Depuis son apparition au début du 20ème siècle sur le continent africain, la bande dessinée éditée en langue locale a toujours eu une grande importance. Je vous propose donc un tour d’horizon d’une situation linguistique éminemment complexe à travers ce petit bout de lorgnette parfois éclairant que peut constituer le 9ème art. Dans ce premier chapitre, j’aborderai la situation de la bande dessinée en langue swahili. Celle-ci a une sphère d’influence assez importante en Afrique : Kenya et Tanzanie, bien sur, qui l’ont adopté comme langue officielle, la RDC pour qui c’est une des quatre langues nationales mais également le Rwanda, le Burundi et les Comores. Seule une partie de ces pays édite de la bande dessinée dans cette langue : le Kenya, la Tanzanie et la RDC.
S’il n’y a aucune situation identique d’un pays à l’autre, on peut noter cependant que la diffusion des langues locales via la BD tient à plusieurs aspects :
- De façon générale, le statut des langues locales – leur officialisation comme langue nationale ou officielle mais aussi leur présence à l’école comme médium d’apprentissage – a une influence importante sur leur diffusion par l’écrit au sein de la population.
- L’unicité linguistique d’un pays a également des conséquences, le nombre de locuteurs étant un facteur de poids dans la diffusion d’une langue.
- Et enfin, l’histoire du pays qui fixe souvent son rapport à sa (ses) langue(s).
Se pencher sur l’état de la bande dessinée en langues « africaines » c’est aussi faire l’état des lieux des rapports qu’entretiennent les différents pays africains avec leur patrimoine linguistique et culturel.
La BD swahilie en Afrique de l’est
L’Afrique de l’est (Kenya et Tanzanie) a une longue histoire en matière de presse. A l’époque coloniale, plus de 40 journaux étaient diffusés sur le territoire du Tanganyika (future Tanzanie) et un nombre probablement plus important encore au Kenya. Parmi ces titres, aucun ne contenait de bande dessinée quelle que soit la langue du support. La seule Bande dessinée que l’on pouvait y trouver était visible dans la publicité et toutes étaient en swahili.
En effet, dès août 1940, le journal swahiliphone de la mission catholique de Mombasa, Rafiki yetu, se servait déjà de la BD dans des réclames publicitaires pour le thé : CHAI inakupa Nguvu (le thé qui vous donne de la force). Cette série publicitaire sera reprise le mois suivant dans Mambo leo, un mensuel publié par l’administration du territoire. Ce ne sera que le premier d’une longue série, durant les années qui suivront énormément de BD publicitaires en swahili mettant en scène des africains seront diffusées dans des journaux édités en swahili, aussi bien au Kenya (le quotidien Tazama, diffusé à 17 000 exemplaires ou Taifa, l’hebdomadaire Baraza) qu’au Tanganyika (Baragumu). Le nombre de produits concernés étaient aussi importants que variés : médicament contre la malaria, savons, cigarettes, vélos, la fameuse margarine Blue band[1], le chocolat Cadbury, les pneus Michelin….
Il y eut même des séries BD publicitaires comme celles mettant en scène Juma, un garçon qui tue un cobra à mains nues, empêche un train de dérailler ou se bat contre des voleurs de bétail et tout cela grâce à la margarine Blue band ! On peut aussi citer les aventures sportives de Tomasi Tembo (Thomas l’éléphant) qui remporte tous les défis sportifs possibles grâce à la marque de cigarettes qu’il fume.
En octobre 1951, le bulletin mensuel officiel du Tanganyika, Mambo Leo, démarrait Picha za kuchekesha (dessins pour faire rire) d’un artiste inconnu – probablement européen – qui signait C.S.S. La série dura au moins jusqu’à l’année 1954 et ne mettait pas en valeur les africains.
