Episode 3 : « Je suis la fêlure… c’était une plaie qu’il fallait traverser »

Série Vers, de Raharimanana

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Chaque mois, le conteur, dramaturge et romancier Raharimanana nous donne rendez-vous sur son chemin nomade.  Des mots et images posés sur des paysages sensibles, imaginaires, et leur résonnance avec le monde en train de se (dé)-(re)faire, avec toujours, quelque part, un regard porté VERS un espace à advenir, l’Utopie.
Un rendez-vous mensuel, un carnet de voyage que l’on découvre, avec un fil rouge ; la reprise à chaque fois, du dernier poème écrit, vers le premier, pour aller… VERS.
Troisième épisode de cette série : Je suis la fêlure… c’était une plaie qu’il fallait traverser après Le prédateur d’histoires qui se réveille en moi et  Revenir, Tisser, tout cela ne semble plus avoir de sens. 

Mars et/ou avril 2023, se confondent les mots dans l’instant des ressassements. Qu’importe l’ordre des choses encore vécues.

les veines n’inversent pas les chemins du cœur/la vie ne renverse pas la vie/

J’en ai assez de revivre cette nuit où quelqu’un s’absente un peu. Mon cœur bat trop fort. Est-ce simplement physique auquel cas je dois passer voir mon médecin, ou puis-je le contrôler, mon cœur, puis-je ? S’il te plait ? S’il me plait ? Bien respirer ? Bien te détendre ? Diffuser le parfum de l’huile essentielle et faire baisser la tension ? En plein effort physique, comme hier, grimper cette colline d’Ambatobemalaza, ne me procure aucune palpitation. Mais me voici posé, le paysage qui s’ouvre, déboisé, maisons au loin, en terre rouge, en toit de paille grise, la première lame vient, glaciale, reconnaissable par son approche, je la sens qui arrive, qui tranche l’air, elle ne touche pas encore, elle est là, elle me fend en deux, je suis la fêlure, elle reste longtemps, contrairement à ce qu’on attend d’une lame, qui traverse et sépare définitivement, fulgurante, elle reste, et je ne cesse de le dire, j’en ai assez, de cette présence froide, permanente.

Je fuis. Je me dis tu pour m’absenter aussi, m’absenter de moi, m’absenter de la douleur, m’absenter des souvenirs, comme si mon récit ne me concerne pas. Je fuis. Je me laisse à tu. Là, à l’autre bout du monde. En mon monde. En mon île. En mes collines bleues. Je. Avec mes hôtes. Le père et le fils.

Tu.

Ne sais pas par quel bout dire la réalité.

Tu te sens absent, mais c’est toi qui es là. Dans l’intensité de l’instant. Et pourtant, tu es mort dans l’endroit où tu as pensé vivre pour longtemps, tu n’y es plus, auprès d’elle qui t’a écarté. Tu n’y es plus dans la vie où tu étais si bien.

Ici.

C’est maintenant.

Je suis là.

Dans ce paysage familier mais inattendu. Entre le père et le fils très heureux de me présenter aux lieux. Sur ce plateau difficile à décrire. Tout est visible. Le regard s’enfonce dans le lointain et il y a cette impression qu’il ne coupera jamais – il, le regard. Qu’il est capable de percer l’infini, qu’il passe ce premier écran du discernable pour rentrer dans la quintessence du paysage, une perdition familière, un intime inconnu. Tout concourt pour m’y attirer. La montée est rude.

Le père et le fils empruntent un sentier à peine perceptible. Nous reconnaissons presque nos pas dans le souvenir de l’ascension et dans les tracées de nos essoufflements. L’air est sec. Vivifiant. Les rochers sont là. Proches. Immenses. Les uns sur les autres. En équilibre. Il ne faut pas y aller dit le père. Les esprits tiennent ces rochers entre eux. Ne pas les déranger. Surtout pas fendre les fils invisibles qui les fixent les uns aux autres. Surtout, pensai-je, avec mes histoires de ruptures. Où le fil a brutalement rompu.

Te détendre mais je ne peux pas entendre, respire, expire, tu me comprends ? Respire, expire, qui a bercé les bonheurs, dans l’autre pièce, les matins où tu salues le soleil, les matins où on enracine les plantes des pieds, bien au sol, en parallèle, les matins où on dresse le mât du présent et du réel. Respirar, expirar…

L’école de l’arbre qui enfonce ses racines au sol et qui offre l’air à travers ses feuilles. Jambes bien au sol. La tête haute. Une ligne qui traverse tout le corps.

