Eddie Murphy a vingt et un ans lorsque, après être devenu une vedette dans l’émission phare de NBC, Saturday Night Live, il fait son entrée au cinéma dans 48 heures (1982, Walter Hill). Son avènement, simultané avec celui de Michael Jackson, correspond à un réel changement de statut pour les célébrités noires, à une époque où la tendance » Black is beautiful » envahit la culture de masse. La réussite d’Eddie Murphy a fait l’objet d’interprétations contradictoires. Certains y voient, peut-être naïvement, la preuve qu’un Noir peut désormais devenir aussi célèbre et aimé que les vedettes blanches. D’autres l’accusent d’avoir abandonné la cause noire pour le succès personnel. En France, Régis Dubois prend ce parti et essaie de montrer qu’Eddie Murphy s’est intégré à un système dominé par les Blancs en se servant de vieux stéréotypes emprisonnant l’identité noire, qui font de lui un » bouffon, » » simple comique insouciant qui ne prétend guère se préoccuper des problèmes de sa communauté. «
Le présent travail tient à se démarquer de cette approche pour plusieurs raisons. Tout d’abord, si la société américaine est probablement la plus raciste du monde occidental, Hollywood est depuis longtemps sensibilisé aux difficultés subies par les minorités, et en particulier les Noirs. Une large partie de la classe moyenne, qui forme le public cible du cinéma mainstream, est également sensible à ces questions. Est-il également nécessaire de rappeler que l’unique vocation du cinéma hollywoodien est de faire de l’argent, c’est-à-dire de séduire le public le plus large possible ? Ne serait-ce que pour des raisons d’intérêt économique, le poids du politiquement correct conditionne massivement, pour le meilleur et pour le pire, la représentation des minorités et empêche Hollywood de produire le moindre discours ouvertement raciste envers les Noirs, américains bien sûr. Régis Dubois ne prend pas en compte cet état de fait. Mais, plus grave encore, en reconnaissant le succès commercial de films qu’il qualifie de racistes et rétrogrades, son livre s’appuie implicitement sur l’idée que le public américain, aliéné par son environnement culturel et aveuglé par les artifices du cinéma hollywoodien, n’est pas capable de comprendre qu’Eddie Murphy joue des » bouffons » inspirés des personnages qui peuplaient les » minstrel shows » d’antan. Une telle proposition, quasi omniprésente dans le rapport qu’entretiennent les élites cultivées françaises avec la société américaine, implique que » nous « , Français, disposons de la culture et de la distance nous permettant de mieux comprendre ces films qu' » eux, » Américains. Le mépris implicite dans de tels raisonnements est davantage l’expression d’un sentiment d’horreur envers la culture de masse, et le public qui l’apprécie, que d’une approche rationnelle de la représentation cinématographique.
De plus, le projet qui consiste à essayer de déterminer quel film est » raciste » et quel autre ne l’est pas, s’avère naïf face à la capacité du cinéma hollywoodien à développer plusieurs niveaux de discours destinés à satisfaire différents publics. Les sketchs, les émissions et les films d’Eddie Murphy utilisent massivement les stéréotypes raciaux. Mais leur intérêt en tant qu’objets d’analyses est qu’ils le font sans jamais s’aliéner le public noir, mais au contraire en le ralliant autour de cet acteur. Il ne s’agit donc pas ici de chercher à savoir si 48 heures (Walter Hill, 1982), le premier film d’Eddie Murphy, est un film raciste. Cela reviendrait en effet à faire l’équation facile entre l’emploi de stéréotypes dans une représentation et le véritable racisme qui traverse la société américaine. Il faut plutôt examiner le statut de ces stéréotypes à l’intérieur du film, afin de comprendre comment ce dernier manipule cette composante centrale de la culture américaine, la haine entre Blancs et Noirs, pour asseoir son succès.
