se met en place. Les gens commencent à s’agiter, en quête de monnaie. L’une des choses que l’on peut tirer d’un taxi est un sens collectif de la compression, 4 personnes sur 4 rangées de sièges plus 2 devant avec le chauffeur. Le profit est la principale motivation, loin de toute considération pour les tailles variées des hanches et des fesses africaines.
Le siège avant est réservé à la jeune femme sexy (à côté du chauffeur, bien sûr). La porte avant est gardée par l’apprenti, qui a la responsabilité de ramasser et de rendre la monnaie. La rangée suivante est normalement réservée aux mères et aux bébés avec quiconque ayant des bagages, allant de la télévision à un approvisionnement en bières pour le week-end. Le reste des passagers est coincé contre le pare-brise arrière. Juste au dessus des baffles. A la sortie, votre postérieur vibre de musique kwaito. Si vous avez des problèmes d’espace personnel, alors ne prenez pas le taxi, prenez le bus.
A Hillbrow, nous déposons les premiers passagers. Des Africains. Nous embarquons des passagers plus lourds près des vendeurs de tomates, sur le trottoir, juste après des dealers déguisés en cordonniers et quelques prostituées venues d’Europe de l’Est.
La leçon porte sur Jo’burg, presque 10 ans après la libération de Nelson Mandela devenue comme toute les autres villes du monde avec une combinaison de stress et d’enthousiasme. Une ville africaine majeure.
Malgré notre récente histoire, notre paysage culturel montre de manière similaire les distorsions, l’opportunisme et l’innovation de tout autre marché émergent. Une distinction cependant : nous avons les bases d’une nouvelle vision artistique susceptible de dépasser les intérêts nationaux, la sentimentalité, de même que la souffrance et la culpabilité devenues des marchandises.
La postérité et la force de cette vision dépend de sa sincérité à embrasser notre passé, plutôt que de s’en trouver bouleversé ou de l’ignorer. Un Art qui traite de la beauté. Une beauté de l’imagination. En tant qu’artistes nous voyons un monde plus éveillé, ayant appris de notre combat. La futilité de penser là où le passé et l’avenir sont complètement imbriqués en attachements de sécurité. Créant des illusions d’utopie. Là où l’on est hypnotisé par les jugements de culpabilité et d’innocence. Oubliant de s’engager dans la vie au temps présent.
Maintenant, les « spéculateurs » construisent des murs de sécurité et non des maisons. Pourtant une plus grande volonté existe de participer à une culture à la fois ambiguë et contingente. Une culture et une identité qui soit organique et non fixée dans un sens romantique de la mémoire. La tentative de quitter les dangers du Séparé et de la Séparation d’autrefois. Vivre avec l’a-part-haine a déformé les images que nous avons de nous-mêmes. Cela sert aujourd’hui de prisons sûres de séparation. C’est cette rigidité qui rend si fertiles les tensions culturelles sud-africaines.
Les leçons découvertes et apprises sont vieilles, nombreuses et inspirantes. Tout spécialement la capacité d’avoir la force de se regarder soi-même. Avec le désir de faire joindre les deux bouts de notre arc-en-ciel.
A gauche ! Je crie et m’illumine à Yeoville. La course est peut-être serrée et locale, elle est pourtant assez drôle.
///Article N° : 1870