L’expérience des » Scénographies urbaines » qui a rassemblé durant trois semaines en décembre 2002 dans l’un des plus anciens quartiers populaires de Douala plus d’une vingtaine d’artistes, scénographes, plasticiens, vidéastes, danseurs, etc. venus d’Afrique, du monde arabe et d’Europe, s’est clôturée par trois jours de festival dans les rues de New Bell. Imaginé par le cercle Kapsiki, collectif d’artistes basés à Douala, et l’association ScUr&(k créée par Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille, cet événement devrait se poursuivre à Strasbourg, Mantes-la-Jolie, Loos-en-Gohelle, Kinshasa, Alexandrie Entretien-témoignage avec Jean-Christophe Lanquetin…
» Et ville basse, dernière déjection du port, s’est mise à écrire sa destinée dans le sable, la tôle ondulée et le caillou, à mettre en talisman son rêve de vengeance : s’acheter un vrai nom de ville. Chaque trou creusé, chaque bambou planté, chaque palissade tressée a renouvelé cet unique serment. (…) Chaque maison semble n’être là que pour en soutenir au moins quatre autres, partageant un clou, prêtant un pan de mur. La pierre viendra au secours de l’argile et du sable si la terre se dérobe. »
Kossi Efoui, La Polka
Comment ont débuté ces » Scénographies urbaines » au Cameroun ?
Jean-Christophe Lanquetin : J’ai rencontré le collectif Kapsiki et ses cinq plasticiens, Blaise Bang, Salifou Lindou, Jules Wokam, Hervé Youmbi et Hervé Yamguen lors d’une première visite à Douala en 1999. Je devais mener, à la demande du metteur en scène Barbara Bouley, un atelier de scénographie avec les artistes du Collectif. Au lieu de nous orienter vers une scénographie éphémère, nous avons décidé de construire un théâtre itinérant, le théâtre itinérant d’Eyala pena, ce qui signifie » Parole contemporaine » en langue douala. Dans le cadre de cette construction, nous avons circulé avec le Cercle dans les quartiers populaires de la ville, ils m’ont emmené sur leurs lieux de vie. Et c’est ce regard sur cet espace urbain qui a été le déclencheur à la fois de la construction du théâtre et du désir de croiser les regards sur cet environnement : un environnement qu’ils ne voyaient plus à force d’y être plongés, mais qui pourtant nourrit sans cesse leur travail de création. Cette reconnaissance est d’autant plus importante que pour les Occidentaux, un quartier comme New Bell s’apparente souvent à des bidonvilles, tandis que pour les pouvoirs publics, il s’agit d’un espace à détruire, à réguler et à réorganiser. Peu sont ceux qui ont pris le temps de regarder cet espace et de le reconnaître pour ce qu’il est, un lieu de vie où les populations ont envie de rester. Pour les habitants, c’est bien là qu’ils veulent vivre, même s’ils voudraient aussi pouvoir y vivre un peu mieux.
C’est ainsi qu’est née l’idée de cette résidence d’artistes dans le quartier. Très vite s’est imposée une autre évidence. Pour faire quelque chose ensemble, il faut des repères en commun. Les cinq plasticiens ont donc été invités en résidence pendant un an en 2000-2001 à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg où j’enseigne, avec comme seule contrainte d’être étudiant. À l’issue de cette résidence a été lancé le projet de Douala, avec pour enjeux de rassembler pendant un mois des artistes d’horizons divers, de transformer un bout de quartier en lieu d’événement et de création, et pour objectif final d’amorcer la pérennisation d’un lieu, même modeste, à la fois lieu de travail, d’exposition et de résidence d’artistes venus d’ailleurs. Croire en fait qu’un événement fort, travaillant sur les croisements de regard en décembre, il n’y avait plus un seul, mais vingt-six regards ! et réalisé en commun, y compris du point de vue de la production et de la gestion, puisse déclencher l’existence d’un lieu pérenne, voulu et géré par le Cercle Kapsiki. À cet égard, le pari a été réussi.
Sur quels modes s’est développée cette collaboration entre votre association et le Cercle Kapsiki ?
Pour nous, ce projet s’est inscrit dans une logique de compagnonnage très pragmatique, mais il n’aurait pu voir le jour s’il n’avait été véritablement mis en uvre par le Cercle Kapsiki. Ce sont eux qui ont géré au quotidien l’ensemble de l’accueil, les équipes, les salaires, le budget et surtout les négociations avec les habitants du quartier, ce qui a constitué un travail considérable… Aujourd’hui, le Cercle est parfaitement à même de gérer une résidence, une exposition ou un événement, et c’est pour moi aussi important que la réussite artistique du projet…
Quel était le cahier des charges des artistes en résidence et quels ont été les projets proposés ?
