Hors-champ noir et noires images

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Le cinéma blanc a si bien su s’approprier la musique noire, pour l’affadir et en exclure ses auteurs.

Dans les ghettos noirs du Harlem des années quarante, le public des salles de cinéma exulte, allant jusqu’à obliger les projectionnistes à repasser inlassablement les mêmes scènes d’un film hollywoodien. Difficile de deviner quel long métrage peut susciter un tel engouement, et la surprise n’est pas feinte quand on découvre Humphrey Bogart et Ingrid Bergman dans Casablanca (1942) de Michael Curtiz. Mais ce n’est pas le charme du couple mythique qui déclenche applaudissements et acclamations. Ce qui ravit le public de Harlem, c’est que, aux côtés des deux stars, un acteur noir a droit à un vrai rôle, un rôle où il intervient en tant qu’acteur, et non plus seulement en tant que Noir. Casablanca n’est pourtant pas un film révolutionnaire, mais les passions qu’il motive sont à la mesure des frustrations accumulées, de la succession d’images avilissantes et abjectes que ce qu’il est convenu d’appeler le septième art véhicule inlassablement depuis près d’un demi-siècle.
Le cinéma américain est rapidement devenu le plus puissant du monde. Deux films essentiels incarnent cette incontestable souveraineté : Naissance d’une Nation (The Birth of a Nation, David Wark Griffith, 1915), première œuvre d’envergure parfaitement maîtrisée du septième art, et Le Chanteur de jazz (The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927), premier long métrage à la fois sonore, parlant et chantant. Deux films qui révèlent également le rôle déterminant du cinéma dans la perpétuation d’une image parfaitement négative des Noirs et, surtout pour le second, de la spoliation et de l’appropriation insidieuse de leur musique.
Hormis sa place dans l’histoire esthétique du cinéma, Naissance d’une nation, adapté de Clansman, pamphlet raciste de Thomas Dixon, a une autre conséquence, tout aussi historique : donner un second souffle au Ku Klux Klan, société secrète ultra-réactionnaire, fondée au lendemain de la guerre de Sécession, dans le but d’entraver l’exercice, par les Noirs, de leurs droits nouvellement acquis. Dissoute en 1877, elle réapparaît en 1915, allant même jusqu’à patronner certaines projections du film en faisant signer des bulletins de soutien. La grande majorité du public adhère à l’image des Noirs véhiculée par Naissance d’une Nation. Dangereux, bestial, obscène : les pires clichés composent le portrait de l’homme noir, qui ne représente ici que les préjugés des Blancs, préjugés qui justifient une peur maladive et obsessionnelle des Etats du Sud. Cette peur hallucinée est symbolisée par le maintien hors-champ du véritable homme noir, joué à l’écran par un blanc grossièrement peint au cirage. Ce film fondateur de Griffith est une pierre de touche de l’édifice idéologique mis en chantier, édifice que le cinéma parlant se chargera de fortifier.
Le 6 octobre 1927, première du Chanteur de jazz : une minute et vingt secondes d’un monologue adressé de l’acteur Al Jolson suffisent à faire basculer définitivement le cinéma dans l’ère du parlant. La musique la plus populaire du moment est associée au triomphe du film. Jazz et cinéma sont officiellement unis, même si l’Histoire semble bégayer un peu : c’est encore un acteur blanc grimé qui incarne Le Chanteur de jazz. Mais Jolson ne se contente pas de jouer les Noirs d’opérette : il donne aussi une très pâle imitation de leur musique. Si pâle qu’il n’y a pas une seule seconde de jazz dans le Chanteur de jazz. C’est la confirmation du malentendu : pour la majorité de la population blanche, le jazz émane des mélodies de George Gershwin et d’Irving Berlin, bien loin du New Orleans de Louis Armstrong.
Pourtant, la présence de la musique syncopée dans nombre de comédies musicales des années trente est le signe évident d’une reconnaissance, d’une prise de conscience par le show-business de la capacité de séduction du jazz. Mais cette reconnaissance va s’accompagner d’un affadissement, d’un glissement progressif vers une sujétion aux normes esthétiques acceptées par la majorité blanche. Avec le cinéma sonore, le jazz entre en scène, mais par Blancs interposés. L’écran américain a désormais sa musique, une musique dynamique, spectaculaire. L’ère des big bands est aussi celle du Swing, mais celui-ci ne désigne plus un étrange et subtil balancement : il est devenu une mécanique confortable, une marque de fabrique des machines orchestrales, de l’entertainment. Après la crise de 1929, l’immense besoin d’évasion et de distraction de l’Amérique est assouvi par le cinéma. Celui-ci crée un jazz à son image, produit de consommation de masse visant à l’immédiate satisfaction. Désormais musique de l’Amérique blanche, le jazz a perdu de son authenticité pour se soumettre aux mélodies à la mode et à l’euphorie trompeuse d’Hollywood. Chaque indice qui pourrait laisser entrevoir l’origine noire de cette musique est soigneusement gommé. Le comble est atteint en 1941 avec la Parade du jazz (Birth of the Blues, Victor Schertzinger, 1941) où la paternité du blues et du New Orleans est tout simplement attribuée à des musiciens blancs.