Le premier dessinateur en langue swahili dont on soit certain qu’il était africain, était William Agutu[2] qui a démarré le 27 février 1952 la série Mrefu (« le grand ») dans le journal kényan Tazama. En parallèle, une autre série nommée Rita, d’auteur inconnu, fut diffusée dans ce même journal de 1954 à 1960. Commencé en anglais (ce qui laisse à penser que cette série n’était originellement pas dessinée pour Tazama), la série fut ensuite publiée en swahili à partir de l’année 1960. Les africains n’y étaient pas mis en valeur et collaboraient même avec le régime colonial puis luttaient contre le communisme.
Cette série sera rejointe en 1955 par Juha kalulu d’Edward Gicheri Gitau (né en 1930) dans Tazama également. Après la disparition de ce titre, Juha kalulu aurait été édité par un autre journal swahiliphone, Baraza[3] (créé en 1939). Enfin, la série fut définitivement reprise par le Taifa leo, la version swahilie du plus populaire des journaux kenyans de l’époque, le Daily nation. Au départ hebdomadaire, Taifa leo devint quotidien par la suite. Personnage un peu stupide, Juha possède en swahili une connotation d’absurde et Kalulu est une expression Nyasa pour lièvre. Juha Kalulu aime dormir, n’est jamais bien habillé, manque toujours d’argent et place toujours ses amis dans l’embarras. Il est marié à Seera qui semble « porter la culotte ». Le couple a une fille et un fils, Ujimoto (« porridge chaud »), et si Kalulu et Seera ne semblent jamais vieillir, Ujimoto grandit au fil des épisodes et des années. Cette série de strips durera jusqu’en 2016, à la mort de son auteur à l’âge de 86 ans[4].
En Tanzanie, la première BD non-publicitaire en swahili sort le 9 août 1956. Il s’agit de Juha Kasembe na Ulimwengu wa leo (Kasembe l’idiot et l’environnement moderne) de Peter Paulo Kasembe, que l’on peut considérer comme le premier bédéiste tanzanien au sens moderne du terme. Première série de la région à utiliser des phylactères, Juha Kasembe se serait probablement arrêté à la fin de l’année 1957. Par la suite, en 1959, Kasembe sortira Mhuni Hamisi (Hamisi le hooligan), série dessinée en style réaliste qui constitue la première série d’aventure de la BD swahili.
Dès le début des années 60, les églises protestantes publient des BD en swahili. Cela donnera Hadithi Yesu Alizosema (Paraboles de Jésus) qui débuta en juin 1961 dans la revue luthérienne Uhuru na Amani (Liberté et paix), série clairement destinée à un public africain et non traduite de l’étranger. Par la suite et jusqu’à aujourd’hui, à des fins d’évangélisation, l’église diffusera régulièrement des Bd en swahili, en Afrique de l’est comme ailleurs sur le continent.
À partir de 1967, Uhuru, le journal du parti unique de Tanzanie, commence à publier une série de strips intitulée Chakubanga de Christian Gregory. Celle-ci durera une quinzaine d’années.Le premier magazine de bande dessinée en swahili a été fondé en Tanzanie au tout début des années 80 par Saidi Bawji et Niko Yambajo. Ils ont fusionné les deux premières lettres de leurs prénoms pour appeler ce magazine SANI. Malgré la crise économique en Tanzanie et la querelle entre les héritiers des fondateurs, celui-ci durera plus de vingt ans avant de changer son format de magazine en tabloïd en 2003 (le journal continuera cependant à proposer des trips et parfois des planches de BD). Le plus célèbre des dessinateurs du journal est Philip Ndunguru (né en 1962), considéré comme le père de la BD tanzanienne.
Philip Ndunguru, père de la BD tanzanienne.
Après des études d’art, il rejoint en 1980 Sani et en devient le dessinateur principal. Il y fit ses classes et, en parallèle, perfectionna son travail, en particulier auprès d’un peintre, Raza, qui lui enseigna l’art de la couleur et de Msoke, un enseignant en art ougandais de l’Université. Avec un autre dessinateur du journal, S.M.M. Bawji, il lance une série, Chaka la Mauti, puis, tout seul, Kipigo cha Dunia avec comme personnage principal Mzee Meko. Puis, il crée d’autres personnages comme Dr Love Pimbi, le villageois Kipepe, Lodi Lofa, vieil homme à la voiture toute pourrie et surtout sa série la plus connue, Ndumilakuwili[5], sorte de personnage à la Andy Cap. En 1981, une pénurie de papier interrompt la diffusion de Sani. Ndunguru part alors travailler pour la société Continental publishers, s’installe à son compte, expose ses dessins puis part voyager au Zimbabwe et en Suède.
