K.A m’a  » TUER « 

La légende de l'assassin de Kangni Alem

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Kangni Alem de Chemin de croix est de retour, mordant, glaçant, inventif… profond. La légende de l’assassin est tissée de fines mailles sans couture apparente. Un court roman noir (213 pages) aux accents de rompol, un brin fantastique qui file à toute allure sur la scène d’un vaste théâtre à ciel ouvert où les nouvelles églises s’érigent sur les têtes de morts.

« Pour écrire, il faut mettre sa peau sur la table« , disait Céline. Avec La légende de l’assassin, Kangni Alem (KA) a mis sa peau sur la table ! Et ses tripes avec. Lui-même ne dit-il pas la même chose avec ses mots :  » il n y a pas d’intelligence sans audace « , phrase que l’on retrouve dans le livre. La légende de l’assassin est un trophée d’audace. L’audace de nommer sans dire et de dire sans nommer. Quitte à choquer parfois par souci de vérité. Le narrateur nous a bien prévenus d’entrée que son récit veut  » nouer un pacte de vérité « . Nommer les choses, les lieux, dans leurs plus petits détails, comme un archiviste. Dire les hommes publics, réels, reconnaissables à leurs traits, portrait et description : Apollinaire, Glaja Yibo, Joseph, Sokey Edorh, Kossi Assou, l’assassin K.A. qui porte les mêmes initiales que l’écrivain. Un hyperréalisme troublant.
Sans manichéisme ni diabolisation, La légende de l’assassin raconte une affaire judiciaire à Ti-brava, capitale Ti Brava,  » petit pays de la côte ouest africaine « , à travers le regard d’un de ses acteurs, l’avocat Apollinaire qui se décrit ainsi :  » Je m’appelle Apollinaire, j’ai 70 ans, un diabète, du cholestérol, je fais de l’hypertension. Ce tableau clinique généreux pourrait surprendre si je ne m’empressais d’ajouter qu’il ne m’empêche pas aussi d’offrir de temps à autre quelques plaisirs, ceux-là même qu’un vieillard sous les tropiques ne se refuse pas, même avec un risque d’AVC suspendu au-dessus de la tête. Je ne sais pas ce qui me pousse à l’avouer, sinon le désir de nouer un pacte de vérité dès l’entrée de ce récit. Vie d’avocat vie d’apparat. J’ai fait ce métier car c’était la chose la plus facile que j’avais trouvé à faire « .
Sous couvert d’un fait divers, un cold case togolais notoire, Kangni Alem ouvre la boîte de pandore, remue les fondements d’une société construite sur les faux-semblants, la superstition, la paranoïa. À Ti-Brava, la recherche de biens matériels, la quête de privilèges politiques et de pouvoirs de toutes sortes poussent les hommes, toutes classes sociales confondues, à s’adonner aux pratiques magiques les plus sordides. Tous sont engagés dans une guerre mystico-fétichiste où il faut se protéger contre les autres, se défendre et neutraliser les rivaux. Un mode de pensée qui a infiltré les psychés. Le psychologue sénégalais Serigne Mor Mbagne qualifie cela de  » guérilla permanente basée sur le binôme missiles / fusibles » (d’un côté on envoie, de l’autre on se protège en neutralisant).
Faits barbares et procès bâclé !
Persuadé qu’il faut absolument enterrer une tête humaine avant de construire le bâtiment de l’église qu’il s’apprêtait à fonder, K.A. décapite Bouraïma, un imam alcoolique qui a l’habitude de traîner dans la forêt. Reconnu auteur de ce forfait, KA est jugé après un procès expéditif et est exécuté dans la foulée.
Apollinaire, son avocat à l’époque, revient sur ce dossier à la veille de sa retraite. L’avocat a le sentiment d’avoir raté cette affaire. Il pense que plusieurs éléments lui ont échappé sur l’enquête concernant le crime attribué à KA. Une piste lui est proposée par le tout puissant Pastor Hightower, un évangéliste illuminé.
Le religieux le convoque à une centaine de kilomètres de la capitale afin de lui donner sa version des faits. Toute la narration construite comme une enquête policière va remonter le fil du temps pour essayer de comprendre l’histoire de K.A. et tenter de saisir La Légende de l’assassin.
La folie d’un homme ou la folie d’une communauté ?
Comme au théâtre, tout se joue sous nos yeux ; la comédie, le drame, la tragédie. Le pasteur-comédien, maître du jeu, distribue la parole, sort de scène, y revient, alimente sa démonstration avec une reconstitution qui nous plonge dans un monde de croyances magico-religieuses où les rituels des sociétés secrètes, les pratiques ésotériques des confréries de chasseurs se mêlent aux manœuvres de la corporation de sorciers.
