Présenté dans la section Orizzonti à la 77e Mostra de Venise puis à de nombreux festivals internationaux, Prix Valois de la mise en scène ainsi que celui de la musique au Festival du film francophone d’Angoulême, La Nuit des rois sort le 8 septembre 2021 dans les salles françaises. Il lorgne sur le film de genre mais serait plutôt à rattacher au réalisme magique. Avec son second long métrage de fiction après Run (sélectionné à Cannes en 2014), Philippe Lacôte nous emmène dans un univers halluciné où se jouent des destins de légende, pourtant bien ancrés dans la réalité de la crise ivoirienne. Etonnant et passionnant.
La Nuit des rois, ou Ce que vous voudrez (Twelfth Night, Or What You Will) est une comédie de William Shakespeare. On chercherait cependant longtemps une correspondance entre le film de Philippe Lacôte et cette pièce, si ce n’est l’érotisme transgenre de certains personnages : chez Shakespeare, le personnage de Viola se déguise en homme et séduit la comtesse Olivia sensible à ses charmes ; dans le film, un prisonnier surnommé Sexy s’habille en femme et excite les autres, non sans utiliser son corps pour des trahisons funestes.
Torses nus, virées dans les coursives, danses, acrobaties et mime : les corps s’expriment et s’enchevêtrent dans l’ambiance délétère de la prison de la MACA (la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan), unique prison de la ville (un ancien bâtiment colonial de Grand-Bassam a été aménagé pour servir de décor). Dans ce huis-clos saumâtre, chacun n’existe et ne résiste que par son corps, destin qui fut aussi celui des esclaves exploités.
C’est justement son corps qui lâche Barbe noire (Steve Tientcheu). Cette prison surpeuplée est sous le pouvoir d’un dangôro, un chef redoutable mais malade. S’il ne peut plus gouverner, il doit se donner la mort. Un gang aux visées mercantiles intrigue pour que ce soit le cas, mais Barbe noire trouve un stratagème pour durer : il confie à un nouveau prisonnier (Koné Bakary, pour la première fois à l’écran) le rôle de « roman ». Si le guetteur confirme que la lune est rousse, il peut convoquer la « nuit du roman » : les prisonniers se rassemblent pour écouter un récit mais risquent ensuite d’en venir au sang dans leurs querelles de pouvoir. Roman comprend avec l’aide du seul Blanc de la prison, le fou Silence (Denis Lavant), qu’il a intérêt à les tenir en haleine s’il tient à la vie. Il enchâsse alors les récits pour tenir jusqu’au matin, à la manière des 1001 nuits.
C’est donc moins par son corps que par sa verve qu’il survit. Se découvrant peu à peu des talents de Shéhérazade, c’est l’épopée tragique de Zama King qu’il leur conte, un truand qui a vraiment existé et terrorisé son « quartier Sans-loi » avec le gang qu’il avait fondé durant la crise postélectorale ivoirienne en 2010-2011 : les microbes (du nom des gangs d’enfants des favelas dans le film La Cité de Dieu du Brésilien Fernando Meirelles). Les mots pour conjurer la violence : la bande de brigands emprisonnés boivent ses paroles, sous le regard inquiet du directeur de la prison, le non moins violent « Nivaquine » (Issaka Sawadogo).
La prison, Philippe Lacôte connaît : il allait y voir sa mère qui y avait passé un an en tant qu’opposante au régime Houphouët-Boigny. Il l’aborde donc sous un angle réaliste, tout en y ajoutant non du fantasme mais du fantastique : les croyances et superstitions dominent les esprits, imprègnent les discours, facilitent l’adhésion au récit mythique que développe Roman et qui apparaît à l’écran avec une reine sorcière (Laetitia Ky) soutenue par un sage aveugle (Rasmané Ouédraogo).
Pourtant, les héros sont déchus. Les récits de Roman restent dérangeants. Ils sont eux aussi faits de violence et d’échec, s’adressant à des prisonniers eux-mêmes détrônés, les poussant à se penser en légende. Au sein de la prison, la caméra est à l’épaule et tout bouge mais dans les scènes historiques en bord de mer, le champ s’élargit pour des prises en steadycam embrassant à la fois le mouvement et l’environnement. Le conte prend alors le dessus et les prisonniers s’y reconnaissent.
Cela les encourage à prendre possession de la prison, les gardiens s’étant barricadés dans leur bureau : c’est le drame ivoirien qui se joue en microcosme, avec des documents d’archives sur l’arrestation de Laurent Gbagbo et les violences urbaines. Philippe Lacôte ose ainsi combiner des temporalités et registres multiples, dans un éventail allant des faits historiques au mythe dans le cadre tourmenté de la prison. Il le fait brillamment, toujours sur le fil, réussissant le difficile pari d’une homogénéité globale où même les effets spéciaux sont en cohérence avec l’économie du récit. C’est en rendant hommage à la magie des mots et à la puissance du cinéma que cette expérience aussi littéraire que griotique vise à contenir la violence et renverser le destin de chacun. Un appel à l’éducation et au dialogue en somme face aux situations de conflit.
Il ne s’agit cependant ni de les éluder ni de les déconsidérer : elles font partie de la condition humaine et permettent parfois d’avancer. Mais comment dès lors éviter la violence et maintenir la paix ? Cette prison est à cet égard un exemple de l’ « insociable sociabilité » dont parlait Kant : ce microcosme carcéral a élaboré des règles de vie collective et de gouvernance qui jouxtent comme dans toute société les intrigues de pouvoir et les sociabilités de survie comme la « nuit du roman », simulacre visant à canaliser les pulsions. « Quand on sort des murs de Rome, on ne peut pas mordre les Reines », dit Barbe noire : sans le respect des règles collectives, pas d’espoir de dépasser les rivalités pour jouir de la paix. Le film n’explore pas des solutions de gouvernance mais pose l’art comme outil de sublimation des conflits, à commencer par le récit qui fait appel au mythe. Barbe noire a cependant « ouvert la boîte du scorpion qui dormait » : retour à la réalité – son stratagème shakespearien déclenche un engrenage où Nivaquine retrouve sa place ultime…