« Les petites gens, c’est important car ce sont les seuls gens conséquents, les seuls gens naïfs, c’est pourquoi le courage leur appartient. Ce sont donc ces gens-là qui n’auront jamais de compte en banque, pour qui tous les matins constituent le même point d’interrogation, ce sont des gens francs… C’est une façon de rendre hommage au courage des enfants de la rue… L’amour des enfants me pousse à défier les vieux, les corrompus et ceux qui sont nantis sans pour autant être nantis d’une âme. »
Djibril Diop Mambety, août 1994 (entretien avec Vincent Adatte, Pardo News 10, Festival de Locarno, Suisse, où Le Franc fut montré en première mondiale)
En dehors des privilégiés qui disposent du dvd édité autrefois par feu la Médiathèque des trois mondes (M3M) et de ceux qui ont accès à la Médiathèque Afrique (dans les bibliothèques des Instituts français), il n’était pas possible de voir les deux derniers films de Djibril Diop Mambety depuis la sortie groupée de ces films le 6 octobre 1999 sous le titre « Histoires de petites gens ». Leur ressortie le 6 juillet 2022 en copies restaurées est donc un événement, tant ces magnifiques gestes de cinéma de chacun 45 minutes proposent à la fois une esthétique et une vision d’une féconde originalité.
Ce devait être une trilogie, mais la mort a malheureusement emporté Djibril le 23 juillet 1998, alors qu’il était en train d’achever le montage de La Petite vendeuse de soleil. Le troisième film devait lui aussi avoir des enfants comme principaux protagonistes. Il se serait appelé L’Apprenti voleur ou bien, selon d’autres sources, La Casseuse de pierres, mais son titre comme son contenu dépendaient de ce que deviendrait La Petite vendeuse de soleil. Dans une interview incluse dans le dvd de la M3M, Djibril annonce qu’il s’agirait d’une petite fille voulant subtiliser de l’argent de sa mère pour acheter des bonbons à déguster avec sa copine, mais le porte-monnaie de sa mère n’a pas de monnaie : il n’y a qu’un billet. Elle le prend. « Son malheur est qu’elle ne peut pas rendre l’argent », conclut Djibril qui ajoute : « Les oiseaux n’ont pas besoin d’argent ».
Rester des enfants face à l’argent : c’est en effet la trame des Histoires de petites gens. Dans Le Franc, au titre si ouvert, Marigo gagne à la loterie nationale, mais son approche poétique du monde fait qu’il est avant tout prêt à jouer pour les enfants et à partager avec eux son imaginaire et ses illusions. Dans La Petite vendeuse de soleil, malgré son handicap et le fait d’être une fille, Sili veut aider sa grand-mère en vendant des journaux. Elle partage l’argent gagné avec les pauvres et danse avec ses amies.
Sur le modèle des enfants, les gens francs sont des artistes généreux. C’est ce viatique que nous lègue Djibril Diop Mambety.
Le Franc
Marigo, qui ressemble beaucoup à Mambety, n’a plus son congoma, un piano à doigts monté sur une caisse de résonance : sa logeuse lui a confisqué car il ne paye pas son loyer. Un billet de loterie gagnant serait le moyen de le récupérer, mais il l’a collé sur sa porte. Sa dérive à travers Dakar, trimbalant sa porte pour le décoller, le conduit vers la mer. Le mirage du billet gagnant, dans un monde qui ne respecte ni l’homme ni son environnement, ne peut qu’être un vertige vers autre chose et se perdre dans les eaux. Face au pouvoir de l’argent, « l’homme franc » n’a pour dernier recours que la dérision, le rêve et la sérénité.
Mambety ravive notre place de spectateur et c’est en cela que ce film dépasse sa propre histoire. Labyrinthe de visages, de regards, d’objets, d’images paradoxales et métaphoriques, Le Franc est un désordre que nous cherchons à décoder : ce travail est la condition d’une vision libre, la construction d’un nouvel ordre dont l’équilibre n’est pas la simple représentation de la réalité mais une nouvelle compréhension. Chacun relie à sa façon les éléments du puzzle défilant sur l’écran. Parce que ce langage cinématographique est un artifice et jamais une fin en soi, parce qu’il puise ses « histoires de petites gens » dans l’expérience quotidienne des « gens francs », ce corps à corps avec l’image s’apparente à une autodérision tragicomique dont la poésie touche au coeur et force à l’émotion.
Le montage morcelle cycliquement cette énonciation bourrée de paradoxes et souligne une image très libre proche du jaillissement lyrique. Ce foisonnement métaphorique où l’écran finit par ne plus représenter que l’imaginaire de Marigo construit un regard qui cherche ni plus ni moins à réinventer le cinéma : « C’est un choix à faire : soit être très populaire et parler simplement aux gens, soit chercher et trouver un langage africain, excluant le bavardage et s’intéressant davantage à l’image et au son », disait Djibril.
