Former la relève aux arts visuels, option photographie

Quelques initiatives venues de Lagos

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Mars 2015, Lagos retient son souffle dans l’attente des élections présidentielles. Un certain vent d’optimisme souffle sur la  » capitale de l’Afrique  » (1) où chacun cherche son rêve, animé par un profond désir de changement. Et les bonnes volontés, pour certaines riches d’expériences à l’extérieur, se retroussent les manches pour passer le flambeau (2) aux jeunes générations sur les épaules desquelles repose l’avenir d’un pays devenu statistiquement la première puissance économique continentale.
À la faveur de cette envolée économique consolidée par une certaine stabilité politique, plusieurs photographes et acteurs culturels locaux, reconnus sur la scène internationale, ont décidé ces dernières années de prendre en charge l’éducation artistique de la relève, car s’il y a beaucoup d’argent dans ce pays, aucune politique ne soutient les arts et leur pratique. Au royaume du  » Do it yourself « , le salut vient avant tout des initiatives privées (3). Retour sur quelques-unes d’entre elles, déjà bien implantées ou en voie de l’être, observées dans toute leur diversité, des pionnières aux plus alternatives.

Avant d’aller plus loin, rappelons que la scène photographique a toujours été dynamique au Nigeria (4), mais qu’un tournant s’est produit en 2001 sous l’impulsion de quelques photographes comme Akinbode Akinbiyi et Don Barber qui ont accompagné dans ses premiers pas le collectif DOF(Depth of Field) (5), formé en décembre 2001 à la biennale de Bamako. Certains des membres de DOF (Uche James-Iroha, pour n’en citer qu’un) se retrouvent aujourd’hui parmi les initiateurs d’organisations dédiées à la créativité photographique et à son rayonnement au Nigeria et au-delà. Les choses vont s’accélérer en 2005, quand l’Institut Goethe de Lagos accueille des ateliers, dont un en mars 2006,  » Football Worlds « , animé par Akinbode Akinbiyi, qui débouche sur la création d’un second collectif Black Box dont sont issus plusieurs talents confirmés (6) qui rayonnent aujourd’hui à l’international et transmettent à leur tour leur expérience (Uche Okpa-Iroha, Abraham Oghobase ou Andrew Esiebo).
2007 est une autre année importante pour la photographie au Nigeria : outre le prix  » Spot News  » décerné à Akintunde Akinleye, photographe de l’Agence Reuters, par le World Press Photo (7), le CCA (Center for Contemporary Art) ouvre ses portes à Lagos et va dès ses débuts soutenir avec conviction la création photographique contemporaine. La même année, Bisi Silva, sa directrice dévouée, est aux Rencontres de Bamako en tant que co-commissaire d’une exposition sur la jeune photographie finlandaise et assure, huit ans plus tard, la direction artistique de l’édition de 2015, toujours prête à supporter la relève, d’où qu’elle vienne.

Le CCA Lagos, pilier indépendant
Le 17 mars 2015, Bisi Silva qui, en commissaire indépendante très prisée, sillonne le continent et le monde entier à longueur d’année, a pris le temps de venir présenter à son public au CCA la prochaine édition de la biennale bamakoise, revenant notamment sur la thématique générale de cette année,  » Telling Time  » ( » Conter le Temps « ).
Le CCA, c’est important de le rappeler, est un centre d’art indépendant qui ne reçoit aucun soutien public et n’a aucune affiliation institutionnelle. Localisé à Yaba, non loin de l’Université de Lagos, le CCA veut avant tout appuyer le développement d’une pensée critique chez les jeunes générations d’artistes et d’acteurs culturels, en programmant des expositions, mais aussi des discussions, des séminaires et des ateliers. En 2010, Bisi Silva initie un programme de formation original (8), plus tard baptisé Asiko Art School un atelier-résidence étalé sur trente jours, qui se déroule par la suite chaque année dans une nouvelle capitale artistique africaine (Dakar en 2014, Maputo en 2015).
Très attachée à la construction d’un discours historique sur les pratiques photographiques et plus généralement, artistiques, de son pays (et de tout le continent), elle a ces derniers mois également porté à bout de bras un magnifique projet de monographie conçu en toute indépendance sur le photographe nigérian J. D. Okhai Ojeikere disparu en février 2014 (9).
Pour revenir à 2010 qui marque le lancement du programme Asiko, c’est aussi l’année de lancement de LagosPhoto, premier festival de photographie d’envergure internationale au Nigeria, qui a monté une Summer School en partenariat avec une école allemande et récemment initié une classe de maîtres animée par trois figures de la photographie.
 
