Fred Astaire, sur fond noir

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Comment le cinéma hollywoodien gomme l’apport noir en se l’appropriant : l’exemple d’une de ses plus grandes stars.

Le tap dance ou danse à claquettes est indissociable de la comédie musicale, genre majeur du cinéma américain des années trente. Si Fred Astaire impose les figures du tap dance comme un des signes les plus visibles de son élégance et de sa virtuosité, il n’en revendique jamais la paternité, rendant justice à plusieurs reprises aux véritables créateurs du style : les danseurs noirs, et notamment Bill Bojangles Robinson. (1) En 1936, Astaire, alors incontestable star de la RKO (2) propose, dans Sur les ailes de la danse (3) un numéro justement célèbre : Bojangles of Harlem. L’année suivante, la chanson Slap that Bass de L’entreprenant Monsieur Petrov (4) est, à nouveau, un hommage aux rythmes inventés par les musiciens noirs. Mais ces deux séquences, témoignages effectifs de reconnaissance envers un art qui prend ses racines en Afrique, n’en sont pas moins les signes visibles de l’impossible présence du corps noir dans le cinéma américain.
Exclusion
Bojangles of Harlem est l’unique solo de Fred Astaire dans Sur les ailes de la danse. Sur une scène de théâtre, douze girls vêtues de blanc, bientôt rejointes par douze autres, habillées de noir cette fois, ouvrent le numéro. Elles se dirigent vers un énorme buste de carton pâte, visage noir avec chapeau melon et noeud papillon, sensé représenter Bill Robinson. A l’intérieur de cette effigie, apparaît Fred Astaire, grimé au cirage pour la seule fois de sa carrière. Après quelques figures avec les danseuses, il entame le moment crucial : seul en scène, il danse avec trois ombres noires géantes projetées sur un écran. D’abord parfaitement synchrones, un véritable échange naît peu à peu entre Astaire et les ombres. Mais, à la fin de ce long numéro, celles-ci, dépassées par la maîtrise du danseur, abandonnent et quittent l’écran, désabusées.
Il n’y a bien entendu aucun danseur noir sur scène. Mais les ombres en sont bien des représentations. Fred Astaire semble, dans les premières figures, être lui-même projeté sur l’écran, avant de devenir spectateur de la projection et d’imiter ces ombres. L’hommage est bien dans ces imitations. Rapidement, le synchronisme parfait prend le pas sur la copie : Astaire est alors l’égal des images de danseurs noirs. Mais ceux-ci sont vite exclus du plan, et leurs gestes de dépit prennent alors un sens symbolique très fort. Après les avoir pris pour modèle, Fred Astaire les a égalés, puis dominés. Cette mise en scène est à nouveau parfaitement au point dans Slap that Bass, le solo de L’entreprenant Monsieur Petrov, son film suivant.
Expulsion
Dans la salle des machines d’un navire, quelques employés noirs hilares entament, au rythme de leurs gestes de travail, la chanson Slap that Bass, mélange incertain d’effets jungle inventés par Duke Ellington et d’arrangements hollywoodiens. Astaire apparaît en plan insert, assis, tapant du pied, souriant et admiratif Très vite, il prend place au milieu des chanteurs et musiciens, reprenant lui-même le refrain. Il devient donc immédiatement le leader, accompagné par un orchestre de  » jazz « . Un travelling avant l’isole encore un peu des Noirs devenus ses faire-valoir, avant qu’une coupe très sèche ne les fasse définitivement disparaître. Il y a dans cette coupe une volonté de rupture, un très étonnant faux raccord : le second plan (Astaire seul), si l’on s’en tient à l’angle de prise de vue, aurait dû laisser apparaître quelques musiciens. Mais le décor n’est plus qu’une salle des machines vide : les Noirs se sont volatilisés, ont disparu dans la collure, dans l’entre-image.