Le 5 janvier 1985, il publie son premier strip au Kenya Leo supplément swahili du Kenya times, principal journal anglophone de Nairobi, dans lequel il reprend le personnage de Ndumilakuwili sous le nom de Kazibure (travail inutile). Ce n’était pas la première incursion du Kenya leo dans la BD, puisqu’entre mai 1983 et novembre 1984, Visa vya Mtupeni (les aventures de Mtupeni) – strip destiné à concurrencer Juha Kalulu et dessiné par Oswaggo – paraissait chaque jour dans le journal. Kazibure aura tellement de succès que, trois semaines après ses débuts, il fera également son apparition dans le Kenya times, toujours en swahili[6].
Ndunguru deviendra très populaire dans le pays jusqu’à sa mort en mai 1986, du fait d’un accident de voiture à l’âge (probable) de 24 ans[7]. Sani sortira un numéro spécial en sa mémoire. Ndunguru a eu une énorme influence sur la bande dessinée et la caricature Swahili. Les personnages qu’il a inventés dans Sani ont continué à paraître après sa mort sous d’autres signatures dans le journal (Oswaggo reprendra Kazibure sous le nom de Madenge) et ses séries inspireront bien d’autres artistes, diffusés dans des magazines de BD comme Tabasamu et Bongo qui naitront dans les années 90 et concurrenceront fortement Sani.
Les auteurs les plus connus qui viendront par la suite seront Ibra Radi Washokera puis John Kaduma (aujourd’hui décédé) avant de partir vers d’autres titres (Bongo puis Tabasuma au milieu des années 90). Ces dessinateurs feront l’objet de transferts entre les différents organes de presse en fonction des opportunités. En effet, à cette époque, le mouvement du Mageuzi – version Tanzanienne de la perestroika – entraine la libéralisation du secteur des medias.
Une floraison de titres apparut alors sur les étals des marchands de rue, à tel point, qu’au début des années 2000, on pouvait compter plus de 50 titres de magazines de BD dans le pays, à un prix oscillant entre 50 et 60 cents, soit l’équivalent d’une bouteille de bière.Disponibles en plusieurs formats, ces journaux pouvaient proposer des strips classiques (Kingo, Bi Mkora), des caricatures politiques (katuni za kisiasa). Il y avait également des titres (Sani, Bongo, Tabasamu) qui proposaient des séries BD en continu sur une page entière ou une demi-page. Certains magazines sont entièrement dédiés à une seule série (Kisiki cha Mpinogo ou Titanic). L’offre est également variée en terme de contenu, allant de l’humour (appelé katuni za vichekesho) au romantique (katuni za mapenzi) en passant par le religieux (katuni za dini), l’érotisme (flirtant même avec la pornographie) ou la publicité (katuni za kibiashara). Certains titres ont même été créés par des ONG dans un but éducatif (katuni za elimu)[8] et forment une catégorie à part, suivant en cela une certaine tradition d’éducation dans l’art populaire swahili, qui, outre le divertissement, se donne souvent pour but d’éduquer le peuple.Tous ces titres cumulés permettront l’émergence de plusieurs dizaines de dessinateurs dans le pays, faisant de la Tanzanie le plus important fournisseur de talents graphiques d’Afrique de l’est. Bien des dessinateurs commenceront leur carrière à cette époque : John Kaduma, déjà cité, Noah Yongolo (Kingo, Mzalendo, Burudani), Robert Mwampembura (Kingo), Mohamed Mussa Kassam (Bata King), Chris Katembo (Sani)…Le journal qui aura le plus de succès est Kingo (né en 1993) diffusé dans toute la région – qui accueillera les planches des meilleurs dessinateurs du pays : son fondateur James Gayo, Paul Kelemba, Paul Ndunguru (frère cadet de Philip) … – ainsi que Bongo et Tabasamu.
