Comment fait Leïla Sebbar pour écrire autant ? Ce recueil de nouvelles offre, une fois de plus, une galerie de portraits au présent, le présent avec lequel elle fait surgir un personnage, en général algérien, dans toute sa netteté le temps d’une courte scène. Les douze textes rassemblés ici sont inspirés de l’histoire coloniale algérienne que visite sans cesse la romancière franco-algérienne. La nouvelle éponyme met en scène Isabelle Eberhardt, l’intrépide aristocrate russe qui parcourut l’Algérie à cheval déguisée en homme et laissa une uvre majeure sur ce pays. Leïla Sebbar décrit l' »aventurière convertie à l’Islam qui vit avec un arabe » (33) en train de gagner le prix de son voyage en faisant l’écrivain public sur le port de Marseille et écrivant à son jeune frère Augustin : « elle lui écrit de résister à la tentation rebelle, de patienter encore quelques jours, qu’elle part à sa recherche » (39). À partir de la scène centrale, les divagations d’Isabelle et les prolepses du narrateur permettent d’évoquer à la fois les marins et dockers et les rêves de recommencement dans cette Algérie idéalisée.
Les autres textes sont inscrits dans des moments précis de l’histoire coloniale ou contemporaine : déportation d’insurgés algériens en Corse en 1870, Tunis en 1899, des Harkis dans un village d’Auvergne, une vieille Algérienne et ses descendants. Mais Leïla Sebbar refuse le roman historique, ne monte pas d’intrigue car ce sont les portraits isolés qui l’intéressent. Elle invente alors un personnage, en général féminin, sur lequel se porte toute l’attention. La jeune fille, la servante noire, la grand-mère en exil, l’amante, est décrite minutieusement, ses gestes sont observés dans leurs moindres détails, ses propos et ses pensées sont rapportés : « quand elle sera au village, elle ira la nuit avec des bougies sur la tombe de ses petits » (126). Ni interprétation ni commentaire, juste un face-à-face avec le lecteur qui doit comprendre les ressorts cachés de celle qu’on lui fait rencontrer.
Inlassablement et par touches successives, Leïla Sebbar arpente la mémoire coloniale, sa fascination pour l’Orient, le monde mystérieux des femmes musulmanes, des immigrés en France, jeunes et vieux. L’écriture sobre, la narration ramassée est efficace, les scènes surgissent puis sont stoppées nettes, comme les rêves au réveil : « il ne monte pas dans le bus. Il attend que la jeune fille soit assise devant, la place est libre. Le bus s’éloigne. L’homme sourit » (147). Les figures et les thèmes reviennent en boucle, à l’intérieur du recueil et de volume en volume. Les personnages sont prêts pour une intrigue qui ne viendra jamais ; ils enchantent un bref instant et s’évanouissent pour laisser la place au suivant. Ce fut un des recueils de nouvelles de Leïla Sebbar ; on attend le suivant.
Leila Sebbar, Écrivain public, St Pourçain sur Sioule, Bleu autour, 2012.///Article N° : 10866