D’autre part, si les films d’Eddie Murphy ne font pas allusion aux problèmes de la communauté Noire, ce n’est pas parce que l’acteur s’en désintéresse, ou parce qu’ils ne sont réalisés que par des Blancs. De telles suppositions ne tiennent pas compte de la nature et du degré de ghettoïsation qui atteint la société américaine. Depuis plus de vingt ans, le cinéma blanc, là encore pour des raisons de stratégie commerciale, n’ose tout simplement plus parler des problèmes qui touchent les Noirs. Si en 1974, John Berry pouvait, avec Claudine, critiquer l’irresponsabilité des hommes noirs dans leurs relations avec les femmes, une telle démarche est désormais impensable à Hollywood. En effet, le simple fait de mettre en avant l’idée que cette communauté ait des problèmes internes reviendrait à s’aliéner l’immense majorité du public noir, qui ne supporterait pas de voir le cinéma blanc porter de tels jugements. Cette réticence sera d’ailleurs une des raisons de l’apparition d’un véritable cinéma noir à la fin des années quatre-vingt. Ce cinéma sera toléré, puis produit par Hollywood, car lui seul pourra légitimement s’adresser au public Noir, et notamment celui appartenant aux couches cultivées, en s’attaquant aux contradictions et aux difficultés qui assaillent la communauté noire, comme la drogue et la prostitution avec Jungle Fever (Spike Lee, 1991), le racisme inter-ethnique dans Do the Right Thing (Spike Lee, 1989) et surtout l’incompréhension qui sépare de plus en plus les femmes et les hommes noirs des couches populaires, avec Boyz’n the Hood (John Singleton, 1991) ou le remarquable Menace II Society (Frères Hughes, 1993).
Enfin, le livre de Régis Dubois reste indifférent au fait que les films d’Eddie Murphy s’inscrivent dans le projet principal du cinéma de la première partie des années quatre-vingt : la reconstruction d’une masculinité unie, virile et sûre de sa légitimité. Bien sûr, le fait qu’Eddie Murphy soit noir influe sur ces représentations, mais il est impossible de les comprendre en se limitant à ce seul constat. En effet, c’est uniquement parce que son personnage s’inscrit dans ce projet que cet acteur a pu devenir célèbre. Nous nous attacherons donc à ne pas réduire Eddie Murphy au terme » Noir « , mais plutôt à enrichir l’analyse en reconnaissant que ce dernier est également un homme, un américain, et surtout que les films qui l’ont rendu célèbre ont été produits dans et pour une Amérique à la recherche d’une masculinité perdue.
48 heures fonctionne sur la recette du duo improbable, improbabilité tenant bien sûr au fait qu’Eddie Murphy soit noir et son partenaire blanc, mais aussi au fait que les deux personnages occupent des positions sociales opposées. Le film rapproche un policier blanc, violent et solitaire, Jack Cates (Nick Nolte) et Reggie Hammond (Eddie Murphy), un petit truand noir que Jack fait sortir de prison car il a besoin de son aide pour retrouver Ganz, un criminel sadique tueur de policier. Refusant d’accorder sa confiance à un détenu noir, Jack est d’abord méprisant et agressif avec Reggie. Réfractaire à l’autorité, celui-ci refuse d’aider Jack et lui cache ce qu’il sait sur Ganz.
Après un long processus d’accumulation de ressentiment racial, le film laisse éclater la haine que refoulaient les deux hommes au cours d’une spectaculaire séquence de bagarre. Dans un premier temps, 48 heures utilise donc la haine interraciale comme défouloir pour l’ensemble du public, Blancs et Noirs étant finalement invités à prendre plaisir à l’affrontement physique entre Jack et Reggie. Point culminant de l’évolution du rapport entre les deux héros, leur affrontement permet au film de résoudre d’une manière très particulière les tensions raciales avec lesquelles il a joué jusqu’à présent. Avant cette bagarre, un policier blanc brutal écrasait un criminel noir, plutôt sympathique, mais manifestement irrécupérable. En d’autres termes, l’axe d’opposition le plus clair et le plus important du film se trouvait entre Blancs et Noirs et était redoublé par le gouffre indépassable tracé par la loi. Mais après s’être mutuellement roués de coups, les deux hommes deviennent des amis de confiance. Ce miracle passe donc par la représentation jouissive de la violence masculine, qui, loin de les avoir séparés, provoque ici leur rapprochement durable. De manière typiquement américaine, cette violence, comme l’argot agressif qu’emploient Jack et Reggie, sert d’abord à évacuer l’idée même d’une relation homosexuelle entre eux. Cependant, il ne faut pas s’arrêter à une constatation aussi générale, mais plutôt mettre cette violence en relation avec les autres axes d’opposition développés par le film. En effet, l’union des deux hommes se fait contre d’autres groupes et ne fait disparaître un fossé qu’en en créant d’autres qui, eux, servent à consolider l’union masculine. Les oppositions ainsi constituées sont fondamentales, car elles seules permettent de comprendre le sens de 48 heures, c’est-à-dire la manière dont il s’inscrit dans son contexte de production.