Par la suite, dans les années 2000, une nouvelle génération de dessinateurs apparaitra dont les plus connus parmi eux sont Masoud Kipanya, Kijasti et Fred Halla. Moins cher à produire que du A4, le format A5 devient populaire, en particulier pour les bandes dessinées « pour adultes » comme Kula Mtoto wa Bosi, Mama Huruma ou Jumbo, mais aussi pour des BD fantastiques comme Kisiki cha Mpingo. A la fin de l’année 2001, le gouvernement tanzanien interdit les bandes dessinées pornographiques. Publié au format A5, le premier numéro du magazine de bande dessinée Kibiriti Ngoma (en argot, prostituée[9]) apparait au début de l’année 2002. Il n’est pas inhabituel de nommer un magazine de BD d’après un mot d’argot désignant une femme. Il y a par exemple Mama Huruma (la mère de la pitié), Sanda ya Changudoa (le suaire de la prostituée), Kula Mtoto wa Bosi (Manger le bébé du patron) Certains n’ont pas de connotation sexuelle directe comme Maua (fleur). Cependant, Maua ne loue pas seulement la beauté des femmes mais indique également qu’elles peuvent être cueillies et qu’il y en a de nouvelles qui fleurissent tous les jours pendant que les anciennes se fanent. Tous ces titres suggèrent qu’il faut s’attendre à des histoires de sexe et du scandale et que la femme y est également réduite à être un simple objet de plaisir. Cette période correspond à ce que Charles Kayoka appelle le «phallucentrisme dans sa forme la plus pure ». D’autres noms de bandes dessinées se réfèrent plus à l’humour comme Tabasamu (sourire) ou sont des acronymes des noms de leurs éditeurs comme Sani et Ambha. Le contenu de Kibiriti Ngoma, publié par Wasaa Publications, est un mélange d’histoires d’amour (katuni za mapenzi), relativement longues (jusqu’à 14 pages) et de planches humoristiques parfois sérialisées (katuni za vichekesho).
L’importance du dessin de presse et de la bande dessinée sera telle dans les deux pays que de nouveaux mots swahilis seront inventés pour les designer de part et d’autres de la frontière : Katuni (dérivé probable de cartoon) pour les caricatures et Hadithi za michoro (histoires dessinées) pour les BD en Tanzanie ainsi que Kibonzo au Kenya. Mais progressivement, les journaux Tanzaniens favoriseront le dessin de presse et la caricature politique aux dépends de la bande dessinée, dont les planches ou les strips occupaient plus d’espace.
Le Kenya a également connu la naissance de magazines de BD, dont le plus connu est Jo, fondé par Terry Hirst dans les années 70, ou la collection Pichadithi series dans les années 80. La BD, sous forme de planches ou de strips, est également très présente dans les journaux généralistes, les dessinateurs se partageant entre celle-ci et le dessin de presse, souvent politique. Mais l’essentiel de cette production est en anglais.
La manifestation la plus visible de bandes dessinées en langue swahili vient de la maison d’édition Sasa Sema, qui, entre 1996 et 2000, publia à 4000 exemplaires neuf bandes dessinées créées localement en quadrichromie et imprimées sur du papier glacé de belle qualité. Parmi ces albums, au moins 5 étaient en swahili : Gitonga de Stano (Stanislas Olonde) sorti en 1996, Manywele de Tuf (Samuel Mulokwa Masawi) en 1998, Safari ya anga za juu de Anthony Mwangi en 1997, Macho ya mji (Les yeux de la nuit) de Ruth Wairimu Karani en 1997 et Abunawasi de Gado (Godfrey Mwampembwa) en 1996. Malgré un certain succès au départ, la sortie des titres s’arrêta en 2000 pour des raisons diverses[10]. Cependant pendant 5 ans, les librairies proposèrent à la vente des titres de Sasa Sema et le Ministère de l’Education en a conseillé cinq comme livres potentiels pour l’enseignement. Enfin, deux ouvrages, Abunuwasi de Gado et Manywele de Tuf, ont fait l’objet d’une réimpression. Les ventes ont démontré qu’il existait un marché fiable pour des albums produits en swahili.