La seule chose demandée aux artistes, c’était de réagir dans la ville, de poser des actes dans l’espace urbain et donc de porter un regard sur l’environnement. Chacun avait la liberté de faire ce qu’il voulait pendant trois semaines avec un budget de 200 000 FCFA (300 euros), la seule obligation étant de proposer quelque chose pendant les trois jours du festival.
Les propositions se sont donc inscrites dans une grande diversité, mais aussi, je dois dire, dans une grande justesse. Certaines des plus belles réalisations sont des projets très simples plastiquement, mais véritablement déclencheurs de rencontres, comme celui de Philippe Niorthe qui a peint les ombres des gens sur les murs de leur maison ou la tour de tôle de Salifou Lindou. Cet artiste camerounais a proposé aux habitants de troquer deux vieilles tôles contre une tôle neuve. Avec ces tôles, il a dressé une sculpture qui est toujours au quartier.
Comment ces artistes européens, dont certains ne connaissaient pas l’Afrique, ont-ils surmonté la difficulté du » regard exotique » face à cet environnement très précaire ? Ce que j’appellerais le » charme de l’insalubrité » ou la misère transfigurée par la distance…
C’est en effet une question qui m’a beaucoup taraudé personnellement. Parce que peut-être, moi aussi, j’ai trouvé au début du charme à l’insalubrité. Mais aujourd’hui, je suis convaincu que cet environnement-là ne saurait se résumer à la seule précarité et que ce qui frappe surtout, c’est la manière dont les habitants inventent des choses et font preuve d’une grande ingéniosité pour échapper à cette précarité, pour se construire avec des moyens modestes un environnement le mieux possible. L’autre question était de savoir qui nous étions pour ainsi intervenir dans un tel environnement. La réponse est que nous sommes des artistes et que nous avons posé des actes d’artistes. Notre enjeu n’est pas de réparer le quartier, mais de regarder cet environnement pour ce qu’il est et d’échanger avec les gens qui y vivent. On a d’ailleurs tellement d’abord décrit, d’abord raconté la misère que les habitants ne supportent plus que l’on évoque cela. Il faut également préciser que New Bell présente un environnement contrasté et que cohabitent à côté de foyers démunis des familles très aisées.
Quelle a été la réaction des habitants du quartier ?
On est passé d’une extrême réticence et d’une profonde méfiance à un grand enthousiasme pendant le festival. Au début, il a fallu beaucoup expliquer, d’autant que la première intervention artistique, celle du plasticien camerounais Malam, a suscité de vives réactions. Il avait en effet moulé son corps dans du plâtre, puis calciné le moulage avec du plastique et du white spirit, avant de le pendre à l’entrée de la cour d’Hervé Yamguen, point de ralliement du projet. Il s’agissait d’interroger les gens sur cette pratique encore répandue de brûler les voleurs. Les réactions ont été très violentes, nous avons souvent été pris à partie, d’autant que certains pensaient que c’était un vrai cadavre, ou bien que nous étions une secte ! Nous avons dialogué, parfois aussi de façon ferme, tout en multipliant les moments conviviaux. Il y avait en fait chez les habitants un besoin considérable de comprendre. Au fur et à mesure de l’émergence des projets, les réactions se sont apaisées. Nous avons aussi beaucoup travaillé avec des intermédiaires, avec les associations de quartier et les relais locaux sur lesquels nous avons pu nous appuyer.
Et puis les échanges se sont multipliés entre les artistes et les habitants, notamment lors d’ateliers, une notion qui a en fait été assez vite détournée. Il ne s’agissait pas de transmettre, mais bien de faire ensemble…
Comment s’est déroulé le festival ?