Opposition entre nos deux héros et les criminels tout d’abord, image miroir du couple Jack-Reggie, Ganz étant blanc et son complice indien. La première et la plus évidente conséquence du rapprochement entre Jack et Reggie est de montrer qu’il y une bonne et une mauvaise union interraciale, cette dernière étant dangereuse car elle rassemble deux prolétaires hors-la-loi, éternels Autres du cinéma américain. Les deux criminels représentent la menace d’une fraternisation entre Blancs et non-Blancs faisant partie des bas-fonds de la société, union qui met en danger l’équilibre de celle-ci.
Opposition entre hommes et femmes ensuite. Elaine, la fiancée de Jack, si elle sert au film à montrer que celui-ci est incapable de comprendre les femmes, passe en effet son temps à formuler des exigences d’engagement opposées à la direction globale de la narration et qui paraissent donc insignifiantes face au poids du récit et au déploiement jouissif de la violence masculine. Alors que Jack et la mission qu’il s’est donnée demeurent le sujet du récit, Elaine en reste un objet, son existence servant simplement à faire ressortir les défauts et les qualités du personnage masculin. Candy (Olivia M. Brown), une jeune femme noire que Reggie rencontre au cours du film, sert quant à elle à montrer combien ce dernier est irrésistible. Comme Elaine, elle n’est jamais négative ou ridicule, mais son rôle se limite à la mise en scène de l’opposition entre l’aisance de Reggie et la maladresse de Jack.
Les autres femmes du film, pour la plupart des prostituées, apparaissent le plus souvent les seins nus, notamment lorsqu’elles sont prises en otage et brutalisées par Ganz. Passives et terrorisées, elles ne sont que des obstacles. Actives, elles sont rapprochées de Ganz et représentent donc un véritable danger. Et cette misogynie n’est pas gratuite. Elle permet en effet d’opposer l’union masculine au féminin et pose l’exclusion des femmes comme condition à la fraternité entre Blanc et Noir. La scène de bagarre entre Jack et Reggie vient alors redoubler cette exclusion en donnant la maîtrise de la violence aux hommes et surtout en la désignant comme moyen de communication privilégié entre eux. Enfin, le culte que 48 heures voue aux pistolets de gros calibre trahit son souci d’attribuer aux hommes, et notamment à Jack, le pouvoir que ces armes représentent.
L’union masculine crée un troisième fossé, entre les hommes et la police, construite comme institution inefficace dont la hiérarchisation et les pesanteurs gênent l’activité masculine. Et cette opposition est développée tout aussi soigneusement que les deux premières. Incarnée par les deux collègues portant le costume cravate et respectant le règlement, cette police, incapable de réagir face à la sauvagerie de Ganz, se révèle incompétente et tragiquement vulnérable.
Plus globalement, la distance qui séparait les deux hommes au début du film apparaît comme une conséquence de l’institutionnalisation de leur personnalité. En effet, plus que les institutions bureaucratiques elles-mêmes, c’est leur emprise sur l’identité masculine qui constitue un obstacle à la fraternisation de Jack et Reggie. Par exemple, tant que le Blanc joue son rôle de policier, il reste autoritaire et raciste. Mais lorsque, après être devenu son ami, il explique à Reggie les raisons de son comportement, nous comprenons que ce n’était pas le vrai Jack qui insultait et menaçait ce dernier. Bien sûr, cela ne fait pas de Jack un être doux, toute sa brutalité étant alors redirigée vers l’Autre et les femmes. Reggie, de son côté, refuse d’aider véritablement Jack jusqu’au moment où il comprend que celui-ci n’est plus son gardien, mais son ami. Et c’est bien sûr la violence spectaculaire de leur bagarre qui fait voler en éclats le carcan de ces différences imposées en insistant sur ce que les deux hommes ont en commun : le corps masculin, représenté comme capable d’infliger et de supporter la douleur dans des proportions impressionnantes.
Caractéristique du cinéma de la première partie des années quatre-vingt, ce processus de rapprochement/opposition permet de recréer la fiction d’une masculinité américaine une et indivisible, dont la force et la violence permettent de défendre la société contre l’Autre. La particularité de 48 heures est de présenter l’union interraciale sous l’angle d’une complémentarité permettant au spectateur d’apprécier les qualités respectives du Blanc et du Noir.
