Etre chasseur en l’an 2000

Entretien d'Alexandre Mensah avec Bâ Diakité, Oumar Cissé et Daouda Diakité

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A la lumière de leur histoire, on comprend combien les confréries de chasseurs occupaient un rôle central dans l’équilibre de nombre de sociétés ouest africaines pré-coloniales. Elles réglaient l’activité cynégétique et un culte qui leur est propre, mais elles participaient aussi à la défense des royaumes. Elles entretenaient leur propre sens de l’Histoire et la pérennité d’une force éthique et active. L’instauration du système politique, économique et social occidental bouleversa toutes les structures traditionnelles ; elles en subissent encore diversement les effets. Chacune des interventions qui suivent nous livre un aspect de ce que sont les confréries de chasseurs dans le Mali d’aujourd’hui.

Quels sont les enjeux de la place occupée par les chasseurs dans la société malienne ?
Bâ Diakité: Les chasseurs évoluent au rythme de toute la société. Ils n’avaient pas auparavant une telle pression étatique cherchant à les canaliser. Ils étaient autonomes dans leurs activités et vis-à-vis de l’environnement. Aujourd’hui, les chasseurs disent eux-mêmes qu’ils ne savent plus jusqu’où ça ira : un, ils n’ont plus de gibier et donc la chasse rapporte de moins en moins ; deux, il y a énormément de tracasseries administratives. Dire cela suffit à expliquer la situation actuelle. Les chasseurs, avec le renouveau social et la démocratisation, se sentent un peu piégés. On est en train de récupérer leur mouvement, de les emballer dans le système administratif auquel ils ne sont pas habitués. Comme conséquences, on assiste à des scissions ou même à des révoltes d’associations, comme au cercle de Kòlòndjèba, il y a deux ans.
Que s’était-il passé là-bas ?
Bâ Diakité : Il s’y est produit une révolte des chasseurs et on a démantelé l’association. On a pratiquement emprisonné tout ses membres, y compris son président. Vous savez que c’est une communauté qui est rebelle à l’injustice. Avec la démocratisation, il y a eu un certain laisser aller et une incapacité de l’Etat à maintenir l’ordre. Alors comme les chasseurs se sentent une responsabilité liée à la sécurité, ils se sont bien organisés, pas seulement à Kòlòndjèba mais aussi dans toutes les régions frontalières, pour sécuriser les populations. C’est certainement un rôle que l’Etat ne voit pas d’un bon œil parce que, bien qu’ils apportent une aide, celui-ci aimerait qu’ils inscrivent leurs actions dans le respect de ses principes à lui. Parce que lorsque les chasseurs punissent, c’est souvent l’extermination, ça c’est clair ! L’Etat voudrait donc maintenir la légalité avant tout. Je rappelle le cas de Kòlòndjèba. Les chasseurs ont séquestré un juge uniquement parce que des voleurs de bétail qu’ils avaient appréhendé ont été libérés peu de temps après leur incarcération. Les chasseurs ne pouvaient pas comprendre ça. On a beau leur parler de liberté provisoire, ils ne comprennent pas que l’on relâche quelqu’un qui a été pris sur le fait, sous quelque prétexte que ce soit. Comme les soudoiements et les pourboires que l’on donne aux juges sont très fréquents, automatiquement ils ont pensé à quelque chose de ce genre. Il y a donc eu une révolte générale au cours de laquelle ils ont séquestré le juge. On les a taxés de rebelles auteurs d’infractions graves. On les a tous pris et on les a déférés jusqu’à Sikasso, la capitale régionale. Ça a été très sérieux. La presse en a beaucoup parlé. Un cas pareil est très intéressant car il est symptomatique d’une évolution. C’est un vrai conflit de pouvoir. De plus en plus, l’Etat tente de récupérer cette force assez importante que représentent les chasseurs. Il faut dire aussi que cette force est en train de se chercher. Il y a une mutation du chasseur car le cadre de son activité a changé. Malgré tout, ça reste une force incontournable.