Je crois que, durant ces trois jours, les habitants ont véritablement reçu quelque chose, notamment lors de deux soirées qui ont rassemblé cinq cents à mille spectateurs chacune, avec d’une part la projection des films de l’équipe d’Anne Chabert où les habitants ont pu se voir et voir leur environnement sur écran, et puis surtout un défilé de mode complètement magique. Echu, Rigobert Tamwa, de son vrai nom, Jules Wokam et Michèle I-Ngangue ont transformé une rue de terre en podium, avec des tours de lumières, des moniteurs vidéos, des écrans et une vingtaine de jeunes filles du quartier portant des créations. Près d’un millier de personnes ont assisté au défilé, les gens étaient stupéfaits qu’une telle manifestation puisse se passer sur le pas de leur porte ! Ils étaient curieux et ouverts à tout, même à des propositions qu’on décrirait en Europe comme conceptuelles. Ils avaient du bonheur à accueillir les projets, à les commenter, à mettre des mots dessus, à échanger… Il y avait aussi des performances, de la danse, une quinzaine d’installations, deux sculptures pérennes, de Salifou Lindou et de Francis Mampuya, une pièce de théâtre, un panoramique de photos d’Antoine d’Agata, portrait fictif de New Bell qui sera offert au quartier…
Ce projet devrait se poursuivre dans d’autres villes : à Strasbourg avec l’École Supérieure des Arts Décoratifs, à Mantes-la-Jolie avec le Collectif 12 et à Loos-en-Gohelle avec Culture commune en 2004, et peut-être à Kinshasa et à Alexandrie…
Le projet a en effet sa raison d’être dans ce croisement de regards sur des environnements urbains différents. Mais maintenant, c’est aux lieux coproducteurs de choisir la manière dont ils ont envie de poursuivre l’expérience chez eux, toujours cependant dans une logique de réseau et de circulation, non pas circulation d’uvres, mais bien de personnes et de regards. Nous avons envie également de travailler sur les traces avec des photos, des films, mais aussi des écrits croisés, plus à même, je crois, de rendre compte de la complexité et de la richesse d’une telle expérience.
Pour moi, cette aventure aura été un prétexte à ce que des artistes avancent et se construisent ensemble. Ce projet aura permis aux gens de travailler. Si on leur en donne la possibilité, les artistes au Cameroun comme ailleurs savent très bien ce qu’ils veulent faire. Ils ont juste besoin d’espaces qui n’existent presque pas, des espaces physiques, mais aussi économiques. C’est pourquoi nous avons intégré la pérennisation au cur du projet. Avec l’envie de repartir à l’endroit où Eyala pena avait à mon sens échoué.
La plupart des actes artistiques posés par des artistes occidentaux aujourd’hui sur ce continent n’adressent le plus souvent que des préoccupations occidentales, alors que ces projets devraient également permettre à des artistes locaux de travailler, d’évoluer et de se structurer. Je pense que cela devient indécent de monter ici des projets uniquement pour se ressourcer ! Il est essentiel, je crois, d’intégrer une dimension durable.
DESSUS-DESSOUS
Par des zones de confidentialité où l’humour et le jeu perforent et relèvent les dessous des réalités urbaines ; par la mise à nu des fragments d’espaces où le corps poussé dans ses trous livre, au-delà des tabous, ses odeurs et ses champs d’ombres, par les traces arrachées aux endroits et aux envers des décors superposés, par le désir acharné de raconter des histoires de voyage, de croisement, de solitude, d’enracinement, de frontière, de syncrétisme dans une langue empruntée aux matériaux bruts et banals du quotidien. Dans toutes nos envies d’agir dans un lieu, nous cherchons entre ce qui nous a façonné, nos repères et ce que l’autre dans son regard, dans son corps nous renvoie, provoque, le lieu d’une mise en commun de la distance qui nous appelle et nous met en face des choses cachées, des choses à relever.
Là-bas et ici, en ayant une conscience aiguë des dispositifs à mettre sur pied de façon juste et équitable par le jeu, l’imagination, la provocation et la remise en question des acquis, partout, c’est par des gestes simples, des objets, des mots, des odeurs et des signes que nous voulons nous rapprocher de l’autre, ouvrir des fenêtres et trouver l’endroit où nos histoires se croisent.
Texte d’Hervé Yamguen, avant-projet d’une résidence du Cercle Kapsiki, au Collectif 12 de Mantes-la-Jolie.
Ont participé à Scénographies urbaines :
Antoine d’Agata (Fr), Blaise Bang (Cam), Hussein Beydoun (Liban), Anne Chabert (Fr), Ginette Daleu (Cam), Joel Mpah Dooh (Cam), Francois Duconseille (Fr), Alexandre Fruh (Fr), Génération Sacrifiée (Groupe de rap, Cam), Aliaa el Geredy (Egypte), Aser Kash (RDC) Justus Kyalo (Kenya), Jean-Christophe Lanquetin (Fr), Salifou Lindou (Cam), Malam (Cam), Mélanie Lusseault (Fr), Francis Mampuya RDC), Henry Murphy (Cam), Michèle I Ngangue Nseke (Cam), Philippe Niorthe (Fr), Papy Ebotani et Mutombo Kalala (Studios Kabako, RDC)), Léonore Bonaccini et Xavier Fourt (Syndicat Potentiel, Fr), Rigobert Tamwa (Cam), Stephane Tchonang (Cam), Jules Wokam (Cam), – Guy Wouété (Cam), Hervé Yamguen (Cam), Hervé Youmbi (Cam) et Mélinée Faubert Chabert, Yasmine Gateau, Hélène Rigny, Delphine Sainte-Marie, étudiantes à l’ESAD de Strasbourg. ///Article N° : 2866