Par la suite, l’année 2010 voit la création d’une revue mensuelle de bandes dessinées en swahili[11], Shujaaz, toujours diffusée et qui compte à ce jour près de 130 numéros. Financé par une ONG, distribué gratuitement (le tirage atteint 1 million d’exemplaires chaque mois), Shujaaz se décline également sous forme d’émission de télévision, de radio et d’un site Internet. Cette plateforme numérique vise à aider à améliorer la vie et les moyens de subsistance des jeunes en Afrique de l’Est (le même programme a été lancé par la suite en Tanzanie) en leur servant de source d’inspiration, de partage et d’échanges.
La BD swahilie en RDC
La RDC est LE grand pays de la bande dessinée sur le continent, y compris à l’époque coloniale. Parallèlement, le colonisateur Belge avait une politique favorable envers les quatre langues nationales qu’étaient (et sont encore) le lingala, le Kikongo, le Tshiluba et le swahili[12]. Il existait une presse régionale importante dans ces langues et les cours étaient donnés dans la langue concernée dès l’école primaire, le français étant introduit progressivement pour s’imposer à compter du secondaire. Il n’est donc pas très étonnant que l’on trouve des traces de BD en langue swahilie dès les années 40. À Léopoldville, le magazine Nos images, fait paraître à partir de 1946 en français, lingala, swahili, kikongo et chiluba, Les Aventures de Mbumbulu, première série dessinée Congolaise. Elle est le fruit du talent du frère Marc Wallenda (pseud. Masta). Diffusé à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires à travers toute la colonie, Les Aventures de Mbumbulu sont tout d’abord destinées à apprendre aux indigènes « à rester à leur place » et à se comporter de façon « civilisée », chaque histoire se terminant par une phrase moralisatrice. Le lectorat étant essentiellement occidental, ces prémisses ne constituent pas les réels fondements d’une BD proprement africaine.
A la même époque, on peut noter la réédition de La plus belle histoire, originellement éditée en 1947 chez Fleurus France, œuvre de Frédéric-Antonin Breysse (dessins) et de l’abbé Gaston Courtois (textes), qui fut le premier album de bande dessinée disponible en langues africaines car diffusé en langue ewondo au Cameroun et en swahili au Congo Belge. Dans les années 50, des strips en swahili sont régulièrement visibles dans des revues plus généralistes. C’est par exemple le cas du strip Rukukuye qui fut publié dans la revue missionnaire Hodi au début des années 50. À Stanleyville, Mwana shaba a également publié des planches dès 1957 avec la série Mwisho ya hadisi ya kawayawaya. Puis en 1958, les journaux Matafari et Kabengele publient Bibi mpotevu. Enfin, de 1959 à 1960, c’est le cas de la série Mambo ya sasa ya kawayawaka qui se déroulait dans le milieu du sport. Les auteurs étaient inconnus. Par la suite, Mwana shaba sortira une édition pour la jeunesse et abandonnera le swahili dans ses séries BD[13].
A l’indépendance, l’école passe quasi-intégralement en français dès l’école primaire et les publications en langues nationales se raréfient, BD inclue. Seule, dans les années 70, la production religieuse échappe à ce phénomène. C’est le cas des éditions Saint-Paul de Kinshasa qui vont inonder le continent d’albums hagiographiques sur des saints ou des béatifiés africains dessinés par des auteurs locaux. Ces albums, d’une qualité graphique incontestable, ont été diffusés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans plusieurs langues africaines, dont le lingala, swahili, kikongo, malgache, tshiluba, kinyarwandais… ou internationales (anglais, français, portugais). Toujours diffusés de nos jours, ce sont les premiers (et, hélas, derniers) best-sellers de l’histoire de la BD sur le continent[14].
