Eh sanga

De Sia Tolno

Coup de foudre
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Dès qu’on entend une telle voix, inutile d’être grand clerc pour lui prédire un bel avenir ! Parmi les trop rares chanteuses africaines qui ont émergé ces derniers temps sur la « sono mondiale », cette jeune Guinéenne s’impose d’emblée par un potentiel vocal exceptionnel : diction parfaite dans une demi-douzaine de langues, expressivité impressionnante, justesse absolue, intelligence du texte, et tout et tout.
Sia Tolno a de qui tenir : Kissi, elle est héritière d’un peuple qui a toujours été admiré pour ses dons musicaux… c’est même le premier peuple africain auquel un grand musicologue européen (André Schaeffner) a consacré une étude sur place (de 1945 à 1949). Dans un livre passionnant ce génial écrivain, ami intime de Debussy, insistait sur la beauté des chants féminins chez les Kissi (1).
Le titre de ce cd, « eh sanga », signifie en kissi « la souffrance ». C’est sûrement la plus belle chanson du disque, et Sia sait de quoi elle parle, hélas, car les Kissi ont trop souffert. Installés depuis le XIX° siècle en pleine forêt entre le sud de la Guinée, la Liberia et la Sierra Leone, ils en ont bavé : les derniers raids esclavagistes (ceux du sanguinaire chef de guerre Samory Touré), les exactions de la colonisation et pour finir (du moins on l’espère) la boucherie organisée par la filière internationale du diamant, mensongèrement baptisée « guerre civile ».
Sia Tolno est jeune, mais elle a vécu toute cette horreur de très près.
Chanter dans les camps de réfugiés, certes elle n’est pas la seule à l’avoir fait, mais cela a été très longtemps sa principale activité.
Cet album est son troisième, le premier destiné à l’exportation, après deux k7-cds qui ont eu du succès en Guinée : « Voix de la forêt » et « Passeport ». Sur la toile, on peut voir un clip où elle démontre ses talents dans le genre « zouk love ». Pas mal dans le genre, d’ailleurs !
Pas comparable cependant à la plupart des morceaux de « eh sanga ».
En 2002, Sia Tolno gagne le prix de la meilleure chanteuse au concours « Djembés d’or », à Conakry. Il faudra attendre six ans pour que sa réputation atteigne Libreville (Gabon) où elle fait sensation lors d’une émission de télévision. Les grandes oreilles se rencontrent, toujours, et c’est Pierre Akendengue qui a recommandé à José da Silva – le mentor de Cesaria Evora – de prendre en charge Sia Tolno.
Le résultat est dans l’ensemble une réussite : le disque est agréable à écouter de la première à la dernière note. Durant cinquante-quatre minutes et dix-huit secondes, on est subjugué par la voix de la nouvelle diva guinéenne, aussi émouvante qu’impressionnante.
On est admiratif à l’écoute des splendides arrangements (tantôt funky tantôt afro-cubains ou purement mandingues) de Kanté Manfila, le génial compère de Salif Keita. On se régale aussi de l’élégance avec laquelle Sia Tolno jongle entre le gospel (qui a été son école de chant) et les rythmes afro-cubains (bénéficiant ici comme Cesaria de la complicité de musiciens de l’Orquesta Aragon).
Admiratrice éperdue de Nina Simone, Sia Tolno maîtrise à la perfection le blues et le jazz, tout comme la musique mandingue.
Elle est aussi capable (comme dans « Poe ya eh yema num ») de rivaliser avec Aretha Franklin aussi bien qu’avec Janis Joplin !
Dans le premier morceau du disque, « African Dreams », le refrain est « Mama Africa », et j’ai pensé que c’était un hommage à Miriam Makeba, ce que Sia a nié énergiquement. Pourtant, sans oublier que Miriam Makeba a vécu longtemps en Guinée, je ne vois pas quelle autre chanteuse actuelle s’en approche davantage.
Sia n’est cependant pas qu’une imitatrice surdouée. La preuve se trouve notamment dans quelques morceaux étranges qui nous font penser qu’elle pourrait devenir une grande chanteuse de jazz.
Elle l’est déjà, c’est évident. Il suffit d’écouter, entre autres, « La penqui choevuh », ou « Mi yiehmandou ». Le seul problème de ce cd, c’est qu’on y sent parfois un peu trop la « patte » (pourtant délicate) des producteurs, et pas assez l’extrême liberté, manifestement géniale, de cette nouvelle « amazone de Guinée ».
Un disque formidable, donc, quoique du genre imparfait.

1. André Schaeffner : « Le sistre et le hochet » (Éd. Hermann)Eh sanga, Sia Tolno (lusafrica / Sony Music)///Article N° : 8864

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