Oumar Cissé : Je suis né en brousse, au Khasso, et je connais la chasse. On peut difficilement parler de catégorie socioprofessionnelle pour les chasseurs. C’est le plus souvent une activité secondaire. Un éleveur, un agriculteur peuvent devenir chasseurs, n’importe qui, qu’on soit hôròn, une personne libre, qu’on soit djòn, c’est-à-dire esclave ou d’ascendance servile, ou bien nyamakala, gens de caste. C’est vraiment libre. Si vraiment on a à prendre une leçon de démocratie, dans la perspective de bâtir une société démocratique, je crois qu’il faut beaucoup exploiter les confréries des chasseurs. Parce que là, c’est une société démocratique au sens véritable du terme. Une femme peut être chasseur. Le chef n’est pas nommé en fonction de son âge, jeune ou vieux. Mais c’est quelqu’un qui s’est confirmé dans le domaine de la chasse en pratique et aussi en théorie, parce qu’il faut être suffisamment versé dans les sciences occultes. Je suis d’une région où l’insécurité est extrêmement grande parce que nous sommes toujours les victimes des Maures de Mauritanie qui passent la frontière pour venir s’emparer du bétail des villages. Les jeunes sont partis en exode, il n’y a que les femmes qui restent au village. Finalement, c’est la confrérie des chasseurs qui s’organise pour combattre ce phénomène. Il faut prendre en compte cet autre rôle du chasseur. Un troisième aspect est que le chasseur, lorsqu’il ne pratique pas la chasse, devient un tradipraticien. On va le consulter et puis il soigne les gens à peu de frais, voire gratuitement. Car les divinités de la chasse sont incompatibles avec le matérialisme.
La structure associative des chasseurs fonctionne-t-elle partout pleinement ?
Bâ Diakité : Actuellement, je crois que tous ont adhéré au principe associatif officiel. Avant, effectivement, les gens étaient assez rebelles à son coté centralisateur. Aujourd’hui, on sent que l’administration est incontournable. La force de toute association est dans cette union-là. Mais il est vrai que les chasseurs sont des gens qui veulent s’aligner, tout en restant un peu autonomes. C’est ce qui a éclaté au grand jour à Kòlòndjèba. En cas de crise, l’administration tient à ce que ce soit réglé directement par la hiérarchie. Mais la base n’est pas d’accord parce qu’elle a une certaine conscience des réalités locales. Souvent, elle peut donc menacer de quitter l’association si elle a le sentiment d’être insuffisamment écoutée. En général, l’alignement sur l’organisation nationale reste assez fragile.
Daouda Diakité : Il faut reconnaître aussi que c’est une société qui n’a jamais été stable. Il y a eu beaucoup de problèmes avec l’instauration d’un mouvement national des chasseurs qui recherche l’unité. La chasse, c’est une société très libre qui ne veut pas par essence être organisée d’une certaine façon. On touche donc là à une innovation qui a ses enjeux à l’échelon de toute la sous-région. Chaque milieu de la chasse est porteur d’une originalité qui demande une organisation originale. C’est là toute la difficulté.
Bâ Diakité : Le problème des chasseurs, face à la société actuelle, tient de leur philosophie de l’équité. Les chasseurs sont des gens circonspects vis-à-vis des histoires de religions. Ils pensent que la religion n’est en rien meilleure à eux. Ils te diront qu’ils jurent toujours de ne pas mentir, de ne pas commettre d’adultère, de ne pas trahir – tous ces principes que l’on retrouve dans la religion. Prenons le cas de l’Islam présent par ici. Cette religion défend ces principes verbalement, mais ceux-là même qui prêchent la religion sont vus en train de tomber dans les travers qui lui sont contraires. Les chasseurs se mettent donc au-dessus de cette mêlée. Ce sont les purs et durs, c’est