Respire, expire. La soigneuse a littéralement tué. L’amoureuse avait eu besoin d’actes très forts pour sortir de l’amour, et en cela de ne rien considérer comme interdit ni coupable. La trahison n’existe pas dans sa logique.

Je me sens piégé.

Tel un rapace le silence au-dessus du cri Je peine à hurler, creusé en cette faiblesse que j’implore de ne pas émerger Les sources bougent dans la terre Je colmate les brèches sanguines.

Les mots de guérison sont les mots des souvenirs de celle qui a voulu un peu de silence, mais comprendre trop tard que c’était de mon silence qu’il s’agissait. Son tumulte que je n’avais pas entendu d’une autre passion. Que s’est-il passé en moi au point de n’avoir rien vu venir ? Rien ? Mais vraiment rien ? Tous ces voyages de presque-noces les semaines précédentes ? Ces nuits enlacées où les bras, les jambes, la poitrine et les épaules accueillaient l’amour et le sommeil ? Les images sont trop nombreuses qui rappellent et empêchent la vie de reprendre la vie. Les veines n’inversent pas le cours du sang, elles charrient toujours, pals et brindilles, écorchures et blessures, dans le même sens. Bien qu’y circulent d’autres joies, d’autres désirs. Le cœur est capable de tout, chuchote la sœur, la confidente.

Je le constate, le cœur qui bascule vers d’autres intensités et qui s’ouvrent, non à d’autres vibrations, car elles étaient toujours là ces vibrations, mais à d’autres directions.

Ne te retourne pas ai-je dessiné, ne te retourne pas. Supprimer toutes les photos. Toutes. Ayant résisté longtemps, n’ayant pas écouté les conseils délivrés ça et là. Le refus de consulter. M’entêter à m’entendre dire que l’art et la poésie seuls sauveront. L’orgueil de Zatovo, le-beau-jeune-homme-qui-pousse-comme-une-plante, qui, dans les contes, se proclame non-créé par personne, qui ne doit rien ni à son père, ni à Dieu, ni surtout pas à sa mère – il est là sur son île au milieu du fleuve, en train de hurler, non, non, je ne dois rien à personne. Sait-t-il qu’il pleure ?

C’est faux de dire qu’on n’attend rien des autres directions, forcément on espère. A défaut d’attendre, oui, on espère, j’espère. A défaut d’espérer, laisser la porte entrouverte, négligemment, sans y penser, mais je ne sais pas faire, j’attends l’amour, j’attends qu’il vienne à moi, je me prépare à l’accueillir comme il viendra, dans l’état où il sera, dans sa joie, dans sa blessure, dans sa plaie, dans sa cicatrice, dans son soleil, dans sa lune. Je n’ai jamais attendu comme ça. Enterrant un amour, sans le vouloir, et assistant naître un amour, sans le prévoir. Qu’on boucle la boucle.

Avez-vous vu l’aube en maraude sur le verger de la nuit ?
Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude
au verger de la nuit ?
La voilà qui revient
par les sentes de l’Est
envahies des glaïeuls en fleurs :
elle est tout entière maculée de lait
comme ces enfants élevés jadis par des génisses ;
ses mains qui portent une torche
sont noires et bleues comme des lèvres de fille
mâchant des mûres .
S’échappent un à un et la précèdent
les oiseaux qu’elle a pris au piège.
Presque-songes, J.J.Rabearivelo, 1934.

Mais une journée avant, je quittais la ville d’Antsirabe en compagnie d’un ami réalisateur, un autrichien, paré d’un chapeau betsileo, chapeau de pailles, coloré, que portent généralement les petits garçons, mais ça lui va bien, ça lui va très très bien, dans une 4X4 louée à un ancien commandant de l’armée, il est là l’officier, fraîchement retraité, devant, avec le chauffeur. Pas trop bavard. S’interrogeant sur nos motivations d’aller là-haut dans ces coins perdus pour seulement visiter une pauvre tisserande artisanale.

Au détour d’un village, selon le rendez-vous fixé la veille, nous l’avons récupérée, la tisserande, chez qui nous allons passer deux journées. Elle nous guidera à travers la montagne, car la route n’existe plus, il y a d’autres, le chauffeur ne connait pas. J’ai presque oublié le nom du village, Ambatobemalaza, Au-grand-rocher-célèbre. De là, on peut voir la totalité des plaines du Vakinankaratra, tous les alentours d’Antsirabe. On peut vraiment voir tout. Tout. Les collines bleues qui précèdent l’horizon et qui sont les basses dentelures de l’azur. Mais pour l’instant, à peine avions-nous quitté la route principale qu’il fallait faire face aux ravines du chemin. Non, la route n’était pas une route, ce n’était même pas une piste, c’était une plaie qu’il fallait traverser. Veines encore, rouges de la terre, éclatées.

Il est beaucoup question de veines aujourd’hui, le mot reviendra.

Parvenus au sommet de la côte, nous nous engageons sur une voie boueuse d’une centaine de mètres. Cinq mètres à peine, et la voiture s’embourbe, creusant son propre trou. Plus le chauffeur tente des manœuvres, plus la voiture s’enlise. Je sors. Je prends des photos. Je jubile intérieurement. C’est l’aventure. Bientôt viennent quatre enfants, la grande sœur, huit ans maximum, portant la petite-sœur ou frère, enveloppé dans son lamba. Je les prends en photo. Le chauffeur et le commandant coupent et ramassent des branchages pour les mettre sous les pneus, efforts vains, la voiture s’embourbe encore plus. Voici que de l’autre bout, une charrette arrive, tirée par quatre magnifiques zébus. La terre latérite me semble plus rouge encore avec cette humidité et ces corps d’animaux puissants, noirs pour deux, bistre pour l’un et couleur terre pour le dernier. Je me demande comment va-t-elle passer cette charrette ? Il n’y a pas assez de place, notre voiture est complètement en travers de la route, sans aucune possibilité de bouger. Le commandant va à la rencontre des paysans et je comprends d’un coup. Le problème est la solution. Les paysans détachent les zébus de la charrette. Les bêtes arrivent, comprenant déjà ce qu’elles vont tirer. On les amarre à la voiture. Le chauffeur rajoute le moteur. La voiture est tirée en arrière, facilement désembourbée. On n’ira pas plus loin sur cette route. La fin de la boue est juste là, à cent mètres. Les paysans nous conseillent un autre itinéraire. Je leur offre un gros billet. Ils déclinent. Non. Non. C’est entre nous. Si on ne s’entraide pas, comment nous en sortirons-nous ? – c’est pour les enfants, nous savons tous que la vie est difficile, c’est pour boire à la santé des ancêtres, qu’ils nous apportent à tous la tranquillité et la joie. Que Dieu vous bénisse. L’aîné prend l’argent. C’est étrange cette capacité en nous Malgaches de reconnaître les aînés, le zokiolona, l’aîné des hommes, le charisme pourrait-on appeler cela, mais aussi l’effacement de tous lorsque la parole vient à se délivrer, c’est vers l’aîné qu’on tourne le regard, c’est de sa bouche que la légitimité sortira, j’ai vu vers qui les regards se sont tournés. Mais je comprends un peu aussi que j’ai fait une gaffe, c’était au Commandant de sceller ces entraides, il me regarde un peu mais ne dit rien. J’ai compris. Je comprends dorénavant, il est l’aîné de notre côté. Je me garderai des mots et des initiatives même si je suis le commanditaire de l’entreprise, et mon ami l’autrichien qui a payé.

La voiture rebrousse chemin, nous reprenons la route nationale, avant de bifurquer sur la gauche, de nous enfoncer dans un chemin de bois, de sapin. Est-ce bien une route ? Non, c’est un chemin de pied, précise la tisserande, mais on peut y entrer en voiture, c’est un chemin un peu plus grand. Où on slalome entre les arbres. Où on débouche sur une piste de charrette. Un semblant de route maintenant. Veines. Veines de la terre. Encore. Rouge. Deux sillons des roues. Et régulièrement entre les deux, des bouses de zébus.

Nous parvenons dans un village : une église, une école, les seuls bâtiments en briques, en dur. Nous entamons une autre montée. Les roues mordent à peine les rebords de la piste, au milieu, c’est un trou. Je ne comprends pas comment le chauffeur pense que c’est possible d’aller là. Il y va et il passe. Nous faisons tout à 10km/h. Parfois à presque l’arrêt. On ne brusque pas les mouvements de puissance. Puissance de la volonté. Nous devons aller dans le village de la tisserande. Nous n’avons pas intérêt à caler maintenant, ni à tomber dans un trou. Nous passons une étendue d’arbustes. Cela sent bon. Cela sent le ravintsara – plante médicinale, partout dans les pharmacies de France, en pommade, en huile essentielle, en savon. Des hectares et des hectares. La tisserande dit que tout cela appartient à l’ancien président. Il n’a pas entretenu la route car il veut être le seul à pouvoir exploiter ces plantes. Les feuilles seront amenées en charrettes. Seront ? Oui. Seront. Car les plantes ne grandissent pas. Elles restent en l’état d’arbustes. Ce n’est pas normal. Elles ne sont pas exploitables pour l’instant. Cela fait plus de dix ans qu’elles ont été plantées. Aucun d’entre nous dans la voiture ne fait de remarque. Je formule en moi. Le karma. On ne vole pas comme cela un pays. On ne puise pas comme cela dans le sacré. Le ravintsara se mérite. Ravina, feuille. Mais ravina est aussi la métaphore de l’extension de soi, la belle partie qui se développe de nous. Tsara est le bien et le beau. L’éthique et l’esthétique dans le même mot. Quel bien a-t-il fait ce président ? Quel bien en lui a-t-il déployé ? Qu’a-t-il réellement déployé de lui ? De bien. De beau. Oui ?

Mais le nouveau, a-t-il rétabli la situation ? Personne ne répond. Je ne sais même plus de qui fut la question.

Une moto nous dépasse puis s’arrête plus loin. C’est le fils de la tisserande, avec sa fille derrière lui. Une enfant de six, sept ans. On s’arrête. On respire. On regarde encore le paysage. Tout est bleu. Tout est vert. Avec peu d’arbres pourtant. Peu de verticalité. Tout s’étend. On met l’enfant dans la voiture. A l’arrière. Près de moi. C’est mon père elle me dit fièrement. Tant d’amour. Il est là, jeune homme magnifique, à nous précéder, à montrer où mettre les pneus de la voiture. Il a posé sa moto cent mètres plus haut, aiguille la voiture, court sur la montée, au-devant de la voiture. Il reprend sa moto. S’arrête encore un peu plus loin. Revient vers nous. Il faut aller, là, non, pas là, là. Il connait la piste par cœur. Il passe là tous les jours. A moto, c’est facile. On a simplement le besoin d’une épaisseur de pneu. De pneu de moto. Un passage fin à travers les ravines. Dur. C’est lorsqu’il pleut qu’il ne faut pas y aller. Tout glisse. La terre rouge glisse. La voiture doit accepter les enfoncements et les tranchées, l’absence de piste et l’illusion de passage. Nous passons les rizières, franchissons des presque-murs, la voiture passe. Comment elle est passée ? Elle passe. On est à Madagascar. Tout passe. Au ralenti. Dans l’acceptation de l’inacceptable.

Je ne crie pas. Je hurle dans mon silence. Faut-il garder les terres comme cela ? Préservées de la présence de cet homme moderne qui ne pense qu’à tout vendre et à tout exploiter ?  Que tout aille vite et efficacement ? Ce ralenti dans l’espace n’est-il pas le bien qu’il nous faut ? La voiture est presque indécente ici. Les marcheurs vont plus vite que nous. Des gardiens de zébus ou des paysans, ou autres, qui rentrent je ne sais d’où. Je me sens dans la voiture, comme ces coloniaux refusant de marcher, réclamant un filanjana, qu’on les transporte, sur la chaise à porteurs. Ne fallait-il pas venir ici à pied ? Ou à moto ? Pourquoi ramener ici cette fumée et cette odeur de gasoil ? Cette soi-disant avancée qui nous prive de notre propre capacité à agir ? On s’invente cette difficulté d’être là, dans l’instant, dans la situation qu’il y a. On vient là avec cette voiture, créant l’événement, passerons-nous ? Faudra-t-il nous aider ? Nous sortir de là s’il y a impossibilité de passer ? Que faire de nous si soudain la voiture se retourne, nous piégeant dedans. Dans cet endroit sans hôpital. Sans médecin ? Mais ni le chauffeur, ni le commandant, ni le fils de la tisserande n’en ont cure de mes interrogations – tues de toutes les façons, ils sont concentrés sur la moindre variation de la piste. Alors, je regarde le paysage. Nous sommes vers le plateau déjà, la terre est vaste, et derrière, la route est comme de multiples veines, on ne distingue plus l’originale, transformée en lit sec de rivière, les déviations ont connu le même sort. Un moment, le chauffeur rentre dans les jeunes arbustes en train de pousser. Probablement il inaugure un autre chemin, ces plantes couchées sous lui, qui se redressent, mais d’autres, définitivement à terre, mais je me dis, j’espère qu’il n’y ait de voiture passant ici tous les jours, toutes les heures.

Tout passe. Au ralenti. Dans la soumission à l’inacceptable.

Je ne comprends pas toujours. J’ai cru m’installer face à cette colline où paissent les moutons. Devant ce terrain à transformer en permaculture, où des artistes seraient accueillis, dans un bouillonnement de création et de joie, dans une effervescence d’un monde à transformer. Des arbres plantés. De multiples arbustes laissés dans la flore sauvage. Des abeilles à convoquer. Des papillons à espérer. Des sangliers tolérés. Difficilement tolérés, mais tolérés. Le sauvage n’est-il pas le premier des vivants ? Et je me retrouve là. Dans mon pays certes, mais propulsé dans des traversées dont j’ignore les bouts. Un voyage doit-il toujours avoir une fin, une destination, un point de départ ? Suis-je dans la fuite ou dans la poursuite ? Si je sais parfaitement ce que je ne veux pas, est-ce bien une fuite que j’entreprends là ? De manière si volontaire ? Pourquoi je trouve cela normal ? D’aller dans les montagnes perdues du Vakinankaratra pour m’immerger dans l’univers d’une tisserande ? Pourquoi ai-je écrit un livre qui s’appelle « Tisser » ? Qu’est-ce que je poursuis de manière si déterminée ? Quelle est l’importance d’aller voir cette femme assise à son métier ? Dans un village que tous ignorent ? Tout me semble déchirure maintenant. Tout. Et pourtant. Non. Pourtant non. Car je suis le fil. Je suis là. Ou peut-être que je suis plus que cela. Plus qu’un fil. Mais je le comprendrai plus tard. Que nous sommes beaucoup plus qu’un fil.

Avec du temps, du recul maintenant – je suis dans cet aéroport, en transit, une fois encore, venant de quitter une ville furieusement européenne, bien propre, bien rangée, presque vide si on ne la connait pas. Bayreuth, ville de Wenger où hors festival on entend si peu de musique, ville où Liszt a livré son dernier souffle. Les oiseaux, pourtant, les merles chantent au-dessus de ma tête, comme rentrant dans la chambre, ils ont changé leur manière d’être, oiseaux délimitant leurs territoires par leurs chants, le jour et les voitures les encombrent trop, ils sont devenus diurnes, ils chantent dès que le soleil décline un peu, ils chantent dès que le soleil apparait un peu. Ils chantent pratiquement toute la nuit. Entre coucher et lever.

Et une autre nuit donc, retournons vers le village de la tisserande, l’autre vie palpite. Un autre fil ? Non. Pas un fil. Pas un fil. Je retiens cela de la longue discussion d’après l’arrivée. Dans ce silence nocturne où les montagnes se dressent. Je suis sorti de la maison de la tisserande avec un trop plein d’émotion. Nous étions arrivés un peu avant le coucher du soleil, reçu par le mari de la tisserande. Magnifiquement reçus, dans la simplicité du cadre. Une maison en pisé, des teintes ocres de la terre, parfois enduites au kaolin qui leur donne cet aspect blanc. Les pièces d’en bas sont pour les poules et les cochons, et on devine l’enclos des zébus, les pièces d’en haut pour les humains. Trois. Une chambre pour les enfants que nous allions occuper, moi, mon ami l’autrichien, le commandant et le chauffeur, trois lits. Le commandant et le chauffeur iront sur le même lit. Une chambre pour les parents où pour l’occasion les enfants du couple les y rejoindront. Et enfin l’atelier de tissage. Magnifiquement reçus, et qui me réconforte dans l’idée qu’il y a partout, dans les endroits les plus surprenants, des hommes et des femmes magnifiques. Le mari de la tisserande a refusé nos présents (acheter des tissus chez lui), car pour lui, il y a toute la chaîne de la production qui est concernée, et acheter seulement, et directement chez lui, c’est profiter de nous et léser les autres, intermédiaires ou marchands en ville, il nous a proposé de profiter de cette rencontre pour inventer d’autres manières de travailler ensemble, avec tous, dans ce village, ne cessait de dire qu’il fallait venir les voir, encore, et encore, ne pas couper le fil. Il me montra ensuite une sorte de coton que je ne sus reconnaitre. C’est après cuisson des cocons, où dans l’eau bouillante les fils se lâchent, où l’on récupère une matière touffue qu’on fait maturer en étouffé, où la dégradation des éléments vient encore effiler le cocon. L’on obtient ensuite cette sorte de coton qu’on sèche au soleil, et avec lequel on obtient les fils. Il me montre le coton, et me dit, droit dans les yeux, faites comme ceci, faites comme les amours des vers à soie, séparés, vous pouvez vous rejoindre à nouveau, faisant disparaître les dissensions et les ruptures, il déchira le coton qui s’étira comme une toile d’araignée, réunit à nouveau les deux bouts qui fusionnèrent instantanément. Voici toute notre philosophie. Ce n’est qu’après cela que le père et le fils m’emmenèrent sur les hauts, près du grand-rocher célèbre. Nous n’irons pas plus loin. Car c’est la nuit. Car c’est le temps des esprits. Nous étions rentrés, avions attendu le repas dans la pièce où nous devions dormir. Et la conversation a commencé là, alors que le père déplumait une poule dans l’eau chaude, alors que les enfants écossaient des graines, alors que la mère faisait le riz. Ici n’existent ni homme ni femme. Tous travaillent. Et la conversation a commencé là, alors que la nuit était tombée, une nuit noire, sans électricité, les bougies furent allumées. Le feu de l’âtre. Et la conversation a commencé là, avec des blagues. Connaissez-vous l’histoire de Ngavaza et de Kotogasy ? Vous savez que ce mot vient de là. De ces deux imbéciles-là ? Ils poursuivaient des paysans qui eux-mêmes fuyaient les impôts coloniaux et le travail obligatoire. Ngavaza cria fort à l’adresse de Kotogasy, sa voix résonna dans toute la contrée : « Arrête un ! », et à ce cri, tous les fuyards se figèrent, ils avaient entendu : « Aretina ! » Maladie. Kotogasy vint les voir alors et les arrêtèrent tous. Et le mot vient de là. Quand un colon vous dit d’arrêter, vous tombez tous malades. Et subtilement, du rire, nous passions à de la pure philosophie, les blagues comme bas de réflexion, c’était deux imbéciles qui discutaient, et en réalité la conversation continuaient sur la transmission de la blessure au lieu de la transmission de la beauté, sur la transmission de l’erreur que de la transmission du savoir, blessure coloniale, erreur des hommes aliénés qui ont reçu une mauvaise ou fausse éducation. Car la colonisation consistait en cela aussi, que nous-mêmes, nous transmissions l’erreur et le traumatisme, plutôt que le savoir et la confiance en nous. Nous virions ensuite sur les défauts de la culture traditionnelle qui traitaient les femmes pire que les chiens, où comment les femmes ont gagné le pouvoir peu après l’indépendance, et ont apporté une meilleure relation au sein de la société. Très fort et très émouvant. Dans un lieu sans lumières ! L’homme et la tisserande n’arrêtèrent pas de dire que les choses doivent être droites et que le mensonge est à bannir.

Je suis sorti, seul, à côté de la maison. Des étoiles partout dans le ciel, et j’ai remercié l’instant qui me lie à mes nouvelles vibrations. Que j’aurai à mon retour, là, de ce voyage, des choses à la fois de joie et de tristesses à gérer, on ne boucle pas la boucle de manière anodine. Et j’ai regardé la voie lactée pour qu’elle continue de montrer cette même voie quand il faudra accueillir dans l’état où seront les choses, quand ces choses voudront, quand elles voudront bien venir à moi. Je répare mes blessures, je ne prétendrais pas ce que je ne serai pas quand la bienvenue s’énoncera. Karibu, disons-nous, karibu. A la vie.

J’ai éteint mon téléphone. J’ai fermé les yeux. Il y aura la vie.

 

 

 

 

 

 

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