Par la suite, les seules productions BD en swahili sont des œuvres de sensibilisation, pilotées par des ONG ou des services de coopération mais en aucune façon des œuvres commerciales. Les thèmes explorés peuvent être divers comme la sensibilisation à la démocratie comme le montrait l’une des premières du genre : Raia katika maendeleo : Zaïre uchaguzi huru na wa kidemokrasi version swahilie de Peuple en action : Zaïre, élections libres et démocratiques, dessiné en 1994 par albert Luba Ntolila. La thématique principale reste cependant le Sida et ce, depuis trente ans. Cela a commencé en 1992 avec Usiue Mama kwa sida (Ne tue pas maman par le Sida aux éditions Étoile de Noël en 1992) de Bongo Liz, cela a continué avec d’autres commandes comme Maman, le VIH peut contaminer l’enfant que tu portes ! (de Tetshim) pour le compte d’Amka avec une version parallèle en swahili. Des auteurs plus connus ont également produit ce type d’albums de commande comme Barly Baruti (Maïsha ni lazima, trad. de Mon trésor, c’est ma vie) publiée par le PNMLS (Programme national multisectoriel de lutte contre le Sida), Jason Kibiswa, auteur de deux albums de sensibilisation autour du personnage de Mopila : Sur la piste de la santé familiale (sensibilisation des jeunes filles au VIH) mais aussi Sur la piste des affaires foncières (sensibilisation au respect du droit de propriété).
D’autres auteurs (quasi-systématiquement de l’Est du pays, où le swahili est parlé) compte d’autres BD de sensibilisation en cette langue. C’est le cas de Flavien Ntangamyampi qui, de 1994 à 2000, a produit plusieurs BD de sensibilisation en swahili pour la GTZ (coopération allemande) : Siri ya Chinamula (1994), Hekaya za Mwa Luganywa (1995), Ujinga wa Mwa Buniagu (1997), Ajali ya moto kwa Mudahinga (1999), Mkono moja haupige ngoma (2000). On peut aussi citer Séraphin Kajibwami qui, en 2011, a collaboré avec l’ONG canadienne Développement et paix pour produire Roza ou le courage de choisir la vie, éditée dans le cadre du projet « Réconciliation, reconstruction et relance des capacités productives des communautés dans le Sud-Kivu ». Imprimé en français et en swahili, elle servait d’outil de sensibilisation dans les villages du Sud-Kivu.
Le swahili, ciment fragile d’une famille séparée
La différence dans le type de production entre l’Afrique de l’est et la RDC – membres de la grande communauté swahiliphone d’Afrique de l’est – ne constitue pas un hasard et illustre bien la différence de statut du swahili entre ces deux zones. Du fait de son statut de langue officielle et/ou nationale enseignée à l’école en Tanzanie et au Kenya, le swahili a acquis une reconnaissance qui lui assure une certaine légitimité à l’écrit dans ces deux pays.
La BD en swahili – quel que soit le support – en bénéficie et il y a moins de problèmes ni de gêne à publier dans cette langue ou dans une autre langue locale. Bien sûr la situation de l’édition swahilie dans un pays comme le Kenya n’est pas rose. Dans ce pays, la production en swahili présente un choix très limité comparé aux publications en anglais et ceci, pour des prix 30 % plus chers. Les ventes en swahili sont moins importantes que celles en anglais qui occupent plus de 80 % des rayons. Mais la situation – pour difficile qu’elle soit – est incomparablement meilleure que celle de la RDC et n’est pas propre au swahili ni, bien sûr, à la bande dessinée mais touche l’ensemble de l’édition locale. Ce n’est pas un hasard si le plus grand écrivain kényan, Ngũgĩ wa Thiong’o, poursuit depuis 2004, son œuvre directement en langue kikuyu, même si on peut y voir aussi un geste militant qui ne va pas de soi[15].
