Exposer l’histoire nationale : des musées forcément subjectifs

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Anne Gaugue analyse deux des expositions permanentes actuellement proposées sur le continent africain : celles du Musée historique du Sénégal (Gorée) et du Musée national de Dar es-Salaam. Elle interroge les silences de l’histoire officielle et le choix des territoires mis en scène. Ici comme ailleurs, les événements apparaissent sélectionnés en fonction des enjeux du présent.

Après les indépendances, les États africains se sont dotés de musées afin de représenter à travers des expositions d’histoire et d’ethnographie l’unité nationale souhaitée. Cependant, les représentations de l’histoire se limitent le plus souvent à une période bien précise, et rares sont les musées qui retracent l’histoire nationale sur le long terme – des temps anciens à l’époque contemporaine. Nous avons choisi d’analyser deux de ces expositions : celles du musée historique du Sénégal (Gorée) et du Musée national de Dar es-Salaam, en nous interrogeant sur les silences de l’histoire officielle et sur les territoires mis en scène.
Aucune distinction entre les sites du Sénégal et ceux de Gambie
Le musée historique du Sénégal, situé dans l’île de Gorée, a été inauguré le 3 mars 1989. Une exposition permanente qui retrace donc l’histoire du Sénégal dans 12 salles réparties sur 793 m2. Premier constat : la grande majorité des événements historiques mis en scène s’est déroulée sur le territoire de l’actuel Sénégal. Ainsi, dans la section protohistorique, une salle entière est consacrée aux sites du fleuve Sénégal : des lieux d’habitation qui pour la plupart se sont développés entre le VIe et le XIIe siècle. Dans les vitrines, des objets provenant de Sinthiou Bara, Podor, Tioubalel, toutes villes situées au sud du fleuve (actuel Sénégal). Une carte de localisation des principaux sites archéologiques complète cette présentation ; mais seuls les sites « sénégalais » y figurent tandis que l’autre côté du fleuve, dans l’actuelle Mauritanie, apparaît comme un désert protohistorique. Cette représentation qui exclut toute la partie mauritanienne, paraît inexacte car des sites analogues ont été localisés et fouillés de l’autre côté du fleuve. En revanche, dans la salle suivante consacrée aux mégalithes, le territoire mis en scène est celui de la Sénégambie (qui correspond aux régions sénégalaises du Sine-Salum et du Sénégal oriental ainsi qu’au territoire de la Gambie actuelle), sans qu’aucune distinction ne soit établie entre les sites du Sénégal et ceux de Gambie. Cette intégration de la Gambie est une mise en scène des enjeux géopolitiques d’aujourd’hui. En effet, la Gambie, émanation des partages coloniaux du XIXe siècle, sépare le nord du Sénégal de la Casamance, et la politique menée par Dakar a toujours été de gommer cette fracture territoriale.
Une légende vitale pour la construction de la nation désirée
Les « âges historiques » commencent avec les royaumes sénégalais. Très peu d’objets sont exposés dans cette salle. L’histoire des royaumes est pour l’essentiel racontée sous forme de textes. Seuls les royaumes dont la capitale se trouve sur le territoire du Sénégal sont mentionnés : Djolof, Walo, Cayor, Baol, Sine, Salum, Fuuta Tooro et Bundu. La liste des souverains de ces huit entités politiques est affichée. Elle permet de montrer la continuité historique de ces dynasties. À en croire cette liste, le dernier roi du Bundu, Maalik Touré, aurait régné jusqu’en 1905. Et ceux du Sine et du Salum se seraient éteints en 1969. On peut cependant s’interroger sur le réel pouvoir de ces souverains au XXe siècle. Un texte résume l’histoire de ces États, sans mentionner les relations qui s’établirent entre eux, ce qui permet d’occulter toute trace de conflits internes dans ce qui allait devenir le Sénégal. Ainsi, le visiteur ne saura rien, par exemple, de la conquête d’une partie du territoire du Djolof au XVIe siècle par le Fuuta Tooro ni des guerres qui éclatèrent entre le Walo et le Cayor au début du XVIIIe ou encore entre le Djolof et le Cayor. Cela ne peut être exposé sans détruire ce que Bogumil Jewsiewicki nomme « la légende de la non-violence interne » sur le territoire étatique actuel – légende vitale pour la construction de la nation désirée. D’autre part, il n’est à aucun moment précisé que durant ces périodes, le centre des pouvoirs dominants était hors des frontières du Sénégal actuel. Ainsi, jusqu’à la fin du XVe siècle, les royaumes mentionnés sont le plus souvent des provinces vassales de l’Empire du Mali, dont la capitale, Niani, se trouve dans l’actuelle Guinée.
