Kamel Zouaoui est comédien et conteur. Avec la trilogie de Nasreddine Le Hodja, il conte dans les théâtres, les écoles, les prisons, et ce, dans le monde entier. Il nous explique les vertus du conte, une poésie en tant qu’amour du mot, et tout l’écho que les aventures du sage Nasreddine ont aujourd’hui dans un contexte de crispations identitaires.
Dans le cadre du Printemps des Poètes, nous voulions laisser sa place au conte. Selon vous, un poète est-il toujours conteur, un conteur est-il toujours poète ?
Le point commun entre le conte et la poésie, c’est l’amour du mot et la nécessité de dire. Les deux traitent de l’oralité et du mot. Donc oui, je pense qu’un conteur est forcément poète et un poète est forcément conteur. Seulement, un conte n’est pas figé, contrairement à la poésie que l’on pose sur un support. Le conte, lui, se renouvelle constamment.
Le conte est universel, il puise dans l’imaginaire collectif et pourtant il est souvent relégué dans le domaine de l’enfance.
Oui, mais depuis 30 ans le conte connait un renouveau, et se développe l’idée qu’il puisse s’adresser à tous. Un conte sert à éveiller l’enfant et l’adulte dans un même mouvement, mais il sert aussi à réveiller en l’adulte l’enfant qui l’accompagne. C’est peut-être cette idée-là que certains ont voulu résumer en disant que le conte ne s’adressait qu’aux enfants. Selon moi, le conte s’adresse à tous les porteurs d’oreilles.
Cela veut dire qu’il y aurait des oreilles disposées à entendre des contes et d’autres non ? Nous portons tous des oreilles
Oui mais qu’est-ce que nous en faisons ? C’est une métaphore pour dire que chacun, avec son cur qui bat et sa sensibilité, est capable d’entendre le conte et la poésie quel que soit son contenu. Le conte est une métaphore que chacun comprendra à sa manière, à hauteur de sa propre expérience.
Avec la trilogie de Nasreddine Le Hodja, vous jouez sur l’ambivalence de ce personnage, tantôt perçu comme fou, tantôt comme un sage. Le fou serait-il celui dont le regard est trop sage, trop clairvoyant ?
Je crois que le personnage de Nasreddine Le Hodja m’a choisi. A 28 ans, une amie m’a offert la trilogie de Moulinshamed Derouich. Je racontai ses histoires dans des cafés, à des amis. Et puis comme chaque fois on m’en demandait une autre, je me suis mis à écrire un texte et imaginer un spectacle, les histoires se choisissant entre elles. Ce texte en prose met en avant la poésie de ce personnage tellement sage dans sa compréhension et son interrogation du monde qu’il semble fou pour certains porteurs d’oreilles qui ne le comprennent pas. Et à l’inverse il s’autorise une telle folie, une telle liberté que ceux qui le regardent se démener dans cette traversée de l’existence, qu’on le prend pour un sage. Nasreddine est les deux à la fois, fou et sage. Il est né en 1209 en Turquie, et les histoires qu’on lui fait raconter voyagent jusqu’à aujourd’hui et iront à mon avis plus loin encore. En 1996, l’Unesco a même offert une année culturelle à Nasreddine. Les histoires qu’il porte sont terriblement et délicieusement actuelles. Quand je les conte, souvent, on peut penser qu’elles viennent d’hier.
Qui écoute les contes de Nasreddine ?
J’ai la chance de voyager avec Nasreddine un peu partout, en Europe, en Afrique parfois, dans des lycées, des théâtres, des prisons. Et le public est à l’image de Nasreddine, très multiple. Parce qu’il est connu dans énormément de pays sous des noms différents. En Espagne on l’appelle Joufa, en Sicile Jaffa. Si ses histoires ont autant voyagé dans le monde, c’est lié à la nature même des sagesses de Nasreddine.
Avez-vous travaillé sur d’autres contes ?