Lancés à la poursuite des criminels, les deux hommes doivent se séparer. Jack rentre au commissariat, et Reggie, qui sait où se cache l’homme qu’il poursuivait, laisse un message à Jack et décide de l’attendre dans une boîte de nuit fréquentée par des Noirs. À l’intérieur, il se casse plusieurs fois les dents mais reste tellement sûr de lui qu’il plaisante en faisant mine de draguer l’imposant barman. Il finit par réussir à aborder Candy, qui n’est pas indifférente à son charme. Ayant appris où Reggie se trouve, Jack, furieux, prend sa voiture et conduit à toute vitesse pour le rejoindre. Le montage alterné oppose alors le Blanc colérique fonçant à toute vitesse dans les rues désertes, au Noir cool, dansant joyeusement avec une jeune femme. Jack finit par arriver sur place et chasse Candy d’un » Bonjour
et au revoir » autoritaire.
L’ambiguïté calculée du film est ici particulièrement perceptible. Dans la représentation des corps tout d’abord. Comme tant de héros blancs du début des années quatre-vingt, Jack ne fait qu’un avec sa machine et le film nous fait participer à cette fusion grisante en nous invitant à apprécier sa conduite brutale mais experte. Mais c’est avec le même enthousiasme que la séquence montre le spectacle des corps noirs, hommes et femmes s’épanouissant ensembles grâce à la danse et à la musique. Pour un spectateur agacé par l’insouciance lascive de Reggie, Jack apparaît alors déterminé à poursuivre l’enquête et son intervention rétablit un ordre menacé par l’hypersexualité du Noir. Mais pour un public qui reste méfiant envers l’autorité que représente Jack, ce dernier interrompt la drague joyeuse, libératoire, d’un tombeur plutôt sympathique. De même, la colère de Jack peut être comprise comme l’expression de son acharnement héroïque, ou d’un refoulement de tout ce qui tourne autour du corps et des femmes. Son attitude envers Candy peut apparaître comme un jugement lucide porté sur une femme facile, ou comme le caprice jaloux d’un jeune garçon outragé par l’idée qu’une fille lui prenne son camarade de jeu. Toute la séquence montre que Reggie ne pense qu’au sexe, mais elle montre également qu’à la différence de Jack, il est à l’aise avec les femmes. À ce titre, le montage alterné débute après que Jack se soit fait raccrocher au nez par une Elaine furieuse qu’il évite à nouveau la discussion pour retrouver Reggie. En d’autres termes, le film ne pose pas de jugement sur ces stéréotypes, mais se contente de les mettre en scène.
Tout de même contents de se retrouver, les deux hommes entament une discussion qui va résoudre ces ambivalences en donnant raison à chacun d’eux. Reggie commence par montrer discrètement à Jack qu’il porte désormais une arme et celui-ci acquiesce, reconnaissant qu’il lui fait désormais suffisamment confiance pour fermer les yeux. Comprenant que Reggie aurait pu s’enfuir, Jack le remercie d’avoir appelé et s’excuse du traitement qu’il lui a infligé jusqu’à présent : » Je ne faisais que mon boulot en t’engueulant « . » D’accord, mais ton boulot n’explique pas tout, Jack « , répond Reggie. Les deux hommes s’observent un instant et éclatent de rire. Habiles, ces dernières répliques suggèrent que l’excuse fournie par les policiers blancs à leur brutalité est un peu facile, mais le sourire bienveillant de Reggie absout Jack du racisme que ce genre de prétexte sert en générale à dissimuler. Impatient de rejoindre Candy, mais sans un sous en poche, Reggie demande à Jack de lui avancer l’argent de l’hôtel. Celui-ci accepte et lui lance un » amuse-toi bien ! » complice. Ne ratant pas une occasion de reprendre Jack, Reggie répond » Je ne vais pas m’amuser, je vais baiser, ok ? » le film rattrapant la dépendance financière du Noir par une pique vers l’immaturité du Blanc. La barman s’approche et, trouvant Jack seul au bar, lui lance d’un ton cassant : » Vous venez souvent ici ? « . » Bien sûr, c’est mon bar préféré ! » répond Jack, goguenard. Dans l’Amérique de 48 heures, le racisme est mort.