LagosPhoto Masterclass ou l’importance du mentorat
Pour cette première Masterclass organisée du 9 au 12 mars 2015 dans le centre de conférence d’un prestigieux hôtel lagosien et sponsorisée par une compagnie de pétrole bien implantée au Nigeria, trois formateurs, créateurs talentueux, complémentaires dans leur pratique, étaient invités : Akintunde Akinleye de l’agence Reuters (10), la référence en photojournalisme au Nigeria, Uche Okpa-Iroha, artiste visuel et directeur du Nlele Institute (voir plus loin) et Victor Ehikhamenor, artiste visuel prolifique et engagé.
Pendant ces quatre jours de formation, destinés à une trentaine de photographes en herbe (parmi lesquels deux jeunes médecins attirés par une carrière qui leur semblait potentiellement plus lucrative que la médecine !), on a parlé de choses concrètes, comme d’améliorer son professionnalisme, son vocabulaire visuel, de faire des travaux de commande (11), de réfléchir aux questions d’éthique… Bref, chacun-e des participant-e-s est ressorti-e de cette aventure avec l’envie d’aller plus loin. Reste à savoir combien d’entre eux / elles suivront à la lettre tous les conseils prodigués par ces trois excellents formateurs durant cette semaine intensive.
Ce genre d’initiative, bien que bénéfique à court terme, a cependant un défaut, celui d’être programmée à Victoria Island, très loin des quartiers du Mainland où vivent la majorité des Lagosiens. Autrement dit, il faut une détermination sans faille pour venir assister à cette formation, en subissant en moyenne deux heures de trafic à l’aller le matin puis deux autres au retour le soir.

Le Nlele Institute African Centre for Photography
Le Nlele Institute se définit comme un organisme à but non lucratif, panafricain et autonome, qui a pour objectif de professionnaliser sur des programmes courts (de type atelier) ou plus longs (pouvant s’étaler sur une année) les nouvelles générations de photographes  » qui en veulent « . Car selon son directeur, Uche Okpa-Iroha, la passion est le principal moteur pour réussir dans un milieu où la compétition est rude. Uche Okpa-Iroha après plusieurs années passées à l’extérieur est revenu au Nigeria, car il sentait que c’était le bon moment.
Le Nlele Institute doit ouvrir ses portes, si tout va bien, avant la fin de l’année 2015, dans les anciens locaux du Federal Printing Press sur Lagos Island, non loin de l’Institut Goethe qui soutient depuis une paire d’années, avec le Printing Press Project, la mise en place à Lagos d’un espace indépendant de recherche et de création sur les cultures urbaines. L’idée est donc de développer un lieu dédié entièrement à la photographie au sein du Printing Press Project, avec galerie, bibliothèque et laboratoire, bref, tout ce qui puisse faire du Nlele Institute un établissement d’enseignement photographique digne de ce nom.
Le Nlele Institute nourrit de grandes ambitions et veut aussi agir comme une plateforme de diffusion à Lagos et au-delà. En mai, certains de ses formateurs iront à Johannesburg collaborer avec le célèbre Photo Market Workshop (12) et d’autres structures continentales, dans le cadre du projet Centers of Learning for Photography in Africa (CLPA).
À côté de ces initiatives qui bénéficient d’une certaine visibilité, grâce à des appuis financiers et/ou institutionnels venus de l’extérieur, d’autres initiatives plus souterraines mais tout aussi importantes, menées localement par des artistes visuels, ont vu le jour dans les quartiers populaires de Lagos.

Le Photo.Garage, lieu de conscientisation
Initié par Uche James Iroha (13) dans ses propres murs à Mende Estate, dans le Maryland, le Photo.Garage (14) est conçu comme un espace d’échanges ouvert à tous les photographes, jeunes comme vieux, amateurs comme professionnels. Doté d’un studio avec imprimante numérique grand format, d’une résidence et d’une galerie, le Photo.Garage sert aussi de lieu de rencontre, réputé pour ses débats ouverts et passionnés sur la société, la politique et tout le reste.
 » People see success, they don’t see the process « , c’est ainsi qu’Uche James Iroha résume d’un revers de mot la réalité de la scène photographique lagosienne, où la survie économique prime sur le reste. Face à cette réalité, son but est de conscientiser le milieu pour qu’il ne vende pas totalement son âme au dieu naira (monnaie du Nigeria) et réfléchisse à ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas.
Uche James Iroha se désigne par un jeu de mots comme le « conductor » de ce Photo.Garage qui agit en tant que creuset pour les photographes qui veulent partager et acquérir des connaissances, s’entraider, un peu dans l’esprit du Shrine de Fela Kuti (15), où l’on échange et fraternise sans tabou, à contrecourant du mainstream.