La base de ce langage de rupture est la parodie, art de superposition ou de contrepoint. Le Franc groupe des éléments hétérogènes majeurs dans l’expérience urbaine du rapport des petites gens à l’argent : la dévaluation et la loterie nationale, les ruines du marché Kermel (ravagé par un incendie en 1994), les tas d’ordures et les gratte-ciel des grandes banques. Leur association simule un vide que les visages en gros plan des passagers du bus dakarois vient remplir et un désordre que les reflets du soleil sur les vagues ramène à l’équilibre. Une scène du film en annonce la teneur : le nain Langouste propose à Marigo d’aller déjeuner et choisit pour y manger un stand de la rue. Il applique le slogan : « Il y a dévaluation : consommez africain ! » L’image est penchée et la diagonale dessinée par la chaussée évoque la précarité de leur situation, cette précarité qui touche l’Afrique toute entière. Acculé, sans instrument, Marigo s’en remet à la loterie : les petites gens n’ont plus que les jeux de hasard comme espoir de survie. Le retour à l’équilibre ne se fera pas par la simple représentation de la réalité.
Chez Djibril Diop Mambety, la musique relie les plans en un cycle vital. Le saxo jazzy d’Issa Cissoko illustre le « rêve d’une Afrique libre et grande » de Yaadikone et mêle ses accents à l’appel à la prière du muezzin ; Aminata Fall (« la Mahalia Jackson du Sénégal », chanteuse de blues qui avait joué Tante Oumi dans Touki Bouki, la mégère vociférante qui harcelait Mory et Anta) entonne In the morning, d’abord en s’esclaffant devant la folie montante de Marigo, puis en lui proposant de reprendre le congoma lorsqu’elle finit par avoir pitié de lui, et sa voix a cappella se mêle au vent et aux buffles pour l’accompagner au milieu des ordures plastiques de toutes les couleurs ; le jeu du congoma de Marigo (interprété par Madieye Masamba Dieye, un musicien de talent) relie les plans en une sorte de symphonie baroque, voix d’une solitude intérieure, inquiète et dérisoire. Le film est dédié au générique « à tous les musiciens du monde », et spécialement à Robert Fonseca, musicien du Cap Vert dont on entend les mélodies blues morna, et à Billy Congoma, musicien mort peu de temps après l’achèvement de Hyènes, dans lequel il avait joué. Il avait rendu populaire le goumbe qu’on entend dans tout le film (un rythme fortement improvisé qui a ses racines au Cap Vert et en Guinée-Bissau mais est aussi construit sur du mbalax).[1]
Cette extrême sensibilité pour le son, Djibril Diop Mambety la tire de son enfance : « J’ai grandi à Colobane où il y avait un cinéma en plein air appelé l’ABC. Nous avions huit ans et n’avions pas le droit d’y aller parce que c’était dangereux. Mais nous nous échappions et y allions quand même. Comme nous n’avions pas d’argent pour acheter un billet, nous écoutions les films de l’extérieur. C’était surtout des westerns et des films hindous. Peut-être est-ce le fait d’avoir entendu tant de films avant de ne les avoir vus qui me fait attacher tant d’importance au son dans mes films. »
La dérive de Marigo le conduit à la mer, ligne plane par excellence, source de vie, mouvement des origines où viendra se mêler l’affiche représentant le héros de son enfance, Yaadikoone Ndiaye, « défenseur des faibles et des enfants », « notre Robin des bois », dit Marigo à l’employée de la Loterie nationale. La boucle de la vie se referme. Le rythme cyclique et répétitif, le burlesque du personnage, des images hyperboliques et une musique unifiant les plans placent le spectateur dans une catharsis, cette distanciation artistique qui permet de transformer les émotions en autonomie de pensée. En dépit des apparences, Le Franc débouche davantage sur une unité que sur un vertige. Marigo pleure et rit, emporté par son délire, comme assommé par les vagues. Il comprend de tout son corps dégingandé les forces auxquelles il est soumis. Il communie avec la force qui anime l’univers. Il ne domine pas la nature mais participe aux grandes forces naturelles. Le billet de loterie paraît finalement bien dérisoire quand l’ironie des eaux vient le coller au front de Marigo car le propos n’est plus le rêve de richesse qu’il avait pu représenter durant le film mais la symbolique de la vie et de l’ordre du monde.
La Petite vendeuse de soleil
La femme que la police arrête avant même le générique de La petite vendeuse de soleil s’écrie derrière les grilles : « Je suis une princesse et on m’appelle une voleuse ! » C’est l’aube. L’image se fixe après le titre pour jouer sur les diagonales d’un immeuble, d’une rue, d’un bidonville tandis qu’un homme chante a capella. Avant même que Sili, la jeune handicapée, n’arrive dans le champ avec ses béquilles, le ton est donné : ce film sera la prise de parole des exclus et cette parole est oblique, contraire aux schémas dominants.