Mais la complémentarité entre les deux personnages ne s’arrête pas à leur sexualité et affecte également leurs statuts narratifs et visuels respectifs. Jack nous a été présenté dès le début du film, c’est lui qui a commencé l’enquête et ses actes tendent toujours à la faire progresser. Au contraire, les prises d’initiatives de Reggie, si elles restent positives, ralentissent ou interrompent le récit car l’acteur s’y livre aux imitations et aux plaisanteries qui ont fait son succès dans Saturday Night Live. À un niveau plus cosmétique, Reggie, qui a » la réputation d’être toujours élégant pour ces dames, » sort de prison avec un costume à neuf cents dollars et conduit une voiture de sport racée. Au contraire, Jack s’habille n’importe comment, parle peu et conduit une énorme voiture complètement décrépite. En insistant sur le caractère spectaculaire d’Eddie Murphy et en laissant le développement de l’action à Jack, 48 heures utilise à nouveau le meilleur des deux mondes.
Si cette stratégie, et la stricte division raciale qu’elle sous-entend, peut paraître choquante à un spectateur français, il est indispensable de la remettre en perspective avec les particularités du racisme, et du cinéma, américains. En premier lieu, l’équation entre le corps noir et le spectacle n’a pas aux Etats-Unis le caractère péjoratif qu’elle prendrait souvent en France. Les stéréotypes raciaux imprègnent tellement la société américaine contemporaine que l’utilisation de leur corps par les Noirs pour réussir, dans le sport ou le spectacle, est moins perçue là-bas comme la preuve de la ségrégation de la société que comme la preuve que les capacités naturelles des Noirs se situent du côté du physique. Se servir de leur corps comme moyen d’ascension sociale revient donc à réaliser leurs capacités, à investir le champ d’activité où ils sont potentiellement les meilleurs. Le fonctionnement de 48 heures consiste à reprendre cette division raciale à son compte pour mettre ses deux héros sur un pied d’égalité en rendant les » deux mondes, » non pas étrangers, mais complémentaires.
La fin du film reproduit ce système. Acculé, Ganz prend Reggie en otage et essaie à nouveau de forcer Jack à lâcher son arme. Celui-ci ne se laisse pas impressionner, tire froidement sur le tueur et parvient à le blesser alors qu’il se tenait derrière Reggie et le menaçait. Après cet exploit, le montage revient sur son visage froid et déterminé. Ganz fait l’erreur de se relever en gardant son arme à la main et Jack l’abat. Cette exécution permet au policier de rétablir l’ordre et de clore le récit d’une manière qui réaffirme sa maîtrise de la violence. Alors que Reggie, mis dans la même position que les trois femmes prises en otages au cours du film, est réduit à la passivité, Jack réaffirme définitivement ses capacités supérieures, comme le prouve un gros plan sur le visage de Reggie, estomaqué par tant d’adresse et d’audace.
La séquence suivante rétablit l’équilibre entre les deux personnages en montrant comment Reggie se comporte avec Candy. Les dialogues nous font d’abord comprendre qu’il vient de faire la preuve éclatante de sa virilité. Le début du film nous avait laissé mesurer l’insuffisance de Jack. Incapable de discuter calmement avec Elaine, sa maîtresse, il serait parti en claquant la porte si celle-ci n’avait pas fait l’effort de lui rappeler qu’elle tenait à lui. La fin du film nous laisse voir combien la relation entre Reggie et Candy est différente. Bien que Jack l’attende en bas, Reggie ne se sert pas de ce prétexte pour quitter Candy précipitamment mais exprime au contraire des regrets à devoir partir si vite. Candy ne prend pas une attitude maternante et lorsque Reggie lui dit » à bientôt « , le film suggère qu’une relation plus sérieuse pourrait commencer lorsqu’il sortira de prison. Il rejoint ensuite Jack, qui s’empresse de lui demander » comment ça s’est passé. » Sûr de lui, Reggie répond » Ne me prend pas pour un abruti de macho, Jack. »
Une partie significative de ce travail est consacrée à l’analyse de la représentation des rapports de sexes. Loin de nous écarter de notre sujet principal, un personnage d’homme noir américain, cette approche nous permet au contraire de comprendre la fonction et le sens de ce dernier. En effet, de telles répliques montrent que c’est principalement par son rapport aux femmes et à la sexualité que le Reggie s’oppose à Jack. Plus précisément, que le Noir est défini non seulement comme personnage positif, mais surtout comme supérieur au Blanc, supériorité que l’ensemble du public, et pas seulement les Noirs, est invité à apprécier. Cette appropriation du point de vue des femmes, encore plus claire ici que lors de la séquence de la boîte de nuit, ne sert pas à faire de Reggie un féministe éclairé. Mais elle montre par contre que, pour lui, les femmes et leurs aspirations ne sont pas un monde étranger et incompréhensible, comme elles le sont restées pour l’éternel petit garçon que demeure Jack, dont l’immaturité se retrouve dans la complicité qu’il essaie d’instaurer avec Reggie aux dépens de Candy.