Toutes les régions ont participé à la lutte contre les Français
La salle suivante expose « les guerres de résistance contre l’hégémonie française ». Face à face, deux vitrines, l’une consacrée aux Africains, l’autre aux Français, abritent des documents sur les chefs (El Hadj Omar Tall, Lat Dior et Samba Ndiaye côté sénégalais, Faidherbe, Dodds et Gallieni côté français), les hommes (les guerriers wolof ou tukuloor face à l’infanterie de marine et aux spahis sénégalais) ainsi que les forts. Des textes retracent les hauts faits de dix résistants sénégalais, montrant ainsi que l’opposition à l’hégémonie française est toujours vivace au XXe siècle, lorsque Lamine Senghor devient président de la Ligue de défense de la race nègre, ou qu'(Alinsinoé) Aline Sitoé Diatta exhorte ses compatriotes de Casamance dans les années 1940 à refuser de payer l’impôt et à se dérober à l’enrôlement. Le choix de ces dix résistants permet de montrer que pratiquement toutes les régions du Sénégal actuel ont participé à la lutte contre les Français : la Casamance est représentée par Fodé Kaba Doumbouya et Aline Sitoé Diatta, le Sénégal oriental par Mamadou Lamine Dramé, le Sine-Salum par Maba Diakhou Bâ, le Cayor par Lat Dior Diop, le Djolof par Al Boury Ndiaye et le Fuuta Tooro par Omar Tall et Amadou Bâ.
Quelques dates-clés concernant la vie politique
La neuvième salle est consacrée à la traite. C’est l’unique pièce du musée non exclusivement axée sur le Sénégal, mais qui retrace l’histoire de la traite négrière sur tout le continent africain. Cas presque unique dans les musées africains, un panneau décrit les traites arabes, transsahariennes et d’Afrique orientale – alors que l’histoire de l’île est liée à la seule traite transatlantique, elle aussi longuement exposée. Dans les trois dernières salles, les thèmes abordés se limitent au seul Sénégal. Après la dixième casemate, où est exposée l’histoire des Européens au Sénégal, de la découverte de Gorée en 1444 par les Portugais à la colonisation française, une salle intitulée « l’Islam » présente les quatre principales confréries sénégalaises : qadiri, tidjani, mouride et layène.
L’exposition s’achève sur « l’histoire du Sénégal de 1914 à nos jours ». Sur le mur de gauche, photos et cartels retracent les événements de 1914 à 1960, date de l’indépendance du Sénégal ; à droite sont expliqués les faits marquants de 1960 à 1988 – date d’ouverture du musée. L’histoire du Sénégal depuis l’indépendance se résume à quelques dates-clés qui concernent essentiellement la vie politique. L’image du Sénégal qui en ressort est celle d’un État démocratique, jouant un rôle de premier plan dans les relations internationales et dans la vie culturelle. Une large part est faite à la démocratie sénégalaise. Toutes les élections présidentielles et législatives de 1963 à 1988 sont indiquées, et mention est faite du rétablissement d’un multipartisme limité en 1976 et 1978. Comme toute démocratie, le Sénégal peut connaître des mouvements de révolte, et l’objectivité veut que ces événements soient également mentionnés. Comme la plupart des pays européens, Dakar a connu son mai 68, avec « les étudiants envahissant les bâtiments universitaires, la grève générale, les pillages et les incendies de voiture ». Ce conflit a été réglé grâce à l’intervention des autorités religieuses qui « désavouent la grève » et à l’attitude du gouvernement qui « procède à un remaniement ministériel et signe un accord avec le patronat et les syndicats le 12 juin » (Cartel Musée de Gorée, salle 12). Les événements de 1968 peuvent être cités dans la mesure où ils s’inscrivent dans un mouvement qui a touché d’autres pays, et qu’ils appartiennent déjà au passé. En revanche, des événements plus récents, tels que les grèves des étudiants en février 1987 et des policiers en avril de la même année, sont passés sous silence. Quant au mouvement indépendantiste de Casamance, il n’est évoqué que très succinctement. Une date, un fait, tel est le parti pris des concepteurs de l’exposition pour cette dernière salle, où l’histoire du Sénégal semble présentée de façon objective (tous les événements mentionnés sont véridiques) et exhaustive (toutes les années sont couvertes) alors qu’aucun événement n’est jamais explicité et que les « pourquoi » et les « comment » des faits cités sont toujours passés sous silence. Et les illustrations de cette chronologie de l’histoire officielle, se réduisant aux portraits tout aussi officiels des présidents et ministres en exercice, ne permettent pas d’apporter des compléments d’information.