Le pasteur parle, parle et reparle comme dans un conte éveillé, devant son hôte Apollinaire, incrédule :  » Vous dire que je doute serait me moquer n’est-ce pas ? Alors je vous écoute et je laisse aller sans juger » () Et enfin me voici à naviguer dans une boue d’illusions. Un homme de la ville perdu dans une campagne ou le terreau premier est la superstition et la sorcellerie. Et si j’étais prédisposé moi-même au délire ? Les rêves du révérend me possèdent à mon corps défendant « .
Voulant convaincre Apollinaire de l’innocence de KA, Pastor Hightower, preuves à l’appui, révèle les tréfonds de la psychologie de ses voisins paysans, relate les pratiques d’une communauté de fidèles qu’il a du mal à « peaufiner » avec ses paraboles bibliques, laissant découvrir un monde de stupeur.
Les uns après les autres y compris l’assassin KA, les personnages défilent, prennent la parole, content, racontent, donnent leur version de l’affaire, disparaissent. Les langues se délient, les souvenirs aussi, charriant pêle-mêle dans une incroyable dramaturgie les rituels mystiques des sociétés secrètes. Kangni Alem décrit avec minutie les séances d’  » écrasement  » et de  » dédoublement des corps « , un monde parallèle terrifiant qui fascine et rebute à fois.
 » Il se passa ce qui se passe toujours dans ces cas-là quand on soumet l’initié à la séance de l’écrasement du corps. Rose s’était dédoublée. L’émotion violente avait propulsé son esprit hors de sa coque charnelle. Ce qui gisait sur la chaussée écrasée par la voiture n’était plus son corps physique puisque désormais inutilisable. La matrone avait disparu. Et elle était une luciole dans la nuit voletant au-dessus des cadavres coincés dans le taxi-brousse. () les survivants geignaient. Un homme apparemment pas trop secoué tentait de s’extraire des corps accidentés. À cet instant précis, la matrone revint ; je la vis sortir du champ de maïs ; elle était accompagnée de deux individus dont on distinguait les masques mais pas les visages () les hommes chiens soulevèrent le corps écrasé par le taxi brousse et l’emportèrent dans les airs cependant que la matrone assommait à l’aide du mât du volant abîmé l’unique survivant qui tentait de se dégager des décombres. L’enveloppe charnelle de Rose sur leurs épaules, les chiens escaladèrent le pylône. Arrivés au sommet, ils aboyèrent en chœur. Au même moment, la voiture accidentée prit feu à nouveau ou plutôt la matrone mit le feu à ce qui restait du taxi-brousse. Effrayés par le crépitement des flammes, les âmes des commerçantes décédées s’agglutinèrent autour du pylône qui tremblait sur sa base sous le poids des chiens et des caïmans « .
À chacun ses références. Il y a l’ombre de Baron Samedi qui plane sur ce roman. L’esprit de la mort et de la résurrection tirée à quatre épingles que l’on trouve à l’entrée des cimetières en Haïti, qui se met sur le passage des morts vers la Guinée, le pays originel. Il représente aussi les excès sexuels : il mène une danse langoureuse, la banda, qui imite le  » coït « . Un gardien des morts et des esprits qui se folâtre dans la chair, une incongruité proche de la farce, summum du paradoxe. Un parallèle qui sied à La légende de l’assassin tant ce roman baigne dans une atmosphère syncrétique outrancière qui donne envie de rire et de pleurer en même temps.
Au terme de cette plongée dans le passé, Apollinaire n’a pas été convaincu par les récits hallucinés du pastor Hightower.Il est demeuré avec ses questions : K.A. a-t-il réellement commis le crime pour lequel il a été exécuté ? Quel rôle a joué la communauté dans ce crime qui s’avère être un crime rituel ? Il n’a pas trouvé de réponses à ses questions.
En revanche, ce retour dans le passé a réveillé quelque chose en lui. Il l’a amené à se découvrir tel qu’il ne se connaissait pas. Lui qui s’est toujours senti désabusé, seul, sans attache affective réelle, après une vie  » à trop dormir dans les bras des chimères « , se retrouve désormais habité par un désir, le désir de comprendre, de comprendre la complexité : dénouer les fils d’un nœud, établir la vérité des faits d’une affaire qui a traversé le temps sans se fatiguer.
Prenez ce roman, La légende de l’assassin, empruntez-le, achetez-le et surtout lisez-le. Et méfiez-vous. Vous allez le relire.

Sophie Ekoué

///Article N° : 12933

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