Edito 53

Economie de la débrouille

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Indépendance cha cha tozui e
Oh ! Kimpuanza cha cha tubakidi
Oh ! Table Ronde cha cha babagné o
Oh ! Dipanda cha cha tozui e
(L’indépendance cha cha, nous l’avons conquise
Oh ! L’indépendance chacha, nous l’avons obtenue
Oh ! La Table Ronde cha cha, ils l’ont remporté
Oh ! L’indépendance cha cha, nous l’avons conquise)

Joseph Kabasele – « Grand Kallé », 1960 (disque 45 t Surboum African Jazz, AJ001)
Indépendance se traduit par Kimpuanza en kikongo et Dipanda en lingala

Voilà un pays où tout manque. Depuis, le milieu des années 70, le Congo-Zaïre s’est progressivement enfoncé dans la crise. Défaillance et déclin de l’Etat, déliquescence des services publics, salaires-pourboires des fonctionnaires les engageant à chercher d’autres revenus, désalarisation (l’informel remplaçant le salaire), pénurie généralisée, dollarisation de l’économie (le dollar comme seule monnaie sûre), une pauvreté qui devient misère, un enclavement du pays coupant toute coopération… Tout cela conduit à la violence civile, à l’inscription de toute la vie sociale dans un rapport marchand, à la dominance d’une logique monétaire dans les rapports humains, à une perte des repères moraux remplissant les églises ou accréditant la sorcellerie.
Et la guerre et les massacres comme cerise sur le gâteau.
Voilà une ville qui fut Kin-la-belle et qui n’a pratiquement plus de voirie ni de transports en communs. Une ville laissée à l’abandon, traversée par des troupes de marcheurs, où les ornières sont devenus des lacs et les ordures s’entassent jusqu’à devenir chaussée. Kin-la-joie est devenue un cri. Franchement, ce n’est pas la ville en elle-même qui me donne envie de revenir à Kin, ce sont les Kinois. Car ce cri, ils le poussent, et ce n’est pas un cri de désespérance. Ce cri a le rythme qui a fait danser toute l’Afrique et ne les a jamais quittés. Il a la dignité de ceux qui savent que rien ne viendra de l’extérieur et qu’il faut se débrouiller par soi-même.
Mais comment parler de Kinshasa sans la mythifier ? Comment partager l’enthousiasme que cette vitalité fait naître sans en faire comme souvent la projection de nos fantasmes ? Comment rendre compte de ce brouhaha artistique sans élire de notables exceptions au détriment d’une vision d’ensemble ?
En laissant la parole aux acteurs qui vivent sur place le quotidien de Kin (merci au ministère des Affaires étrangères pour cette subvention du fonds d’action culturelle qui nous permet de réaliser ces dossiers consacrés à un pays). En confiant la coordination de ce dossier à une jeune journaliste éloignée des pouvoirs et qui n’a pas froid aux yeux. En cherchant à témoigner des logiques qui sous-tendent la vitalité culturelle.
Car enfin, Kin est incroyable ! Cette ville démunie de tout et presque sans soutiens parvient à réaliser ce que les autres peinent à faire depuis si longtemps : produire son propre agenda culturel, organiser la circulation des spectacles entre les quartiers, faire exister une création dans la pénurie, transformer la survie en résistance créative.
Kin est une leçon. Et ce n’est pas un hasard si ce dossier ferme une page pour en rouvrir une autre. Dernier Africultures mensuel, ce dossier préfigure ce que sera notre nouvelle formule trimestrielle à compter de mars 2003 : l’ancrage dans les réalités pour conjurer les mythes, et la volonté de comprendre le temps présent ; le témoignage de la nécessité d’une création et la mise en exergue de sa diversité et de sa contemporanéité ; la parole des créateurs et les débats critiques. Une continuité certes, mais dans l’approfondissement et l’ouverture à des formes jusqu’ici inexplorées dans nos colonnes.
Mais une continuité aussi dans l’indépendance qui nous oblige à faire avec ce que l’on a, sans les perfusions institutionnelles, pour faire beau dans la simplicité. Peut-être est-ce cette commune économie de la débrouille qui, par l’engagement et la créativité qu’elle suppose, nous permettra d’être en phase avec notre sujet, de rendre compte avec justesse de cette Afrique qui nous habite, de Kinshasa et d’ailleurs.

A lire sur l’économie populaire informelle : Manières de vivre – économie de la « débrouille » dans les villes du Congo/Zaïre, sous la direction de Gauthier de Villiers, Bogumil Jewsiewicki et Laurent Monnier, Cahiers africains n°49-50, L’Harmattan/Cedaf 2002.///Article N° : 2695

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