Mais tous ces exemples, aussi révoltants soient-ils, ne sont que de menus larcins à côté des vols manifestes commis par le genre majeur du cinéma hollywoodien des années trente : la comédie musicale. Que ce soit la danse, le chant ou la musique, toutes les spécificités qui ont fait la gloire du musical américain sont issues de la tradition noire du spectacle. Il suffit, pour s’en convaincre, de visionner les rares documents tournés au Cotton Club de Harlem : le danseur noir Bill « Bojangles » Robinson a déjà inventé toutes les figures que reprendra Fred Astaire. Mais quand ce dernier lui rend un louable hommage avec le numéro « Bojangles of Harlem » du film Sur les ailes de la danse (Swing Time, George Stevens, 1936), il se garde bien d’inviter son modèle. Un an plus tard, le même Fred Astaire joue le passionné de jazz de l’Entreprenant Monsieur Petrov (Shall We Dance, Mark Sandrich, 1937), dans lequel le numéro « Slap that Bass » est une remarquable mise en scène de l’appropriation. Dans la salle des machines d’un paquebot, des mécaniciens noirs (qui sont forcément doués pour la musique), entreprennent une chanson jazzy, sur le rythme mécanique des bielles et autres vérins du moteur. Astaire, d’abord spectateur admiratif, les rejoint pour prendre le chant soliste. Les « ouvriers », hilares, s’écartent pour disparaître rapidement du cadre. Entre le premier plan sur Astaire et l’évacuation des Noirs, de nouveau hors-champ, il s’est écoulé une minute, suivie d’un solo de trois minutes pendant lesquelles jamais on ne les reverra, sauf à la toute fin, pour applaudir la star. Cette construction annonce ce qui sera le principe de la falsification de l’histoire du jazz, parfaitement au point dans les biographies filmées des années quarante et cinquante, consacrées uniquement à des musiciens blancs : le folklore noir est bien à l’origine cette musique, mais ce sont les Blancs qui lui ont donné ses lettres de noblesse, qui ont transformé le folklore en art majeur de ce siècle.
Les films hollywoodiens des années trente ne se contentent pas de faire du jazz une musique aseptisée et d’exclure de l’écran les véritables créateurs. Conscients du talent de ces musiciens, certains metteurs en scène les utilisent sur la bande son, tout en créditant au générique quelques obscurs tâcherons. D’autres fois, des jazzmen authentiques doublent, hors-champ, les solistes blancs, qui se contentent alors de mimer une performance qu’ils sont bien incapables de fournir. Appliquant la ségrégation à la lettre, aucun film de cette décennie ne montre musiciens blancs et musiciens noirs jouant ensemble. Les raisons peuvent être pratiques et purement commerciales : les Etats du Sud n’acceptent que les films entièrement interprétés par des Blancs. Les réalisateurs doivent tenir compte d’une éventuelle censure, et réduire les rôles des Noirs à quelques figurations, sans conséquence sur le déroulement de l’intrigue. Là encore, les producteurs n’hésitent pas à amputer les scènes sujettes à caution, pratique qui se radicalisera dans la décennie suivante.
Ce rapide mais éloquent état de lieux éclaire la ferveur et l’enthousiasme du public noir devant les quelques images de Casablanca, quand Sam (Dooley Wilson), le pianiste noir, entonne « As Time Goes By« , la chanson du film. Si la présence d’un pianiste et chanteur noir n’a rien d’original, les relations d’amitié et de complicité entre Sam et Rick (Humphrey Bogart), puis entre Sam et Ilsa (Ingrid Bergman), font de lui, simplement, un être humain.
Mais ces quelques scènes ne font guère illusion. Les années qui suivent n’améliorent guère l’image des Noirs au cinéma, et leur participation active à tous les niveaux du spectacle américain tarde, pour le moins, à être reconnue. Ce n’est que bien après que certains films oseront donner une vision humaine de l’homme noir, une vision sans manichéisme, débarrassée des nouveaux stéréotypes du saint noir incarné par Sidney Poitier dans les années cinquante. Quant à leur musique, Otto Preminger pour Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder) (musique de Duke Ellington), puis John Cassavetes pour Shadows (musique de Charles Mingus), permettent enfin aux jazzmen de composer en toute liberté une partition pour le cinéma. Nous sommes en 1959. Et il faudra attendre Bird, en 1987, pour que Clint Eastwood consacre une biographie au créateur le plus génial que le sol américain ait connu : Charlie Parker. As Time Goes By

///Article N° : 402

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