Seule une partie de la côte tanzanienne correspond à l’Azania romaine
Après l’indépendance du Tanganyika, en 1961, l’un des premiers bâtiments publics à être construit dans la capitale, Dar es-Salaam, fut la nouvelle aile du Musée national de Tanzanie, destinée à abriter les collections archéologiques et historiques, tandis que les collections ethnographiques restaient exposées dans le vieux bâtiment datant de 1940. La galerie archéologique a été inaugurée en 1965 et la section historique en 1970, lors des célébrations du 10e anniversaire de l’Indépendance. La première vitrine de la galerie historique abrite des cartes, des gravures de bateaux ainsi que des ouvrages sur le Périple de la mer Érythrée. Sur une des cartes exposées, le territoire de l’actuel Tanzanie ainsi que le sud du Kenya sont dénommés « Azania ». Dans l’Antiquité, le nom d’Azania désignait la partie de la côte d’Afrique orientale connue des navigateurs et seule une partie de la côte tanzanienne correspond à l’Azania romaine. Les concepteurs du musée jouent sur la similitude entre les noms Azania et Tanzanie et laissent croire au visiteur que la Tanzanie actuelle est l’héritière de l’Azania antique.
Les plus gros clients étaient les Arabes
Après cette première vitrine introductive, les panneaux suivants sont consacrés à Kilwa et au commerce en Afrique de l’Est, puis aux explorations de l’intérieur de la Tanzanie. Puis, l’histoire de l’esclavage est exposée. Un grand tableau, réalisé sur commande pour le musée, résume de façon explicite le commerce du bois d’ébène en Afrique orientale. Des esclaves noirs enchaînés sont vendus par des marchands arabes à des acheteurs européens. Certes, les Européens s’approvisionnaient en esclaves sur les marchés de la côte orientale, notamment les Français pour les plantations de l’île de la Réunion, mais les plus gros clients étaient les Arabes et parmi eux le Sultan de Zanzibar. Mais Zanzibar fait aujourd’hui partie de la Tanzanie, et il est inutile de raviver les antagonismes entre ces deux composantes de la nation tanzanienne. Avant d’accéder à la section sur l’époque coloniale, un petit panneau retrace l’histoire des « constructeurs d’empires » au XIXe siècle. Il n’y a pas eu en Tanzanie de formations politiques équivalentes à celles qui se sont développées en Afrique de l’Ouest. Sous le nom d’empires, sont rassemblées des entités politiques fort différentes. Notamment l’empire Buganda, sous le règne de Mutesa (1856-1884), au nord du Lac Victoria, sur le territoire de l’actuel Ouganda. Bien que non situé en territoire tanzanien, le Buganda mérite d’être cité en raison de son importance dans l’histoire de la région, et surtout comme exemple de la capacité africaine à créer des entités politiques fortement centralisées. L’empire Nyamwezi de Mirambo est aussi mentionné, dont le territoire s’étend en 1880 du sud du lac Victoria au sud-est du Tanganyika. Surnommé le « Napoléon de l’Afrique » par Stanley, Mirambo réalise pour la première fois l’union des Banyamwezi. Figurent également les chefferies Yao, entre le lac Nyassaland et la côte, qui s’unissent sous la direction de Motoka. Ainsi que les territoires contrôlés par Tippu Tib dans la région du lac Tanganyika. Métis arabo-africain, Tippu Tib a régné sur le commerce de l’ivoire et des esclaves dans la seconde moitié du XIXe siècle. Au musée, le texte retraçant sa carrière mentionne qu’il était certes un esclavagiste, mais différent des autres : « il n’avait certainement pas les mains propres, mais s’il connut une si brillante carrière, c’est qu’il fit preuve de plus de moralité dans le commerce que les autres » (Cartel, Musée de Dar es-Salaam). En revanche, aucune mention n’est faite des territoires contrôlés par le sultanat d’Oman sur la côte orientale. Et pourtant, la domination d’Oman, dont la capitale a été transférée à Zanzibar en 1840, s’étendait à la mort du sultan Seyid Saïd (1856) du cap Delgado à la rivière Juba, englobant ainsi les côtes tanzaniennes et kenyanes ainsi qu’une partie du littoral somalien. Depuis le traité d’union de 1964 entre le Tanganyika et les îles, la nation tanzanienne se compose du Tanzania mainland (partie continentale de la Tanzanie) et de Zanzibar (îles de Pemba et d’Unguja). La cohabitation entre ces deux entités a toujours été chaotique, et pour préserver cette fragile union, la domination de Zanzibar sur la côte n’est pas mentionnée au musée de Dar es-Salaam.