Oui, j’ai écrit des contes d’exil. J’ai connu très peu d’histoires du Maghreb avant d’être conteur, hormis quelques histoires que ma mère et mes amis me racontaient. J’ai découvert l’Algérie en janvier 2011 seulement. J’avais peur de faire le voyage je pense avant cette date. J’y suis allé avec Nasreddine, ce qui a réveillé en moi une poésie que je ne soupçonnai pas de mon pays d’origine. J’ai donc écrit une dizaine de contes et lorsque je raconte Nasreddine, en fonction de mon émotion je dis ensuite un conte personnel. Même si la manière dont j’accompagne Nasreddine est de toute façon très personnelle.
Les avez-vous publiés ?
J’ai du mal à publier mes contes. Je sais que c’est une erreur -il y a des erreurs que l’on aime conserver- mais si je fige un conte sur le papier, j’ai peur que ça ne l’empêche de grandir. Par exemple j’ai publié les Pas sages d’un fou, mon premier spectacle sur Nasreddine, au bout de 8 ans de racontage. Je l’ai laissé s’étoffer. J’ai besoin de laisser vivre les contes en moi, de les laisser dans l’oralité, je fais des enregistrements pour des radios par exemple. Et après le moment vient où ils demanderont à être inscrits dans le marbre. Mais j’ai toujours ce questionnement, si je confie un conte au papier, est-ce qu’il ne va pas s’en aller de moi ?
Comment les contes peuvent-ils évoluer dans une ère du numérique, un monde hyper connecté ?
Le conte appartient au cheminement de l’homme. Faire un texto à un pote, c’est lui raconter quelque chose. Le conte peut vivre sans moi, il n’y a pas besoin de conteur professionnel pour raconter une histoire. Le schéma traditionnel de l’assemblée est modifié par notre époque mais si le contenu de ce qui est raconté intéresse, le moyen par lequel il est raconté ne pose pas problème. J’ai entendu des conteurs autrefois qui nous demandaient d’être les simples témoins de leurs histoires. J’appelle cela le conte poussiéreux. Il faut bien faire comprendre aux personnes qui gardent cette image du conte poussiéreux que l’histoire se passe entre eux et le conteur. Leur dire « Venez je vous convie à passer à un instant autour des mots, d’une idée, d’une énergie qui me parle et que j’ai envie de partager avec vous. J’ai envie de nous interroger dans cette histoire ». J’ai gardé cette inquiétude du conteur poussiéreux dans ma manière de raconter. Je peux seulement dire des histoires qui m’ont touché.
Un conteur est un interrogateur qui n’a pas nécessité à avoir la réponse. Il pose des questions, contenues dans une histoire. Je transporte une histoire, je l’amène à d’autres. Donc le conte peut survivre aux moyens modernes dès lors qu’il reste intéressant. Par exemple j’ai créé un conte sur internet avec des amis d’Oran. Je pense que les moyens modernes, s’ils sont des outils qui peuvent servir le conte, ne le mettent pas en danger. Partout où il y a des porteurs d’oreilles on peut conter, peu importe le confort du conteur. Je conte en prison, à Cordoue j’ai conté dans un parc, je suis aussi allé conter en Nouvelle Calédonie grâce à un contact de Facebook.
Vous intervenez souvent dans des écoles et des prisons. Quelles vertus pédagogiques, thérapeutiques, de transmission au conte ?
