Bamako… et après ?

C'est une période de transformation fébrile…

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Quel impact les récentes évolutions technologiques vont-elles avoir dans les années à venir sur les pratiques des photographes africains ? Que peut-on attendre de ce nouvel « activisme » qui agite le monde de la création photographique et sa promotion en Afrique ? Enfin, comment les pratiques éditoriales peuvent-elles valoriser le travail et le parcours des artistes ? Voilà
quelques-unes des questions soulevées par les deux auteures de cet essai.

C’est une période de transformation fébrile pour qui travaille sur le continent. Nous supposons que les lecteurs, ici, sont au courant des contraintes particulières endurées par les photographes africains. Ces créateurs pionniers sont nécessairement touchés par certains changements, aussi soudains que bouleversants. Deux innovations récentes laissent même entrevoir dans un avenir proche une collaboration encore plus grande entre les photographes d’Afrique ; elles promettent aussi d’encourager les efforts de toute une nouvelle génération de commissaires engagés. L’expansion de la 4G nourrit en effet l’espoir d’accélérer la vitesse avec laquelle les gens peuvent se connecter et faire circuler des idées et des objets. En théorie (en pratique, seulement dans certaines zones pour commencer), l’Afrique a des chances de profiter – probablement plus que n’importe où ailleurs – d’une adoption rapide des nouvelles technologies de la téléphonie mobile. 2010 a vu une autre innovation monumentale dont les implications dans un futur proche sont encore plus significatives : le M-PESA kenyan, ainsi que d’autres services similaires à travers le continent. En facilitant grandement l’expansion du transfert d’argent de personne à personne, avec une intervention bancaire minimale, ces services ont permis l’installation de nouveaux systèmes de paiement et de distribution de crédit par téléphone mobile. Il est désormais aussi simple d’envoyer de l’argent d’Accra à Eldoret que d’envoyer un SMS. La 4G et les services de transfert d’argent par mobile sont deux innovations sur le point de changer radicalement les communications quotidiennes et le paysage financier de millions d’Africains, y compris, bien entendu, celui des photographes et d’autres acteurs du secteur artistique. Ces deux innovations vont en effet reconfigurer la manière dont les artistes travaillent et entrent en contact avec de nouveaux clients, mécènes et institutions. En même temps, il faut reconnaître les contraintes persistantes occasionnées par l’instabilité et le manque d’ouverture des gouvernements, sans parler des coûts monumentaux que représente la conversion des infrastructures existantes. En dehors des pays les plus connectés, le réseau de la téléphonie mobile est encore très dépendant des structures étatiques.
Bien entendu, des nouvelles de ce type ne peuvent que réjouir. Cela change la donne pour les populations, pour leur avenir immédiat et à moyen terme, et commence déjà à influer sur la manière dont on peut se permettre de travailler comme photographe. Tout cela était palpable dans les conversations que nous avons eues avec les photographes pendant la 8e édition des Rencontres de Bamako. Bien que loin d’être accomplie, la transition des structures d’État – et autres fondations qui tiennent les cordons de la bourse – vers des structures plus démocratiques et variées paraît tout à coup plus réelle que pour les générations précédentes. Pourtant, alors que les opportunités commerciales continuent de s’élargir à l’international, les investissements, en temps comme en énergie, sont de plus en plus délicats.

