Fidèle à leur esthétique, les éditions Elyzad nous offrent sous une couverture sobre un court texte ciselé de Leïla Sebbar, prolifique auteur franco-algérienne. La première phrase semble la légende de la photo de couverture : « Le vieil homme est assis, face à la mer ». Sans nom et seul, celui-ci convoque quotidiennement à la grande poste d’Alger Alma, la jeune écrivain public pour lui dicter une impossible lettre au fils « préféré, fils unique » avec lequel il n’a jamais su parler. Mais après « mon cher fils
», la confession bifurque, le vieil homme évoque dans un « flux irrépressible » (122) sa vie d’ouvrier à Billancourt, le dialogue impossible avec sa femme comme avec ses enfants, l’environnement de la cité qui lui échappe, l’importance du seul ami un peu instruit, l’échec de son sacrifice et finalement la solitude du chibani là, au bord de la mer, à Alger. Lucide quand il dit « mon fils ne veut pas de moi comme père » (116), il tente avec la persévérance du désespoir de délivrer enfin la parole qui les reliera : « Dites à mon fils que je l’aime, je sais, chez nous un père ne dit pas ces mots-là à son fils, il ne lui parle pas comme s’il l’aimait, même s’il l’aime, il n’a pas le droit » (151). Des trajectoires secondaires surgissent comme en contrepoint à cette voix centrale : celle de la jeune étudiante en médecine élevée en France subjuguée par son cousin lettré dont l’Islam l’a peu à peu enfermée, celle de la mère française partie sans raison apparente, celles des autres ouvriers qui ont trouvé la voie de l’intégration ou sont rentrés dans de bonnes conditions, celles enfin du père et de la nourrice d’Alma. Monte alors de l’unique scène qu’est la poste, le chur chanté de ces vies imbriquées dans un tissage à la fois complexe et sobre qui trouve son acmé dans une brève scène médiane où le vieux, Alma et une anonyme « vieille femme en haïk blanc » entonnent en public des chansons traditionnelles en arabe : « on fait cercle autour d’eux, le dernier rayon de soleil les éclaire, ils chantent » (101). Jamais le ton ne se fait pathétique, les personnages s’emparent d’une parole rare dans des phrases complexes puis le texte les interrompt par des indications de changement de scènes qui pourraient être les didascalies du théâtre : « L’homme au bleu de Chine se lève, se dirige vers la lumière de la mer, revient, s’assoit » (149).
Le lecteur qui songe d’abord au Vieil homme et la mer voit aussitôt en ce misérable et digne chibani l’envers du combatif vieillard d’Hemingway et celui qui est familier des nombreux textes de Leïla Sebbar retrouve les thèmes du père, des immigrés, de la relation complexe entre parents et enfants, son intérêt pour les cartes postales anciennes.
Leïla Sebbar monte ici une véritable ode aux immigrés dépassés par la situation dans laquelle ils ont mis leur famille. Les récits savamment entrecroisés s’éclairent et se répondent dans la dramatique unité de l’écrasement des personnes et de l’inutilité de leur parole. Surgit alors de ce discours maîtrisé, la violence extrême, en un ultime coup d’épée donné par cette écriture tranchante qui laisse le lecteur médusé devant un agencement si efficace sous son apparente simplicité.
Mon cher fils, de Leila Sebbar, Tunis, Elyzad, 2009.///Article N° : 8368