Le mot est médicament, le mot avant le conte, avant d’être organisé, en conte, en chanson, en poésie. Lorsque j’étudiais la psychologie à l’université j’avais été touché par l’idée que libérer la parole puisse apaiser l’âme. En prison, le mot scie les barreaux. J’ai écrit un conte carcéral à Fleury-Mérogis avec 12 détenus. Un matin je regardai les stagiaires qui n’arrivaient pas à s’entendre sur le nom d’un personnage. Et là pendant 5 minutes, sur les trente heures d’ateliers, j’ai vraiment eu le sentiment qu’ils n’étaient plus dans leur univers carcéral. Le mot est un palier d’une échelle qui ramène les uns vers les autres. Il y a les mots pour demander, pour remercier, pour respirer. Ils sont un lien entre les gens. A Dieu on lui parle avec des mots alors qu’on pourrait faire silence. Dans les prisons, ce sont des mots qui libèrent. Dans les écoles j’y mets un sens de transmission, d’éducation, ce sont des mots importants mais à hauteur de ce qu’est l’enfance. C’est-à-dire des mots insouciamment importants. Peu de temps après les attentats contre Charlie Hebdo, j’ai conté dans une école boulevard Arago. Lorsque la maitresse m’a vu arriver en djellaba, elle me dit « mais c’est extraordinaire, les gamins ils entendent des folies depuis une semaine. Et là ils écoutent un homme en djellaba leur dire des mots doux, des mots de paix, ça va rétablir un équilibre ».
Ainsi, êtes-vous sollicité plus souvent pour conter dans ce contexte de crispation autour des croyances religieuses ?
Oui, certains disent que mon travail trouve encore plus d’utilité dans cette actualité. Mais j’essaye toujours de m’éloigner des choses passions, alors je lutte en moi, je fais mon djihad al-naf, ma guerre intérieure, pour ne pas cloisonner Nasreddine dans une contre-réaction à quelque chose qui va mal. Nasreddine était là avant, il est là pendant, il sera là après. C’est un bel outil pour rencontrer les gens et leur rappeler à vivre ensemble, rappeler aussi que l’Islam ce n’est pas des hommes qui posent des bombes. Je ne suis pas un missionnaire ni un Iman, même si je suis un militant du quotidien pour le vivre-ensemble. Un jour, une femme me dit : « des conteurs comme vous, on en manque en France », pensant que j’étais étranger parce que je portais une djellaba et que je disais des contes orientaux. Je lui réponds alors que non, je suis né à Saint-Etienne et que j’habite à Paris.
Vous êtes aussi comédien, et pratiquez la musique. Comment le conte circule entre les disciplines ?
Le conte est un des états le plus pur pour le dire. C’est une matière mère de laquelle on s’inspire pour raconter des histoires. Rengaine, de Rachid Djadina, où j’ai joué, était aussi un conte. Les ramifications qui unissent ces arts sont le mot, le souffle, le dire, mais sous des formes différentes. J’ai commencé le théâtre à l’âge de 9 ans en participant à des ateliers de prévention de la délinquance dans une banlieue de Saint-Etienne. On allait dans les écoles, les hôpitaux. On était des petites stars dans notre quartier. Ça m’a donné envie de ne jamais arrêter. Ensuite j’ai fait un bac théâtre et une licence de psychologie. Le théâtre, le cinéma, l’image, m’accompagne depuis longtemps mais je m’émancipe davantage dans le conte.
Vous dites souvent être toujours en formation.
Oui, le conte c’est l’art de rendre présent des choses qui peuvent l’être de l’autre côté du monde, du temps, du ciel. C’est l’art de rendre présent des choses qui n’existent pas, l’art de l’instant, du moment. Et c’est une préparation de chaque instant justement. On ne peut pas réciter un conte comme un texte de comédien appris par cur. Etre en formation cela rejoint une de mes valeurs religieuses, le djihad al naf, la guerre intérieure, c’est à dire toujours se mettre dans l’inquiétude d’être sincère et d’être juste dans l’histoire que l’on partage. En Nouvelle Calédonie je me suis retrouvé avec une tribu kanak, autour du feu. Je racontai un conte français, l’histoire d’une épouse qui demande à son mari de tuer sa mère. Je l’ai dite avec une telle sincérité qu’un vieux monsieur dans la tribu a cru que c’était une histoire vraie. Il se lève, il dit « non ce n’est pas possible, ces choses-là ce n’est pas pour moi », et il part. Je me suis dit, j’ai fait mon métier, il a pu sidentifier, il y a eu un pont, un lien, entre mes mots et les siens.
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