« Il est grand temps que les Africains présentent leurs propres réalités « !

Entretien de Marian Nur Goni avec Aïda Muluneh

Février et août 2008
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Bien qu’ayant déjà beaucoup exposé dans le monde anglophone et notamment au Smithsonian’s National Museum of African Art, la photographe Éthiopienne Aïda Muluneh a été l’une des belles surprises de l’édition 2007 des dernières Rencontres africaines de la photographie de Bamako. Elle y a d’ailleurs remporté le prix de l’Union européenne, qui récompensait le meilleur photographe de presse ou de reportage.

Quel a été votre parcours photographique jusqu’à aujourd’hui ?
J’ai toujours pris des photos en famille mais je ne suis entrée dans une chambre noire qu’au lycée. À cette période-là, j’étais plus adepte de sport mais à un moment donné, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai laissé tomber le sport pour la photographie. Nous avions à l’époque une enseignante d’arts plastiques qui travaillait dans une chambre noire vétuste. Je pense que ma passion pour la photographie a réellement commencé lorsque j’ai développé mon premier tirage. Dans mon parcours, j’ai eu des formidables mentors qui m’ont accompagnée, j’ai tout appris grâce à eux.
Pouvez-vous nous parler du travail que vous avez montré à Bamako ?
Ce travail est une collection d’images en noir et blanc. Au total il y avait dix tirages. La majorité de ceux-ci porte sur la vie quotidienne dans mon pays.
Quel est le contexte de la photographie telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Éthiopie ?
Je dirais que nous avons encore besoin de pratique, mais non pas d’une pratique au niveau du savoir-faire et des compétences, mais plutôt au niveau de l’esprit. Il y a en Éthiopie un impressionnant bassin de talents mais à cause du manque d’une pratique adéquate, le spectre actuel de la photographie varie entre mariages et portraits. Des écoles existent mais c’est ce type de photographie là qui y est enseigné. Voilà pourquoi il est important que je continue de partager les connaissances que j’ai acquises dans mon pays. C’est dans ce sens que je suis actuellement en train d’organiser des workshops avec deux autres photographes à Addis Ababa University Art School.
Avez-vous déjà exposé dans votre pays ?
Ma première exposition a eu lieu en janvier 2008 à la LeLa Gallery. C’était une exposition collective.
Quelle a été votre expérience des Rencontres africaines de la Photographie de Bamako ? Avant d’y avoir exposé l’année dernière, en aviez-vous déjà entendu parler ?
Je suis tombée sur le festival par hasard alors que je cherchais des photographes africains. J’ai été étonnée de découvrir qu’aucun photographe éthiopien n’y avait participé par le passé, j’ai alors soumis ma candidature. Je dois dire que les Rencontres ont probablement été, dans mon parcours, l’expérience la plus importante pour moi : ces dernières années, j’ai passé le plus clair de mon temps à penser qu’il n’y avait personne autour de moi pour comprendre les luttes que les photographes africains doivent entreprendre en Amérique du Nord. C’est dans ce sens que Bamako a été une expérience enrichissante pour moi, j’étais entourée des photographes les plus talentueux du continent, ce fut un honneur pour moi d’être parmi eux.
La découverte des « Rencontres de Bamako » vous a aidé à vous sentir moins seule, en un sens…
Sans aucun doute. J’ai aussi rencontré des photographes qui ont vécu à l’extérieur de leur pays, comme moi, et qui ressentent la même mission et une passion pour l’Afrique.
Vous avez évoqué les difficultés rencontrées par les photographes d’origine africaine aux États-Unis. Vous avez vécu à New York, pouvez-vous développer davantage ce point ?
Ce n’est pas seulement les photographes d’origine africaine qui doivent faire face à ces obstacles, je dirais que cela vaut aussi pour les photographes Africains-Américains. Par exemple, on m’a fait souvent fait la remarque que dans mon portfolio il y avait trop de Noirs… Oui, New York est un marché difficile à pénétrer et un endroit très dur pour y travailler. Voilà pourquoi j’ai décidé de rentrer en Éthiopie : il y a tant à faire et beaucoup de sources d’inspiration.
C’est dans ce contexte que vous avez créé DESTA (Developing and Educating Societies through the Arts)… Quels en sont les objectifs ?
L’idée de ce projet est d’offrir la possibilité à différents artistes, du continent et de la diaspora, d’échanger leurs idées et de présenter leurs visions. Comme vous le savez peut-être, les photographes Africain-Américains et de la diaspora africaine ont été en première ligne pour la photographie : ils sont une ressource importante pour l’expansion et la promotion des photographies qui concernent l’Afrique ; ils créent également un lien entre ceux qui habitent sur le continent et ceux qui vivent en dehors.