pourquoi ils se sentent un peu névrosés dans cette société. Ça, c’est sur le plan religieux. Dans le cadre de l’Etat, qui devrait incarner l’ordre social, ils remarquent une corruption généralisée et la défense du mensonge contre la vérité. Tous les problèmes entre les chasseurs et l’Etat, en tant que pouvoir traditionnel et pouvoir moderne, résultent de là. Dans leurs multiples confrontations, on peut rarement trouver que les chasseurs aient tout à fait tort, bien qu’ils méritent d’être sensibilisés aux lois modernes. Car ils poursuivent toujours un code de justice et d’harmonie qui est leur héritage. En ce qui concerne la fermeture de la chasse, j’ai eu à aller à Yanfolila, dans le cadre d’une étude sur les pouvoirs locaux et les pouvoirs d’Etat dans la décentralisation. J’ai rencontré les représentants des chasseurs. D’où vient leur déception ? Ils disent qu’on leur ferme la chasse mais qu’il y a des gens qui viennent de Bamako en voiture, qui tuent et remplissent leurs véhicules de gibier, puis qui rentrent à Bamako. Eux, chasseurs de Yanfolila, on leur ferme la chasse. Le motif de révolte est bien réel. Après ça, ces mêmes citadins prétendent leur montrer le bon chemin et la justice. L’Etat n’a qu’à être pour eux aussi le protecteur. J’ai eu un entretien avec le président de l’association des chasseurs de Kòlòndjèba, c’est un réquisitoire terrible ! Un autre aspect est que cette confrérie va au-delà des frontières. Les associations des chasseurs du Mali sont en contact en quelques minutes ou en quelques heures avec ceux de Côte d’Ivoire. S’il y a un vol de bœufs sur le territoire malien, on sait où ça va, c’est pour qu’ils soient revendus en Côte d’Ivoire. Alors directement, la même nuit, le message va jusqu’en Côte d’Ivoire. Les chasseurs de part et d’autre se donnent la main pour parvenir à ramasser ces voleurs, puis ils les déposent aux postes des autorités. Mais ils revoient les coupables dès le lendemain en liberté ! Et ce sont eux qui sont punis lorsqu’ils vont trop loin pour enrayer le phénomène. Ça explique que les chasseurs soient névrosés dans la société d’aujourd’hui, comme peut l’être le politicien juste qui rêve d’une société équitable. On assiste à une véritable crise des codes moraux dans ce pays. Quand on prend, par exemple, le problème du sida aujourd’hui, lié aux problèmes d’infidélité et autres, les chasseurs qui défendent le principe de la fidélité reviennent au premier plan. Beaucoup de nos tristes problèmes viennent de l’abandon de beaucoup de nos codes moraux. La défense de ces codes-là tend donc à devenir un consensus national. Le chasseur est reconsidéré comme quelqu’un qui apporte beaucoup de positif dans la société.
Oumar Cissé : On parle davantage du côté public et associatif de la confrérie des chasseurs mais son autre côté plus secret est méconnu du public. Je pense qu’il revient au ministère de la Culture d’organiser des séminaires sur ce qu’est véritablement la confrérie des chasseurs, au-delà du folklore. C’est un modèle dont on peut tirer énormément de leçons, dans l’édification de la société moderne. Le ministère de la Culture a organisé un séminaire sur la malaria : pourquoi les chasseurs n’étaient-ils pas associés à cela ? Beaucoup de choses sont à prendre chez eux qui pourraient être utile à tous. Quand on parle de démocratie de façade, de démocratie originale, on dit qu’il ne faut pas tout prendre de cette démocratie qui nous vient de l’extérieur, mais qu’il faut aussi enraciner cette démocratie dans notre culture. C’est dans ce sens que l’on doit faire appel à la confrérie des chasseurs !

Bâ Diakité (socio-linguiste), Oumar Cissé (linguiste) et Daouda Diakité (historien) sont chercheurs à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako. ///Article N° : 1622

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