Les petites gens, ce sont ce casseur de pierres dont la caméra fixe le visage et les mains alors qu’un bulldozer passe devant une maison en construction et que des sportifs s’entraînent en courant derrière lui, ou bien Babou, ce jeune homme qui prend Sili sur le dos pour l’installer sur sa charrette et l’emmener au centre-ville de Dakar : une contre-plongée sur les deux jeunes et la tête du cheval marque une boucle de 35 ans de cinéma africain, une révérence au Borom Sarret d’Ousmane Sembène. Les petites gens, ce sont aussi la grand-mère aveugle de Sili, qui chante a capella des litanies pour mendier, et que le montage vient ressaisir en cycle. Mambéty n’a pas son pareil pour saisir les visages, ni pour utiliser le décor pour inscrire une idée : les méandres de la route, les frigidaires alignés, les horizontales du trafic routier…
Sili mendie. Des garçons vendeurs de journaux houspillent un cul-de-jatte en chaise roulante. Mais Sili, qui tend régulièrement sa béquille pour dire « en avant », ne se laisse pas abattre : « ce que les garçons peuvent faire, une fille peut le faire ! » En un plan sidérant de détermination, elle dispose la pile de Soleil, quotidien de Dakar – sur sa tête et pour signer le registre, dessine un soleil… Cette crête extrême entre le mièvreux et le magnifique va nous accompagner tout le film : sans cesse, Mambéty risque ce qui, en d’autres mains, pourrait devenir compassé ou prétentieux. Et, par le jeu des métaphores visuelles et musicales, par cette autre musique qu’est le montage et le déplacement dans l’image, par les ambivalences du récit marquant son écriture de rupture et de parodie, il évite l’emphase pour jouer l’hyperbole : il ose l’impossible, la chance qu’offre le destin quand on sait le saisir. Un homme achète bon prix tous les journaux de Sili qui va pouvoir faire la fête avec ses amis !
Ce conte de fée n’est jamais factice car Mambéty sait se saisir du vide pour le remplir d’une réalité oscillant entre rire et tragique : ce sont les détails de la vie qui font la différence, ce chaton mort au bord de la route, ce large panoramique sur la gare routière, les pieds de Sili au son des bruits des rues de Dakar, ce slogan d’Air Afrique proposant sur un pont la liaison Afrique-Europe… En fusionnant ainsi des éléments hétérogènes, il simule le désordre pour faire apparaître ce que Sili impose : l’énergie de sa ténacité. Elle rabroue le policier étonné de lui voir tant d’argent et qui l’emmène au poste. La princesse du début chante derrière sa grille, devant des panneaux d’interdiction de stationner… « Il y a un espoir pour ce pays ! », dit le bienfaiteur de Sili (feu Cheikh Ngaido Ba) : leur résolution rendra aux femmes leur liberté. Car de ce foisonnement d’images, de ce débordement de sens, ne peut que sourdre une liberté qu’on ne peut embrigader.
Parlons grand-mère : Mambéty n’a jamais cessé de le dire, comme dans ce court-métrage sur le tournage de Yaaba : « Grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux« . Dernier hommage, ultime métaphore, Sili achète un parasol pour la protéger du soleil – respect de son chant comme de son âge, respect de sa Parole que le monde doit entendre, car elle « vengera » l’Afrique…
Les enfants peuvent danser, Sili a déjà inversé le rapport : elle a cessé de mendier et commence à donner ; elle choisit la chance en gardant 13 Soleils plutôt que les 25 qu’on lui propose… « Pourquoi Sud se vend-il mieux que le Soleil ? » Journal du peuple ou journal du pouvoir ? Sili a sa conception de la politique : « Je continuerai de vendre le Soleil, comme ça le gouvernement sera plus proche du peuple ! »
Mais que pourra la politique face au psychisme meurtri ? La princesse est devenue folle. Comme dans Le Franc, le film penche vers la mer, source de vie, mouvement des origines. Le jazz de Wasis Diop accompagne les bateaux du port, mais lorsqu’il s’agit de regarder le monde à la jumelle, leurs sirènes et le jazz égrainent les menaces. Car les garçons ont rattrapé Sili et jettent une de ses béquilles à la mer. Elle contera à son sauveur l’histoire de Leuk le lièvre. Clarté de la fable. Et les journaux lui feront écho avec leur page de titre : « L’Afrique est sortie de la zone franc ». Dernière parodie, dernière boutade. Mambéty semble lancer, comme Sony Labou Tansi : « Je ne suis pas à développer mais à prendre ou à laisser ». C’est dans la mer que l’homme franc pourra puiser la dérision, le rêve et la sérénité. Les enfants s’écartent lorsque son ami Bouba prend Sili sans béquilles sur les épaules. Le voilà, le legs de Mambéty, une idée simple : la victoire est détermination. Il peut conclure son viatique : « Ainsi ce conte se jette à la mer », que Sili complète : « Le premier qui le respire ira au paradis ».
[1] Cf. Mbye Cham, « Son dans le ton des petites gens » (Sounds in the keys of ordinary people), Ecrans d’Afrique n°24, 2ème semestre 1998, p. 44-53. A consulter en cliquant ici.