Véritable monument aux morts, la liste des soldats du Tanganyika
L’espace suivant est consacré à l’époque coloniale. Y sont dénoncés les traités que Karl Peters, artisan de la création de l’Afrique de l’Est germanique, fit signer aux chefs africains, par lesquels ils reconnaissaient l’autorité des Allemands sur leurs territoires. La défaite de l’Allemagne en 1918 est amplement illustrée par des tableaux et photos représentant la reddition des troupes allemandes en Afrique orientale, le bombardement des navires dans le port de Dar es-Salaam, ainsi que par des photos de « l’unique avion allemand de reconnaissance » que ces Allemands possédaient. Mais la période allemande, telle qu’elle est présentée au musée, a surtout été marquée par les soulèvements contre cette occupation. L’histoire de trois de ces mouvements est ici retracée : la « guerre » d’Abushiri, la rébellion héhé et le « soulèvement Maji-Maji ». La colonisation britannique est illustrée par quelques portraits de gouverneurs, la photo du premier avion à assurer la liaison entre le Cap et Le Caire, l’introduction de la radio en 1951 et surtout l’effort de guerre fourni par les soldats du Tanganyika au cours de la Seconde Guerre mondiale. Véritable monument aux morts au sein même du musée, la liste des soldats du Tanganyika tués au cours des combats occupe trois grandes vitrines.
La galerie historique s’achève sur les moments-clés de la marche vers l’indépendance et de la construction de la nation tanzanienne que furent : la création du Tanu (Tanganyika Africa National Union) par Julius Nyerere en 1954, dont l’objectif était l’indépendance du Tanganyika ; l’indépendance, proclamée le 9 décembre 1961 ; l’union avec les îles de Zanzibar et Pemba qui aboutit en octobre 1964 à la création de la République unie de Tanzanie, où le Président Julius Nyerere devint « le père et le défenseur de la nation » (cartel musée de Dar es-Salaam) ; et la déclaration-programme d’Arusha en 1967 qui confirma l’adoption d’une politique socialiste et en énonça les grandes lignes. Textes et photos illustrent ces dates-clés de l’histoire officielle de la Tanzanie indépendante. Pour la première fois, Zanzibar fait son entrée dans le musée. Les relations qui se sont établies entre ces deux territoires avant l’union de 1964 sont occultées, même si l’histoire de la côte tanzanienne est étroitement liée à celle des îles.
Ainsi, dans les deux expositions historiques analysées, silences et falsifications historiques permettent de gommer tout ce qui pourrait aller à l’encontre de l’objectif unitaire. À Gorée et à Dar es-Salaam mais aussi dans bien d’autres musées du continent africain ou d’ailleurs, les événements historiques exposés sont sélectionnés en fonction des enjeux du présent.

Anne Gaugue a soutenu en 1997 un Doctorat de géographie portant sur la géopolitique des musées en Afrique. Elle est actuellement Maître de conférences à l’Université Blaise Pascal de Clermont-ferrand et membre de l’équipe MIT (Mobilités Itinéraires Tourisme).///Article N° : 6741

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