Au Congo-Kinshasa (où avec 24 millions de locuteurs, le swahili est la première langue parlée), la situation est différente puisque les cours à l’école ne sont quasiment pas en langue locale, ce qui accentue la position dominante du français (mais – à mon sens – accentue l’insécurité linguistique et alphabétique de a population). De ce fait – bien au-delà de la bande dessinée – malgré une longue tradition littéraire swahilie, les deux zones n’ont guère d’échanges culturels. Par exemple, on trouve peu d’ouvrages kenyans dans l’est du Congo ni d’ouvrages congolais au Kenya. Certains spécialistes expliquent cela par l’absence d’une réelle unité linguistique entre le swahili «bora» (pur) de l’Afrique de l’est et le «swahili du Zaïre» qui serait presque incompréhensible pour le jeune kenyan. Pourtant, il y a quelques années, j’avais fait un test avec deux BD des éditions kenyanes Sasa Sema, Macho ya myi et Abunuwasi, étudiées en classe par de jeunes swahiliphones de Kinshasa. En ce qui concerne Abunuwasi, le texte était très abordable pour les jeunes congolais puisque cette BD est inspirée d’un personnage malicieux et débrouillard, héros de contes populaires très connus des enfants d’Afrique centrale et de l’Est. Plus argotique, utilisant un langage plus imagé, Macho ya myi avait présenté plus de difficultés à la lecture. Des mots ne sont pas compris car directement issus de la langue du colonisateur : Shule (école = school), injini (moteur = engine) ou bien soka (football = soccer). Au récit oral que l’échantillon des jeunes en a fait, l’œuvre a cependant été comprise et assimilée à 80%. Ce qui reste supérieur à ce qu’ils comprennent généralement des livres en version française. Cette frontière «intra swahili» ne s’explique donc pas par une différence linguistique. Les raisons sont autres et touchent à l’absence d’échanges commerciaux « officiels » entre les différents pays du continent, au statut de la langue écrite – on l’a vu – et la faiblesse numérique de la production (en matière d’albums). Malheureusement, ce constat n’est pas propre au swahili, nous retrouverons régulièrement cette situation dans d’autres articles de notre enquête, en particulier dans les pays dit francophones.
Christophe Cassiau-Haurie
17 août 2021
[1] Celle-ci, toujours vendue sur le continent, continue à diffuser de la BD publicitaire dans les journaux.
[2] Agutu est un nom Luo, de l’ouest du Kenya.
[3] D’après les souvenirs de Gitau mais rien ne l’atteste dans les archives du journal.
[4] Gitau est également l’auteur d’un recueil : Visa na Vituko vya Mwaka vya Juha Kalulu
[5] Pour les lecteurs qui souhaitent en savoir plus sur le site Bongo toons : http://www.vmcaa.nl/bongotoons/engels/pages/ndunguru.htm
[6] Il s’agit d’un phénomène rare dans un pays comme le Kenya en pleine situation de diglossie et où l’anglais est la langue de référence à l’écrit.
[7] Son année de naissance varie selon les sources, certaines lui attribuent l’âge de 27 ans au moment de son décès.
[8] Sur les différents styles présents dans la BD de langue swahilie, le lecteur peut se référer à l’article de Rose-Marie Beck, Comic in swahili or swahili comics ?, AAP 60 (1999).
[9] Au départ, Kiribiti ngoma était le nom d’une danse sensuelle.
[10] Absence de travaux en attente, car les dessinateurs gagnaient davantage d’argent en travaillant pour les journaux et difficulté à trouver des histoires capables de sensibiliser un public africain plus large que le Kenya et culturellement adaptables aux pays voisins.
[11] Avec également du sheng, argot mélangeant anglais et swahili.
[12] Langues que les linguistes belges avaient participé à forger sur un plan grammatical, allant parfois même jusqu’à en faire une sorte de créole bantou ou une langue interethnique.
[13] Le personnage principal de sa série la plus populaire, Mayele (diffusé en fançais), vient toutefois d’un mot swahili (« mayele » signifie malin).
[14] On peut aussi citer en 1986, une autre BD à vocation religieuse, Maria mama wa Yezu, version en swahili de Marie, la mère de Jésus, de Pat Masioni et Sima Lukombo.
[15] Boubacar Boris Diop fait de même au Sénégal en écrivant en wolof.