Nous sommes en train de travailler à l’Addis Ababa University Art School avec notamment des ateliers photographiques pour les étudiants en art. Notre but est qu’à terme ces ateliers deviennent partie intégrante du cursus universitaire. Ce serait un pas important car, en Éthiopie, la photographie n’est pas vraiment considérée comme un art, ainsi la plupart des photographes du pays travaillent principalement sur l’événementiel.
De plus, j’ai réalisé que les Africains nécessitent des formations de longue durée en photographie. Ainsi, nous avons mis en place un atelier qui s’étale sur un an.
Les subventions et la question du matériel ont été pour nous le plus grand défi à relever dans ce projet, mais nous avons obtenu le soutien des ambassades des États-Unis et de France en Éthiopie.
À travers D.E.S.T.A., ma mission pour les trois années à venir est d’accompagner les photographes en formation et également de faire intervenir les photographes locaux lors de ces stages de longue durée.
Je suis en train de travailler à un projet qui donnerait la possibilité à des photographes confirmés d’enseigner à de jeunes artistes en Afrique. Pour le moment ce programme est prévu au Nigeria, Ghana, Afrique du Sud, Kenya et bien sûr, en Éthiopie.
Dans les cours nous ne prenons que très peu de stagiaires à cause du matériel, mais l’idée est de mettre en place des classes qui tourneraient dans ces différentes régions.
Pour réaliser cela, nous n’avons pas fait appel, heureusement je dirais, à des entreprises. Les grosses entreprises ont des responsabilités parce qu’après tout, ils ont pris à l’Afrique sans rien donner en retour. Dans un contexte problématique comme celui que vit l’Afrique aujourd’hui, je pense que l’on pourrait s’interroger sur l’utilité de ces ateliers de formation en photographie. Or, pour moi, le continent nécessite un nouveau stock d’images. Les médias ont été défaillants à offrir une vision plus équilibrée de l’Afrique et je pense qu’il est grand temps que les Africains présentent leurs réalités et avec leurs propres perspectives. Il ne s’agit évidemment pas de nier tout ce qui ne va pas, nous voulons juste donner à voir que, tout comme les autres parties du monde, l’Afrique a d’autres facettes à montrer.
Travaillez-vous en numérique ou en argentique ?
Je suis de la veille école, ceci dit je suis en train de passer, doucement, au numérique mais c’est dur de délaisser l’argentique. Ainsi, pour répondre à votre question, je dirais que je travaille avec les deux systèmes, après tout l’intérêt de la photographie ce n’est pas l’appareil, c’est l’œil !
Quels sont vos modèles en photographie (si vous en avez) et pourquoi ?
La plupart de mes influences viennent des photographes Africains-Américains. J’ai toujours adoré le travail et l’esprit de Gordon Parks. Chester Higgins m’a beaucoup influencée, Harlee Little m’a enseigné l’art de la photographie.
Parmi les photographes africains qui vivent aux États-Unis et que je connais, mon favori est Andrew Dosunmu, j’adore son travail ! Il y a aussi Stanley Green, Dudley Brooks… Je peux continuer…
Quels sont vos projets à venir ?
Je travaille actuellement avec Sébastian Cailleux et Michael Tsegaye, sur un livre et une exposition intitulés « Ethiopia Three : A Visual Journey in Development ». C’est un projet photographique qui documente l’impact social, économique et culturel du développement en Éthiopie. Je suis aussi en train de terminer un documentaire sur les enfants éthiopiens qui partirent à Cuba à la fin des années 1970.
Intitulé Unhealing wound, ce documentaire retrace les différentes trajectoires de vie suivies par les enfants qui, dans le cadre de l’alliance entre les gouvernements de Mengistu et de Fidel Castro, furent envoyés, vers la fin des années 70, à Cuba pour y suivre des études. Quel équilibre et quelles interactions y a-t-il entre le cinéma et la photographie (et leurs spécificités) dans votre travail ?
Je dirais que l’un est mon pilier et l’autre la structure. Être photographe est une base pour des concepts essentiels tels que la composition, la lumière, et la capture de certains moments importants. Lorsqu’il a été question du film, je me suis souvent surprise à filmer comme une photojournaliste. Je suppose que cela est fortement ancré en moi et difficile à éliminer. Le fait d’avoir travaillé avec un appareil photo m’a donné confiance pour filmer avec une caméra et notamment lorsqu’il a fallu prendre des décisions filmiques. Oui, il y a des interactions : par exemple lorsque je prends une série de photos et que je le mets ensemble dans un slide-show, cela devient de l’image en mouvement ou, à l’inverse, quand je compose un cadre du film comme si je prenais une photo.
Étant une femme dans cette industrie, je pense que de connaître l’aspect technique est un facteur important pour la bonne réussite du projet.

///Article N° : 8072

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Les images de l'article
Girl in car © Aïda Muluneh
Priest by door © Aïda Muluneh
Spirit of Sisterhood © Aïda Muluneh
Bread Offering © Aïda Muluneh





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