Le cinéma hollywoodien révèle ici, par cette faute visible de montage – acte cinématographique s’il en est – son idéologie de la forclusion. Fred Astaire continue seul le numéro, remarquablement chorégraphié, notamment dans un échange somptueux avec les machines très stylisées du bateau qui forment alors un formidable décor très art déco. Il danse face à la caméra, pour le public virtuel des salles de cinéma. Expulsés du plan, les ouvriers-musiciens-chanteurs noirs sont devenus, hors champ, les témoins passifs de la performance. Le spectateur du film oublie rapidement leur existence. Seul le dernier plan les fait à nouveau intervenir, mais cette fois pour applaudir le numéro de la star, juchée sur une passerelle, inaccessible dans une improbable profondeur de champ.
Appropriation
Les deux séquences proposées fonctionnent sur un schéma identique. Elles préfigurent ce qui s’affirmera dans les années quarante comme une doctrine hollywoodienne : le folklore noir du sud des Etats-Unis n’est devenu un art qu’après sa légitimation par les Blancs. Pour n’en citer qu’un exemple, New Orleans (Athur Lubin, 1947) s’achève sur le visage hilare de Louis Armstrong applaudissant les jazzmen blancs. Mais les numéros de Fred Astaire sont beaucoup plus subtiles : c’est en rendant hommage aux danseurs noirs qu’il met peu à peu en place le scénario à venir. Il participe ainsi à une relecture de l’histoire de la musique américaine, relecture qui sera parfaitement lisible dans les années qui vont suivre. S’il n’est pas question de mettre en doute ici la sincérité de son admiration pour le tap dance et le jazz, un élément peut cependant en relativiser la portée. Rien en effet n’empêchait Fred Astaire d’inviter Bill Robinson : au moment du tournage de Sur les ailes de la danse, celui-ci vient de jouer avec le pianiste Fats Waller dans Hooray for Love (5). Jamais pourtant il n’acceptera cette confrontation avec les corps noirs, et ce n’est guère le bref échange, près de vingt ans plus tard, avec un cireur de chaussures dans Tous en scène (6) qui peut faire illusion.
La raison principale de ce refus est sans doute à chercher dans l’essence même de l’art des afro-américains, au-delà d’une évidente ségrégation du cinéma hollywoodien. Le tap dance, comme le jazz, ne nie jamais la dimension physique, la sensualité, voire l’érotisme. Lucien Malson célèbre ainsi l’arrivée du jazz :  » l’Occident se méfiait du corps et de la sexualité. La musique européenne était fort pensive. Le jazz introduit le rythme extatique. Ses racines sont en Afrique, dans la civilisation de l’Eros. Il restitue la transe, à un point qu’on ne pouvait ni prévoir ni espérer. Au moment où elle manquait le plus, nous avons été le mieux servi  » (7). Ce don visible du corps, si évident dans les gestes des Nicholas Brothers ou de Bill Robinson, suscite méfiance et suspicion. Les hommages de Fred Astaire, loin des originaux, ne sont que des caricatures. Il suffit de voir, dans Bojangles of Harlem la nervosité de ses gestes : pour la seule fois peut-être de sa carrière au cinéma, son corps semble raide, affecté, bien loin de la décontraction des danseurs noirs. La fluidité extraordinaire de son style a laissé place ici à une pâle imitation. Ce sont bien des fantômes qui impressionnent tant Fred Astaire. Mais pas ceux que l’on voit sur l’écran, trop facilement intimidés. Il ne fait que perpétuer cette peur du Noir qui hante le cinéma américain depuis les premiers films Edison.
Forcé de reconnaître la part immense prise par les Noirs dans l’émergence d’un spectacle spécifiquement américain, le show business invente des stratagèmes destinés à en minimiser l’importance. N’en déplaise aux historiens du cinéma qui se contentent de voir dans les numéros de Fred Astaire un hommage courageux et sincère aux créateurs du jazz, il ne s’agit en fait que d’habiles mises en scène d’une appropriation.

1. Bojangles serait le nom d’un personnage mythique du sud des Etats-Unis, attribué à Bill Robinson à la suite d’une partie de poker où il avait gagné beaucoup d’argent.
2. Radio Keith Orpheum, grand studio hollywoodien de production et de distribution.
3. Swing Time, George Stevens.
4. Shall We Dance, Mark Sandrich.
5. Walter Lang, 1935.
6. The Band Wagon, 1953.
7. Des musiques de jazz, Marseille : Parenthèses, 1983.
///Article N° : 879

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