Débats-forums Fespaco 2023 / 6 : Chloé Aïcha Boro parle de « Al Djanat » (Paradis originel)

Print Friendly, PDF & Email

L’écrivaine et réalisatrice burkinabé présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son documentaire Al Djanat. Elle fut invitée à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums. Son producteur Fredéric Féraud s’est joint à l’échange. Le film a obtenu le Prix spécial UEMOA de court métrage documentaire et le Prix Ababacar Samb Makharam de la ville de Ouagadougou. Transcription résumée.

Chloé Aïcha Boro : Al Djanat est mon quatrième long métrage documentaire et cette démarche est assez intimiste puisque je raconte un déchirement familial autour d’un bien foncier – une thématique que je pense nous connaissons bien en Afrique de l’Ouest car les terres étaient dans nos familles depuis plusieurs générations, et avant la terre était sacrée.

Annick Kandolo : Est-ce-que ce film devait être intimiste ?

Oui, c’est un film assez intimiste puisque je raconte un déchirement familial. J’avais cette intuition, cette envie, de faire un film qui puisse témoigner d’une profondeur de pensée et de parole. C’est un conflit familial né dans ma famille après le décès de mon oncle et la question de l’héritage de la cour qui m’en a donné l’occasion. Cette cour est dans ma famille depuis au moins cinq générations. Elle était à la fois un lieu d’habitation mais aussi un carrefour spirituel car les gens venaient de partout pour y prier. Ça a été très compliqué pour moi de prendre de la distance, je raconte juste et je ne suis pas partie prenante.

Mais vous êtes à l’image…

J’ai eu du mal à accepter d’être à l’image parce que ça voulait dire que je prenais position, que j’étais effectivement partie prenante, alors que ce n’est pas ma vision du documentaire. Ça a été compliqué pour moi de trouver ma place dans ce film puisque cela me concernait, c’était ma vie et mon cordon ombilical est enterré dans cette cour, selon la tradition.

Madina Diallo : Nous entrons ainsi dans l’intimité d’une famille et plus encore dans l’intimité d’une femme car nous assistons à un accouchement. N’y a-t-il pas là un certain viol de l’intimité d’une femme ?

Je rassure tout de suite : on ne voit pas l’intimité de cette femme. Sur les autres tournages, j’étais avec un cadreur mâle mais cette fois-ci je suis venue avec une femme justement parce que je savais qu’il y avait cette scène d’accouchement. Dans la scène, on ne montre jamais son visage, on est sur son ventre. De temps en temps la caméra va du ventre vers la sage-femme donc on aperçoit ses genoux, mais jamais son visage. On montre le moment puissant de l’accouchement car le film parle de vie et de mort, mais aucune intimité n’est montrée. Ce ne sont pas des images furtives. Les gens savent l’enjeu et j’ai l’impression qu’une fois qu’on met la caméra devant eux, les personnes savent se positionner.

Le but était aussi de montrer la douleur qu’implique l’accouchement : la femme porte l’enfant neuf mois et au moment de l’accouchement personne n’est présent. Ici, c’est comme si l’homme était obligé de voir l’accouchement pour comprendre la douleur. Par le cinéma on peut prendre la main des gens pour qu’ils regardent des choses qui les concernent et qu’ils ne veulent pas voir.

Question de la salle : Cela a-t-il déclenché de l’hostilité ? Le fait de voir une femme en plein accouchement n’est-il pas une chose qui peut être sexualisée ?

Quel que soit ce que l’on montre, c’est le regard qu’on pose sur ce corps qui peut être un regard sexuel ou non. Est ce qu’on voit ce corps d’un point de vue sexuel ou on voit juste un corps ? Quand on va à la plage, on a juste un maillot, mais qu’est-ce que les gens pensent ? C’est juste un corps mais si on regarde avec désir, alors cela devient sexuel, ce n’est pas que la vision du corps. Tout dépend de l’oeil qui regarde. Cet oeil a une dimension culturelle : une identité ne peux pas rester figée, on ne peut pas avoir un rapport au monde, au corps, et dire que cent ans après on sera exactement au même point. Qu’il y ait eu colonisation, rencontre entre plusieurs hommes ou autre, les êtres humains sont changeants et ce sont ces êtres humains qui font la culture. La culture est ce que l’on décide ce qu’elle est. Votre question est importante, mais qui peut trouver sexuellement attirante une personne ayant le ventre de la taille d’une calebasse et qui crie pendant un accouchement ? Personne selon moi. Ce n’est pas un corps posé plutôt attrayant, non, c’est une dame couchée qui donne la vie. On ne peut qu’avoir de l’empathie pour cette personne.