 » Briser la cage  » dans les rues d’Ejigbo
Ejigbo, ville banlieusarde de quatre millions d’âmes. Enfant du pays, l’artiste visuel, enseignant (à Lagos State Polytechnic et occasionnellement au Nlele Institute) et performeur (16) Jelili Atiku tente de fédérer sa communauté autour de différents projets artivistes dont certains en lien avec la photographie.
À travers ses actions performatives, il espère s’adresser à la majorité silencieuse, curieuse et engagée, pour débattre avec elle de sujets à la fois sociaux, économiques et politiques, dans le but ultime de construire une société plus égalitaire qui respecte les droits humains.
Les performances d’Atiku, qui convoquent la violence, la crise, bref tout ce qui fait mal, mais aussi et avant tout notre humanité, sont devenues essentielles à l’équilibre de la communauté d’Ejigbo. Le  » per-formateur  » embrasse ainsi toutes les tensions d’une société qui court tout le temps, et cherche par ses actions, à  » briser la cage  » (17) dans laquelle vivent une majorité de Nigérians, cage qui peut s’avérer destructive.

Délocaliser l’art au vert : The Alexander Academy of Arts
Badagry, ancien comptoir portugais sur le bord de la lagune, à mi-chemin entre Lagos et Cotonou. Une ville paisible remplie de culture et d’histoire, un secret bien gardé. C’est là que l’artiste visuel Charles Okereke (18), membre du collectif Black Box (tout comme Uche Okpa-Iroha pour qui il vient de temps en temps dispenser des formations au Nlele Institute), a monté, en compagnie de son épouse, la poétesse Tobi Ilori, un projet à vocation pédagogique et écologique, l’Alexander Academy of Arts, Design and Alternative Methods.
Un peu dans le même esprit que le Photo.Garage d’Uche James Iroha dont il a été le camarade sur les bancs de l’université à Port-Harcourt section sculpture, Charles Okereke porte à bout de bras ce projet global où chaque détail fait sens, comme de concevoir et de construire cette académie alternative lui-même (jusqu’au mobilier) avec l’aide de jeunes de 10-16 ans, en s’appuyant sur des techniques de construction et des matériaux locaux et durables.
Loin de Lagos, loin de la pollution et du stress, ce projet est entièrement financé (pour l’instant) avec des fonds personnels (hélas épuisés), dans la lenteur, avec amour. Composé de plusieurs espaces (un atelier, un studio galerie, un jardin qui peut recevoir des installations dans un cadre exceptionnel au bord de la lagune), ce projet est aussi une invitation à délocaliser l’art, à le faire respirer un peu mieux, d’autant plus que Badagry n’est qu’à quelques coups de pagaie de l’épicentre artistique lagosien. Osons rêver.