Nombreux sont les photographes qui, gagnés par un nouvel optimisme – qui se retrouve d’ailleurs dans tous les milieux de l’art contemporain sur le continent, s’engagent dans de nouveaux projets artistiques dont le nombre ne fait que croître. Cette recrudescence s’accompagne d’une renaissance (sans pour autant qu’un lien direct puisse être établi) des festivals majeurs de l’ère des indépendances, notamment le 2e Festival culturel panafricain d’Alger en juillet 2009 et le Festival mondial des arts nègres à Dakar en décembre 2010, ce dernier étant sponsorisé par le gouvernement sénégalais et l’Union africaine. À contre-courant de cet enthousiasme et de ce soutien pour les initiatives panafricaines, transnationales et Sud/Sud, les gouvernements nationaux sont en train de réduire les moyens alloués aux arts et à l’éducation. Les coupes touchent le financement et les marchés des centres artistiques dans leur ensemble. Alors que ces tendances générales se contredisent de manière évidente, elles devraient être considérées comme la partie d’un tout, et comme un arrière-plan essentiel aux grandes avancées technologiques susmentionnées. Si la 4G et les transferts d’argent par téléphone mobile promettent d’offrir un accès sans précédent à un flux d’images et aux marchés, ils devraient alors dépasser sans trop de difficulté les programmes gouvernementaux consacrés aux arts en termes d’impact sur le travail des photographes.
Malgré les possibilités qui se dessinent pour le futur – un accès plus large aux marchés et aux échanges entre artistes, formateurs, mécènes, et institutions – le tour n’est pas encore joué et nous ne pouvons faire aucune prévision concernant les directions que vont prendre les scènes photographiques dynamiques du continent. Toutefois, sur la base des espoirs et des déceptions engendrés par l’édition 2009 des Rencontres de Bamako, nous pouvons pointer trois tendances notables et hasarder quelques observations là où les efforts sont les plus importants et les plus marquants.
Premièrement, les enseignements que nous avons glanés à Bamako échappent à toute catégorisation simple en termes de succès ou d’échec – bien qu’il y ait eu beaucoup des deux cette année-là. Beaucoup ont fait part de leur mécontentement grandissant vis-à-vis de l’organisation à distance, basée à Paris, et de son approche trop hiérarchisée, confirmant que la biennale ne peut échapper aux problèmes plus généraux qui affectent la politique culturelle française (et la politique tout court) vis-à-vis du continent. En même temps, 2009 a vu des investissements significatifs de la part de nouveaux partenaires institutionnels. Puma Creative et son dérivé Creative Africa Network doivent ici être loués pour leur programme de soutien à la mobilité, qui a permis de financer le voyage à Bamako de tous les photographes exposants. Cette initiative, ainsi que d’autres efforts pour étendre l’inclusion, n’en sont qu’à leurs premiers pas.
La visibilité qu’apportent les Rencontres aux photographes ne cesse de croître et l’influence de la biennale s’étend désormais aux sphères lointaines. En 2009, cette influence avait clairement atteint les côtes britanniques : le Brighton Photo Fringe, la Tate Modern, le British Council et d’autres institutions londoniennes étaient tous représentés, la plupart par des commissaires qui venaient à Bamako pour la première fois. Les Rencontres restent un moment crucial pour les artistes qui ont l’habitude de se mettre en avant et de parler de leur travail aux commissaires, journalistes, bailleurs de fonds et autres collectionneurs. Mais l’événement ne rend pas ces conversations suffisamment accessibles à ceux qui n’ont pas encore cultivé cette aisance. En 2009, malgré la présence de rédacteurs et de commissaires professionnels dynamiques et reconnus, les opportunités d’échanges avec ces derniers étaient inégales et sélectives, ou bien mal annoncées. Des expositions qui ne sont pas accompagnées de programmes de soutien ou d’autres formes de développement professionnel profitent moyennement aux photographes et ne capitalisent pas sur la richesse des rencontres de visu. Au final, il est devenu clair que l’apport le plus significatif de la biennale réside non pas dans les expositions, ni dans la vitrine qu’elles représentent, mais dans le rôle que joue l’événement en tant que lieu de rencontre, surtout pour les photographes pour qui, la mise en réseau, les échanges directs et les discussions autour du travail en temps réel sont devenus cruciaux.
Les critiques les plus significatives que nous avons entendues à Bamako ont dépassé le simple niveau de plainte pour formuler des réponses créatives à ces limitations et à d’autres encore. Une nouvelle génération d’artistes et de commissaires militants est en train de réfléchir aux manières de profiter de l’élan créé par cet événement pour lancer leurs propres initiatives. Les plus intéressantes commencent là où Bamako se termine, et elles sont en train de reconfigurer les expositions comme une simple plateforme parmi tant d’autres pour promouvoir de nouveaux artistes.

