À travers un journal intime, Aïda Diop fait le récit de vingt ans de vie d’une sénégalaise de Dakar. Un exercice de style captivant qui permet de balayer du regard l’évolution de la société dakaroise depuis le milieu des années 1990.
Il n’est pas simple de tracer sa voie, de l’emprunter et d’y rester fidèle tout au long de sa vie en l’adaptant en permanence aux aléas et aux événements. Pas simple de vivre en adéquation avec son moi profond, la culture de son lieu de vie et le quotidien d’une vie affective, familiale et professionnelle.
Aida Diop s’y essaie et nous relate ses questionnements, ses doutes et ses convictions. Pour ce faire elle suit une méthode originale qui consiste à relire le journal intime de Dada, dakaroise née en 1977, commencé en 1996 et à le commenter au fur et à mesure des idées, des pensées et des vécus avec le regard qu’elle y porte aujourd’hui. Elle met en exergue les questions récurrentes de ses confessions à son journal en tentant d’en analyser les tenants et aboutissants sur la durée de son vécu.
La démarche est intéressante et captivante pour le lecteur qui suit les notes de la jeune fille de 19 ans – parfois naïves dans leur relation, ses compréhensions des événements, de ses chagrins, de ses déceptions et de ses joies -, qui revient aussi sur ses années de petite fille dans sa famille, revisitées avec le regard et le pouvoir d’analyse résultant de sa vie de femme dans la quarantaine, de mère et d’épouse.
Femme, croyante et belle, elle trébuche sans cesse sur le comportement des autres et le regard qu’ils lui portent. Celui des hommes certes et leur concupiscence éventuelle en contradiction selon elle avec la bienséance sociale habituelle et sénégalaise en particulier, mais également ceux des femmes, leurs jalousies à son égard et leurs trahisons à de rares exceptions près.
Elle porte un regard acéré sur les relations sociales et les sociabilités de sa société, la société dakaroise des vingt dernières années. Une société en pleins changements, religieux, économiques et comportementaux, où la femme continue d’avoir un rôle précis à jouer, un rang à tenir – ce que Dada tente d’assumer avec franchise et conviction. Ce faisant elle se heurte à son désir d’authenticité, se mettant à dos, parfois, collègues, amis/es, écartelée entre sa fidélité aux normes sociales – religieuses et familiales –, des valeurs auxquelles elle adhère et croit et ses désirs, ses rêves, la perception qu’elle a de sa propre réalisation en tant que femme, qu’elle perçoit comme une course d’obstacles permanente, se sentant ainsi souvent seule et incomprise.
Elle vit sa confrontation à la polygamie de son mari, comme une trahison certes mais aussi comme une souffrance devant tant d’incompréhension à son égard, d’autant plus qu’elle l’aime et qu’il ne lui est pas possible – religieusement, socialement mais aussi par conviction – de ne pas accepter cette situation. Se considérant comme le pôle fixe de sa famille devenue instable par la dispersion du père, elle, femme active professionnellement, décide de se rendre disponible en tant que mère pour mieux accompagner ses enfants – et ceux de la famille élargie – en les préparant à cette société en mutation, ce qui passe selon elle, obligatoirement par la connaissance, c’est-à-dire la réussite à l’école.
Avec ce livre, une analyse de sa propre évolution, Aida Diop nous présente un travail sur elle-même qui lui procure une maturité lui permettant d’accepter la situation sans devenir aigrie mais la libère également, lui promettant une « aube nouvelle », celle d’une femme en accord avec elle-même. Elle enrichit le Sénégal d’un récit intime sur la pensée, le ressenti, le vécu, l’éducation des femmes rares à côté d’Une si longue lettre de Mariama Ba.
Ce faisant, elle met également à jour les contradictions de sa société entre ses valeurs et les comportements des individus pris dans le tourbillon de la mondialisation et ainsi dans différentes grilles de lecture de valeurs se complétant parfois, s’opposant souvent. Elle livre aux lecteurs une véritable étude sociologique de sa société, du statut et du rôle de la femme – petite fille puis jeune fille et femme adulte – en son sein. Elle relativise ainsi les discours du féminisme blanc en posant implicitement la question cruciale de l’universalité des valeurs féministes et rejoint les discours du féminisme africain ou plus généralement des différentes expériences à la source DES féminismes. En tout cas, son livre est un plaidoyer pour la Femme sénégalaise bien qu’en le lisant, on soit tenté de se poser la question comme Dada elle-même le fait (p. 161), par le biais de Sembene Ousmane, « Pourquoi acceptons-nous d’être le jouet des hommes ? ».
Laurence Marfaing