Érika Nimis

(1) Le Courrier International du 12/09/2013.
(2) Un exemple qui illustre ce rapprochement entre générations de photographes : l’association Photo Managers initie le 24 août 2014 au centre TerraKulture de Lagos un dîner exceptionnel réunissant cinquante photographes parmi lesquels des  » vétérans, des légendes vivantes et des photographes émergents « , dans le but de consolider l’industrie photographique nigériane.
(3) Les institutions universitaires (comme celles, mythiques, de Zaria ou de Nsukka) ou encore le Yaba College of Technology de Lagos et même le (Nigerian Institute of Journalism : nij.edu.ng) n’ont jamais valorisé comme il se doit l’enseignement de la photographie (par trop théorique ou inapproprié, voire décalé), même si, bonne nouvelle, l’université de Port-Harcourt envisage d’ouvrir à la prochaine rentrée une section en photographie baptisée du nom du premier photographe nigérian, Jonathan Adagogo Green, originaire de la région (1873-1905).
(4) Il n’est qu’à lire les textes du photographe, journaliste et documentariste Tam Fiofori,  » vieux sage « , pour s’en convaincre.
(5) Lire  » Lagos de l’intérieur : deux étoiles montantes de la photographie nigériane « . Portrait publié le 02/09/2004 par Erika Nimis sur Africultures
(6) Voir ce lien : http://theculturetrip.com/africa/nigeria/articles/10-nigerian-photographers-you-should-know/
(7) Lire Damiete Braide,  » Akintunde Akinyele: How I won World Photo Contest « , The Sun Weekend, 10/04/2015, www.sunnewsonline.com/new/?p=113691
(8) Lire l’entretien de Marian Nur Goni avec Bisi Silva :  » Bisi Silva innove dans le champ des workshops artistiques avec le Centre for Contemporay Art de Lagos « , Africultures, 2010.
Lire cet autre entretien < a href=" http://artsouthafrica.com/220-news-articles-2013/2387-interview-bisi-silva-jd-ojeikere-monograph.html"> » In Conversation with Bisi Silva on J. D.’Okhai Ojeikere Crowd-funded Monograph « , février 2015.
(10) La Red Door Gallery sur Victoria Island accueille en ce moment une importante rétrospective d’Akintunde Akinleye (du 19 avril au 3 mai 2015) : http://www.reddoorgallery.co/exhibitions/each-passing-day-akintunde-akinleyereuters/
(11) Nombreux sont en effet les photographes qui aujourd’hui à Lagos vivent de leur art, grâce au travail de commande (portrait, publicité, mode, reportage, etc.).
(12) Lire l’entretien d’Anaïs Pachabézian avec John Fletwood, le directeur du Market Photo Workshop.
(13) Pour rappel, Uche James Iroha, lauréat du Prix Prince Claus en 2008, a été membre du premier collectif de photographes, DOF, à une période charnière pour la reconnaissance de la photographie comme discipline artistique au Nigeria.
(14) Source :  » The Photo Garage Lagos: A Place For Creative Photographers  » : http://connectnigeria.com/articles/2014/11/13/the-photo-garage-lagos-a-place-for-creative-photographers/
(15) Lire Amber Croyle Ekong,  » Photography’s New African Shrine « , This Day, 23/09/2012 : http://www.thisdaylive.com/articles/photography-s-new-african-shrine/125752/
(16) Jelili Atiku a fondé la biennale d’art performance de Lagos AFiRIperFOMA. Il sera à Paris début juillet 2015, pour  » Africa Acts « , semaine culturelle organisée par la chercheure Dominique Malaquais, dans le cadre de la Conférence européenne des études africaines (ECAS).
(17) Voir ce petit film très instructif sur l’une de ses performances à Ejigbo Red Light : Lagos in the Red de Lotte Løvholm, Nanna Nielsen et Karen Andersen, 2013.
(18) Charles Okereke est notamment connu pour ses séries photographiques sur la poésie des rebuts : Canal people, débutée en 2009 et présentée à Bamako en 2011 et Unseen World.
///Article N° : 12932

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Les images de l'article
Jelili Atiku devant sa maison, Ejigbo, mars 2015 © Érika Nimis
Construction de l'Alexander Academy of Arts (fin), Badagry, 2014 © DR
Devanture du CCA, Yaba, Lagos, mars 2015 © Érika Nimis
Construction de l'Alexander Academy of Arts (début), Badagry, 2014 © DR
Bisi Silva présente la monographie sur JD 'Okhai Ojeikere à l'Institut Goethe, dans le cadre d'un atelier du Nlele Institute, Lagos,janvier 2015. © DR
The Osh Gallery, Yaba, Lagos, mars 2015 © Érika Nimis
Uche Okpa-Iroha à la Masterclass de LagosPhoto. Sur la droite, debout, un autre formateur, Akintunde Akinleye, Lagos, mars 2015 © Érika Nimis
A la recherche d'informations sur d'anciennes photos. Avec Jelili Atiku, Ejigbo, mars 2015 © Érika Nimis
Charles Okereke à l'entrée de l'Alexander Academy of Arts, Badagry, mars 2015 © Érika Nimis
"Photo.Garage, un endroit pour les photographes créatifs", 2014 © connectnigeria
Uche Okpa-Iroha, Lagos, mars 2015 © Érika Nimis
Akintunde Akinleye à la Masterclass de LagosPhoto, mars 2015 © DR
Uche James Iroha à Photo.Garage, Lagos, mars 2015 © Érika Nimis





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