Deuxièmement, pour les artistes et commissaires basés sur le continent, les Rencontres servent de tremplin à un nouvel activisme. Nous pouvons mentionner ici deux des entreprises les plus notables.
Les initiatives de Bisi Silva, commissaire et fondatrice du Centre for Contemporary Art à Lagos, tiennent sciemment compte des limites des biennales, des ateliers et des festivals d’art sur le continent. Son espace à Lagos tient lieu de studio, de galerie d’exposition, de bibliothèque et d’aimant pour tout un éventail de personnes travaillant dans le domaine créatif. Les expositions et les programmes montés par Silva avec son équipe font délibérément appel aux artistes qui travaillent avec les nouveaux médias. Des ateliers réunissant formateurs invités et jeunes participants encouragent l’expérimentation de ces nouveaux médias. Silva cherche également à encourager une approche conceptuelle et critique forte, moteur de projets artistiques les plus captivants, et qui permettra d’atteindre un plus large public. Sa démarche va à l’encontre de ce que l’on pourrait considérer comme étant du mécénat conservateur de l’art local, mais s’attaque plutôt à ce qu’elle considère comme un manque de réflexion critique globale dans l’approche ad hoc de certains jeunes artistes. Silva a certes réussi à stimuler et à mobiliser une nouvelle dynamique de jeunes mécènes qui travaillent ou qui voyagent à Lagos, mais les efforts du CCA ont un prix. Investir dans l’art peut prendre du temps avant de porter ses fruits et il n’y a aucune garantie que la partie éducative soit une réussite. Le côté éphémère d’une exposition ou d’un événement peut être frustrant quand les ressources sont si limitées. Les nouveaux projets du CCA, Lagos pourraient se concentrer davantage sur l’aboutissement d’un autre volet mené localement, celui de produire des publications critiques de haute qualité mêlant des questions locales au besoin d’informer un public de plus en plus large. Des efforts de cette envergure sont louables et partent d’un même constat : d’une part, un travail, le plus retentissant soit-il, doit constamment se confronter à un public engagé et informé ; d’autre part, les arbitres de telles décisions n’ont pas besoin de se limiter à Paris, Londres, Bruxelles ou au Cap.
Le festival photographique pionnier d’Aida Muluneh, l’Addis Foto Fest (7-12 décembre 2010), est né d’un autre impératif. Frappée par le manque d’institutions pédagogiques sur le continent, Muluneh a voulu créer un événement qui profite réellement aux photographes en les impliquant directement. Ainsi, elle a pris des engagements sérieux, en invitant quelques grandes pointures de la photographie mondiale venues d’Afrique, d’Europe et des Amériques, afin qu’ils partagent leur expérience internationale avec les autres participants. Des ateliers et d’autres échanges du même type faisaient partie intégrante du concept de ce festival. Le format démodé de foire-exposition, qui n’apporte pas grand-chose en termes de formation à la plupart des jeunes photographes, avait été complètement remis en cause par les vétérans de Bamako et d’autres événements d’envergure.
L’expérience de Muluneh en tant que formatrice, basée sur une collaboration attentive, a été déterminante : elle a fait participer les étudiants et ses collègues aux réunions de négociation avec les institutions gouvernementales et les bailleurs internationaux. Les résultats de ces partenariats vont continuer à se faire sentir longtemps après le démontage des expositions des artistes internationaux dans les espaces publics de la ville. En outre, en mettant en avant l’étendue des capacités professionnelles des photographes, elle veille à la diversité des travaux, suggérant que la mise en place d’écoles et de programmes appropriés serait bénéfique pour tous, qu’ils se disent artistes ou non.

Enfin, un troisième élément à considérer est la diminution des fonds de soutien des projets créatifs les plus prometteurs. Si certains disent qu’il n’y a là rien de nouveau, force est de constater que les subventions aux publications de qualité se font de plus en plus rares. En effet, les éditeurs affirment qu’ils n’ont pas les moyens de publier de vrais livres d’images, et cela à un moment où de plus en plus de photographes, de commissaires et de collectionneurs se tournent vers l’édition comme moyen efficace de promotion et de valorisation durable. Nous assistons à la parution d’un nombre considérable de catalogues de petites expositions et à un véritable déluge de livres publiés par des artistes. Bien que le coût d’impression des photos – malgré les avancées technologiques – ne soit peut-être pas aussi bas qu’on nous l’a fait croire ou espérer, force est de constater qu’il est désormais possible de fabriquer ses propres livres. Si les grandes maisons d’édition sont clairement en train de succomber au conservatisme et à la réduction des dépenses, les éditeurs les plus créatifs devraient considérer le livre au-delà d’une simple plus-value destinée à renforcer des collections existantes ou du schéma qui consiste avant tout à « acheter un nom ». Les livres qui se focalisent sur le nom d’un artiste, plutôt que sur les mérites d’un projet, renforcent des décisions qui apparaissent comme cyniques, sans risque et sans imagination. La récente publication somptueuse de la collection Walther célèbre le statu quo : des artistes établis, dont beaucoup ont déjà exposé à Bamako, constituent le noyau dur de cette importante collection photographique. Certes, cette publication vient renforcer la valeur de la collection, toutefois la (très courte) liste d’excellentes publications sur la photographie aurait grandement bénéficié d’un apport d’images inédites. Ironiquement, cette tendance à compter toujours sur une même série d’images bien rodées vient à un moment où la diversification des archives est désormais plus que jamais possible.

Texte original en anglais, traduit par Melissa Thackway, avec la complicité d’Érika Nimis et Marian Nur Goni.///Article N° : 10818

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