Question de la salle : Le film a-t-il été difficile à financer ?

Fredéric Féraud : J’ai participé au développement depuis le début. Il y a un travail d’accompagnement sur la forme et je suis aussi celui qui assure le risque financier. J’ai beaucoup cru au film depuis le début mais il faut dire que j’aime faire des folies ! J’ai eu très peur à un moment donné car si on n’avait pas réussi à avoir l’Aide aux cinémas du monde, j’aurais été mal. L’Union Européenne abonde aussi des sommes conséquentes dans ses commissions de cinéma.

Question de la salle : Le titre, Al Djanat, signifie le paradis originel donc je m’attendais à tout sauf le contraire du paradis originel ! Est-ce que le titre est de l’ironie, ou quel est vraiment le thème ? En quoi l’héritage doit-il être une thématique pour le cinéma ?

Le paradis originel, pour nous, c’est la cour, la cour de l’enfance, l’endroit où nous sommes nés. Ce n’est pas de l’ironie, cela signifie plutôt que comme c’est l’endroit où l’on naît et qu’après nous perdons cette cour, alors le paradis s’en va. Ce n’est pas un bien qui est censé rester un bien immobilier, c’est censé rester un berceau d’appartenance.

Ce qui me plait dans le cinéma c’est que l’on fait des choses sans les voir et d’un coup on nous les mets devant les yeux : que ce soit Farafin ko ou Le Loup d’or ou même ce film, il y a la question de la transmission que je ne n’avais pas forcément intellectualisée. Le cinéma et la culture en général, c’est d’essayer de contenir tout le bazar qu’il y a dans notre tête, et si cela tourne autour de la transmission pour moi, c’est que c’est un problème avec ma parentalité, ça risque de rester ! Je viens de faire le lien entre ça et mes œuvres, mais je n’avais pas fait exprès !

Question de la salle : Quelles sont les attentes et inquiétudes de la famille envers ce film ?

Ce n’est pas toute ma famille qui a voulu de ce film ! Il y a une grande partie qui n’était pas d’accord au début. En toute honnêteté, j’ai eu peur. Le film passait hier et avant-hier soir et je n’ai même pas dormi car j’étais paniquée. Dès que je fermais l’œil, j’entendais une voix qui me disait : “Et si tonton venait annuler la projection ?” Et je me disais “Non, il ne va pas faire ça !”

J’ai décidé de commencer le tournage un jour de tabaski et tout le monde s’est pris au jeu ; une fois que c’était lancé, c’était bon. Leur préoccupation c’était de s’assurer que je ne faisais pas un film avec deux partis : les gentils qui préservent la sagesse et les méchants qui ne pensent qu’à l’argent. Il a fallu leur dire que je n’étais pas dans le jugement, à la recherche du bon et du méchant. Ce serait indigne de ma part : toutes les positions sont entendables et humaines.

Question de la salle : A quel moment s’est fait le détachement entre la réalisatrice et son sujet ?

Dès le départ j’ai essayé de me dire qu’ici je n’étais pas la fille de la cour mais la réalisatrice. Je voulais me persuader que si je voulais être professionnelle, il fallait que je prenne cette distance et que ne je sois pas partie prenante, comme si la cour et la famille n’étaient pas les miennes. C’était peut-être aussi par manque de courage parce que c’est toujours plus facile de raconter l’autre que de se raconter soi-même.

Olivier Barlet : On parle d’attachement, d’identité, d’appartenance, d’universalité et puis le film parle du combat des frères. Dès qu’il y a propriété il y a combat. Est-ce-que l’universalité n’est pas dans le combat plutôt que dans l’appartenance ? La vraie origine n’est-elle pas dans le conflit permanent, comme dans la Genèse ?

La question est très intéressante et j’aurais besoin de plusieurs jours de réflexion pour pouvoir y répondre ! Mais, j’aurais moi aussi dit que l’universalité est dans l’appartenance parce qu’on appartient tous à quelque part. Vu qu’on ne choisit pas la parentalité, c’est l’accident de notre vie. Elle détermine notre sexe, notre couleur de peau. Mon espoir, c’est que tout le monde puisse se retrouver dans cette cour, qu’elle puisse être la cour de tout le monde et que cette histoire puisse être l’histoire de tout le monde, indépendamment d’une culture, d’une géographie et d’un sexe.

Frédéric Féraud : J’ai insisté sur l’universalité car pendant la production du film, on m’a dit à plusieurs reprises : “Ce n’est pas un sujet universel, ça ne concerne que les pays du Sud”. Mais non, c’est bien un sujet universel.

Merci à Sara Adriana ALBINO pour sa transcription

  • 74
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire