Ethnopsychiatrie et migrations

Entretien de Virginie Andriamirado avec Claire Mestre (extrait)

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Difficile, souvent douloureuse, l’expérience migratoire peut engendrer bien des désordres intimes. Ceux-ci s’expriment parfois par le biais de troubles psychologiques ou psychiatriques qui se manifestent à court ou long terme. L’ethnopsychiatrie propose aux patients issus de cultures non occidentales une approche qui prend en compte leurs spécificités culturelles. Médecin psychothérapeute et anthropologue, Claire Mestre préside l’association bordelaise Mana (1) chargée d’accueillir des personnes en situation de migration. Par ailleurs, responsable de la consultation de médecine transculturelle rattachée au CHU de Bordeaux, elle propose à ses patients un outil thérapeutique spécifique.

Pouvez-vous tout d’abord définir brièvement ce qu’est l’ethnopsychiatrie?
L’ethnopsychiatrie, qui pourrait aussi s’appeler ethnopsychanalyse, fait référence à une méthode dite complémentariste qui utilise deux références essentielles : l’anthropologie et la psychanalyse. Elle a été définie par Georges Devereux, anthropologue devenu psychanalyste. Elle a ensuite été « mise à l’épreuve » par Tobie Nathan qui a établi un cadre de soin. La pratique de ce dernier a été médiatisée puis très critiquée par un certain nombre d’intellectuels, pour des raisons propres à la personne de Tobie Nathan. L’ethnopsychiatrie perdure aujourd’hui notamment à travers le travail du Pr. Marie-Rose Moro, élève de Lebovici et de Nathan.
Tous les professionnels qui soignent des personnes migrantes ne se réfèrent pas à l’ethnopsychiatrie. Le soin transculturel, que ce soit le soin des migrants en France ou bien la pratique psychiatrique à l’étranger (surtout dans les pays anciennement colonisés) représente une véritable tradition française. Henri Collomb, qui a pratiqué la psychiatrie à Dakar (Fann) en tenant compte de la culture des Africains, et Franz Fanon qui a pratiqué la psychiatrie à Blida en Algérie comptent parmi ses pionniers.
L’ethnopsychiatrie diffère de la psychiatrie transculturelle anglo-saxonne qui est davantage une discipline de recherche fondamentale que clinique. Elle tient compte de deux éléments essentiels : tout individu est doué d’un psychisme et d’une culture.
Étant rattachée à un service de médecine interne, je me situe dans une pratique de médecine transculturelle parce que la consultation ne se fait pas dans un environnement psychiatrique mais médical. Elle se veut une approche plus large qui concerne toute population migrante pour laquelle une approche complémentariste est nécessaire.
Quels types de patients recevez-vous et quels sont les dispositifs de soins mis en place pour les aider ?
La population accueillie en consultation est représentative de la population migrante en France. On y retrouve les anciennes migrations économiques et les nouvelles migrations « politiques ». Nous avons surtout des personnes originaires du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et centrale, essentiellement francophone, de l’Océan Indien, du Sri Lanka et d’Europe de l’Est (Russie, pays du Caucase). Nous avons aussi quelques personnes d’Asie du Sud-Est et d’Amérique du Sud.
Une consultation rassemble des psychothérapeutes, des psychologues, des anthropologues, des sociologues et des interprètes médiateurs. Je suis le seul médecin. Ce fonctionnement pluridisciplinaire est quasiment systématique. La présence d’un interprète est obligatoire si le patient ne parle pas français. Le groupe est présent lors de la première rencontre avec le patient et sa famille. Puis, selon les cas, on peut proposer au patient – en fonction de l’indication et de l’évolution de la thérapie – une consultation restreinte au thérapeute et à l’interprète.
Pourquoi vient-on vous voir ?
Souvent, ce sont des professionnels du milieu médical ou des travailleurs sociaux qui proposent la consultation, se demandant si un autre regard ne pourrait pas intervenir. En tant que responsable de la consultation, je valide l’indication. Le patient vient accompagné du professionnel qui le suit. Nous prenons le temps de faire connaissance. La demande se construit progressivement. Nous prolongeons en accord avec le patient un traitement qui n’a pas de terme a priori.
Y a t il des symptômes récurrents dans les pathologies que vous rencontrez ?
Il n’y a pas de diagnostic spécifique sauf pour les demandeurs d’asile pour lesquels la dimension traumatique est fréquente parce qu’ils ont fui la menace, la torture ou des pays en guerre. Mais généralement la façon dont s’exprime la souffrance peut emprunter des voies et des expressions particulières à la culture. Il y a des thèmes récurrents comme la sorcellerie, la possession, tout ce qui est de l’ordre de la relation avec les défunts. Ces thèmes n’ont pas de sens si on n’y introduit pas la dimension culturelle. Ils recouvrent des situations psychologiques propres à chacun.
Y a-t-il des spécificités liées aux cultures africaines ?
La présence du monde invisible est très présente en Afrique, mais elle est finalement universelle – sauf peut-être en Occident. Comme nous recevons beaucoup d’Africains, elle est incontournable. Elle inclut le monde des défunts et le monde des esprits. On y retrouve l’influence des religions monothéistes qui modifient la relation des vivants avec les défunts, soit en excluant la dimension « animiste », soit en opérant un métissage assez harmonieux.
Intégrez-vous dans vos consultations la notion de médecine traditionnelle comme celle pratiquée en Afrique ?
Nous l’intégrons au sens où les patients ont des logiques qui peuvent les mener à consulter dans d’autres structures que la nôtre. Mais nous n’utilisons pas d’objets dits thérapeutiques comme le feraient les tradipraticiens ou les guérisseurs. Par contre pour certains thèmes, les patients formulent le besoin d’aller sur un lieu dans leur pays d’origine par exemple : c’est une démarche que l’on peut accompagner et qui peut même être reprise dans la discussion avec le patient à son retour.
Les questions de transmission et de mémoire sont inhérentes à la migration. Comment les migrants les gèrent-ils ?
C’est justement une des difficultés de la migration qui modifie les processus de transmission au risque de les arrêter. Par exemple, en ce moment nous nous sentons très mobilisés dans le travail psychothérapeutique d’une femme métisse, d’origine guinéenne qui a quitté l’Afrique vers l’âge de vingt ans. Elle a vécu comme une Française pendant vingt ans. Elle a eu un certain nombre de malheurs dans sa vie et tout ce qui était africain en elle, grâce à la transmission de ce que lui avait appris sa grand-mère, est ressorti de façon inattendue. Elle s’est mise à refaire des pratiques qu’elle croyait avoir oubliées comme ne pas débarrasser la table le soir parce que les ancêtres peuvent venir manger dans la nuit, ou pratiquer des rituels de protection à l’égard de ses enfants. Toutes ces choses sont revenues l’habiter avec beaucoup de violence.
C’est un bon exemple qui montre comment les processus de transmission et de mémoire sont mis à mal par la migration pour des raisons multiples qui appartiennent aux histoires de chacun. Il peut y avoir l’envie d’adhérer à la culture de la communauté d’accueil, d’autant plus qu’il existe une injonction très forte dans la société française pour que les immigrés oublient leurs particularités. D’autre part, un événement comme le décès des parents peut faire resurgir tout ce qui semblait oublié. Hélas, il y a des échecs dramatiques où la parole ne peut plus circuler entre les générations et les individus. Il y a des migrations à l’envers qui ne sont plus possibles.
Cette perte de mémoire signifie-t-elle une rupture avec la culture d’origine ?
Il y a plusieurs types de rupture. Celles qui sont liées à la distance géographique mais aussi celles qui arrivent à l’intérieur même des familles immigrées où la transmission ne se fait pas toujours. Quand la langue, qui est une question essentielle, n’est pas transmise, par exemple, c’est une perte considérable. Il y a des processus de domination qui sont à l’œuvre même dans la langue.
Pourquoi une mère ne va t-elle pas parler sa langue maternelle ? Parce qu’elle charrie une telle charge affective qu’elle préfère ne pas y toucher. Nous avons des patients qui ont fui des traumatismes extrêmement graves, qui se reconstruisent en français et qui refusent de parler leur langue car elle est le véhicule de l’affect et donc du souvenir.
Les enfants de migrants sont souvent partagés entre la sphère familiale qui fait référence au pays d’origine et la sphère sociale, comme l’école, qui les confronte à de nouveaux référents. Comment vivent-ils cette dichotomie ?
C’est justement tout l’enjeu d’une migration réussie. Les enfants vont devoir valider le projet migratoire parental. Tout va se jouer dans la gestion plus ou moins souple de références complètement différentes. Cela peut amener des clivages très forts avec des parois invisibles, très étanches, qui ne permettent pas aux deux sphères de communiquer : celle de la famille et celle de la société d’accueil.
On a eu le cas d’un enfant dont la maîtresse se plaignait qu’il ne parlait pas. Pour l’enfant, parler à l’extérieur peut signifier trahir ce qui se passe chez lui parce qu’il y a des relations d’appartenance qui sont mises en danger. Dans d’autres cas, les clivages sont suffisamment souple pour permettre des liens entre le pays d’accueil et la culture parentale. Cela dépend de divers éléments propres aux familles mais aussi de la politique d’accueil qui est très importante. Quand elle enjoint les parents de ne pas parler leur langue, c’est une perte pour les enfants. Ils peuvent se construire dans un monde qu’ils vont s’accaparer mais de manière rigide comme une sorte d’habit qui ne leur appartient pas vraiment.
L’attitude de certaines jeunes filles qui adoptent chez elles des attitudes conformes à celles de leur pays d’origine et vont au lycée cachant dans leur sac talons et maquillage est-elle révélatrice de ces clivages ?
Il y a des stratégies de métissage qui ne sont pas pour autant mauvaises. Une jeune fille peut très bien avoir des attitudes religieuses chez elle mais pas à l’extérieur. En soit, ce n’est pas le signe d’un dysfonctionnement. Tout dépend de la façon dont les différents mondes cohabitent pour elle. Si le passage se fait avec souplesse et négociation, avec la conscience que l’on ne se comporte pas de la même façon partout (ce qui est vrai pour n’importe quel individu), c’est une manière d’assumer des stratégies de métissage.
Cela dépend aussi de la façon dont la famille va fonctionner. Si en effet, il y a des notions de transgression très présentes, il est évident que la jeune fille va évoluer entre deux univers infranchissables. On le voit souvent chez les filles « de seconde génération » pour lesquelles l’extérieur est vécu de façon exacerbée comme un danger. Dans ce cas, elles prennent le risque d’explorer l’extérieur de façon violente, non protégée, au risque de se mettre en danger et parfois même de risquer leur vie.
Vous parlez d’immigration réussie. Qu’entendez-vous par là?
La réussite se fait au prix d’un renoncement et de souffrances terribles. Elle se mesure dans l’après-coup. Pour des parents, voir que leurs enfants ont réussi, c’est une migration réussie même s’ils savent en avoir payé le prix en termes d’illusions perdues. La migration induit forcément modification de la culture, changement social, économique etc. C’est un acte extraordinaire quand il est fondé – hormis les situations de guerre ou de fuites dans l’urgence – sur un désir de partir. Même si la migration est souvent liée à des nécessités économiques, elle est aussi portée par la force du rêve.
Mais elle implique aussi un certain renoncement à sa culture d’origine et donc finalement à sa mémoire…
Tout le travail de la migration est dans une sorte de paradoxe qui consiste à faire perdurer quelque chose d’essentiel : les valeurs que les ancêtres ont transmises, tout en étant plus ou moins en harmonie avec la nécessité de vivre dans un autre pays. Cela nécessite un travail extrêmement difficile qui impliquera forcément du renoncement. À certaines étapes de leur vie, comme la mort d’un proche ou la naissance d’un enfant, les migrants se posent tous la question de ce qui leur a été transmis et de leur fidélité à cette mémoire.
Il faut aussi que la société d’accueil donne à l’Autre la possibilité d’être métis, de renoncer, certes, à certaines choses, mais de ne pas avoir à renoncer à d’autres. On insiste finalement peut-être trop sur l’obligation qu’on les migrants de faire un certain travail pour habiter en France au détriment de ce que nous pouvons faire pour leur permettre de ne pas se trahir.
Le fait que l’ethnopsychiatrie soit encore si peu développée en France, n’est-il pas le signe que la société française n’est pas prête à accepter l’Autre dans sa différence ?
C’est une des réponses. Mais si l’ethnopsychiatrie fait peur c’est parce qu’elle est complexe et nécessite d’exposer sa pensée à l’épreuve de l’autre. Mettre en place un dispositif d’ethnopsychiatrie, c’est être capable de travailler avec cette notion d’altérité pas seulement avec le patient, mais avec le reste de l’équipe. En consultation, le psychologue va par exemple devoir confronter sa pensée à celle de l’anthropologue et vice-versa.
La question de la migration en France est devenue très politisée donc très conflictuelle. On a mis du temps à penser la migration autrement qu’à travers la gestion des flux migratoires. Souvent les chercheurs ne la posent qu’en termes sociaux ou économiques et rarement en termes culturels parce que c’est un terrain glissant. Jusqu’à présent en France, pour des raisons historiques, on a assez bien accueilli l’Autre mais en lui demandant de se déshabiller de ses attributs un peu trop voyants et spécifiques. Cela a fonctionné parce que des migrants l’ont accepté. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les immigrés demandent que leur religion et leur histoire soient acceptées. La France doit s’en donner les moyens.
En termes de soins, dans une institution comme l’hôpital, il faut créer un lieu qui fonctionnera différemment, en lui donnant des moyens matériels, financiers et humains. Le travail est titanesque ! Mais comme prédomine une logique économique, les choix qui sont faits ne sont pas forcément les meilleurs.
N’est-ce pas aussi dû au fait que l’ethnopsychiatrie est confrontée à des enjeux politiques liés aux questions d’immigration et d’intégration ? Vous pouvez déranger aussi…
Je ne sais pas si l’on dérange mais l’on ne rentre pas dans certains schémas de pensée.
Le jour où les lieux de consultation transculturelle se seront multipliés, cela signifiera qu’on aura fait de la place, jusque dans les soins, à la question de la diversité. On reconnaîtra que les soins ne sont pas qu’une histoire de spécialistes médicaux, mais aussi une démarche à laquelle les patients peuvent participer de façon active. On acceptera que leurs logiques et les nôtres puissent s’allier et que l’Autre ne représente pas seulement une altérité excluante.

1. Pour contacter l’association Mana : E-mail : [email protected]///Article N° : 4615

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