Héros blanc typique de la culture américaine telle qu’analysée par Leslie Fiedler dans son livre fondateur, Jack trouve dans l’aventure et la compagnie masculine un refuge face aux exigences de maturité formulées par les femmes, exigences dont la puissance domesticatrice l’empêcherait d’affirmer son identité grâce à la violence. Car c’est bien son identité qui est ici en jeu, comme le prouvent l’acharnement avec lequel il poursuit Ganz ou son refus d’accepter l’argent de Reggie. En effet, il ne s’agit pas simplement pour lui de faire son travail de policier, mais bien de se racheter moralement pour la faiblesse qui a indirectement permis à Ganz de tuer son collègue, sous ses yeux, et avec son propre pistolet. Là encore, le film donne des motivations et une place dans le récit très différentes au Blanc et au Noir, mais sans jamais privilégier l’un ou l’autre. Reggie ne poursuit pas Ganz pour se prouver en tant qu’homme, mais simplement pour récupérer son argent. Mais un personnage qui ne fonde pas son identité sur la violence ne pourra jamais se mesurer au monstre qu’est Ganz. Existant essentiellement à travers le spectacle et la parole, Reggie, nous l’avons vu, ne peut que devenir la proie de Ganz, laissant au Blanc le monopole de la violence purificatrice.
Nous avons commencé ce travail en mentionnant certains défauts de l’approche choisie par Régis Dubois. Il ne s’agit pas ici de s’opposer à ce livre en particulier, mais de montrer que ce genre de travail n’a rien à voir avec l’analyse des représentations. En effet, 48 heures ne doit pas son succès à la reproduction de clichés raciaux, mais à leur manipulation. Stratégie permettant de plaire à tous les publics, notamment en construisant une complémentarité complexe entre Blanc et Noir, qui fait appel à des stéréotypes fondateurs de la culture américaine. L’idée que la réussite d’Eddie Murphy à l’intérieur de la culture de masse l’oblige à adopter un discours réactionnaire correspond au vieux réflexe moderniste, encore dominant en France, qui fait des productions culturelles à vocation commerciale l’expression du conservatisme des masses obtuses et réserve à la seule culture cultivée le monopole de la contestation et de l’engagement politiques.
Un tel simplisme empêche de comprendre le fonctionnement polysémique du cinéma hollywoodien et relève d’une sociologie naïve qui confond cinéma et réalité. Il est vrai qu’une approche plus sérieusement sociologique de ce film pourrait en faire l’illustration de l’omniprésence des stéréotypes raciaux dans la culture américaine. Mais une telle étude devrait se garder de porter un jugement sur le » racisme » du film avant d’avoir analysé son fonctionnement. De plus, même si ce domaine ne constitue pas notre objet d’étude, une telle accusation ne fait aucun cas de la réception. Or, on ne peut ignorer le plaisir que ces films donnent à leurs spectateurs, Noirs y compris, ni le ramener à leur » aliénation, » sous peine de retomber dans le réflexe moderniste évoqué plus haut.
Ne nous y trompons pas. Si Eddie Murphy tient le rôle titre aux côtés de Nick Nolte, c’est seulement parce que le cinéma de l’époque obéit à une double contrainte. L’une stratégique, s’adresser au public le plus large possible. L’autre d’ordre culturel, reconstruire la fiction, brisée par les années soixante, de la grande fraternité masculine. Cependant, aussi problématique que cela puisse paraître, Eddie Murphy a acquis du pouvoir dans l’industrie hollywoodienne et son statut de star amène les films où il tourne à mettre en valeur ce qu’il représente. Il est possible de critiquer l’utilisation politique que fait l’acteur de ce pouvoir, mais 48 heures prouve qu’il lui permet, consciemment ou non, de retourner des clichés raciaux à son avantage. À travers Reggie Hammond, Eddie Murphy propose un personnage de Noir dont les traits essentiels, l’aisance avec les femmes et par rapport au corps et à la sexualité, sont non seulement positifs et pris au sérieux par la culture américaine, mais surtout opposés aux déficiences du Blanc dans les mêmes domaines.
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