Quand on n’a que son corps à imposer au monde…

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Jambes fuselées, peau ambrée, silhouette longiligne… les critères de la beauté physique participent de la mondialisation, imposant aux quatre coins de la planète un idéal de beauté qui passe par le muscle et la minceur. Le corps noir est progressivement devenu le modèle idéal dont l’archétype était représenté par Joséphine Baker.

De New York à Tokyo en passant par Buenos Aires, Dakar, Paris ou Athènes, l’idéal féminin est quasiment universel. On est loin des Vénus potelées de Rubens, des rondeurs des odalisques de Boucher ou des beautés laiteuses d’Ingres. L’invention du corps moderne qui imposera ses canons à l’Europe et au reste du monde représente en définitive un sacré pied de nez de l’histoire.
Ceux que l’Europe à travers l’esclavage avait mis à nu et réduits à leur corps ont retourné la vision du corps à laquelle l’Occident les réduisait en lui imposant cette représentation comme modèle ; ceux que l’Occident avait arrachés à toute possession, à tout avoir, ont finalement, malgré eux, érigé en modèle la seule chose qui leur restât, autrement dit l’idée charnelle que l’Occident se faisait d’eux, preuve que l’autre n’est souvent que la projection de ses propres fantasmes. Et celle qui va cristalliser ce fantasme et le brandir aux regards éblouis des Parisiens, c’est Joséphine Baker.
De la fin du xixe siècle aux années 1930, on assiste à une profonde mutation de la vision du corps, mais aussi des canons esthétiques et bien sûr de la sensualité et de l’érotisme. Cette mutation coïncide avec l’arrivée de la photographie, l’arrivée du cinéma aussi. Cependant, ce bouleversement n’est pas d’ordre technique, il relève d’un bouleversement profond des mentalités qui passe par le travail que va accomplir de l’intérieur le regard porté sur l’autre dans le contexte de l’empire colonial qui se construit alors. Ces mutations qui vont amener à une conception nouvelle du corps passent par le corps de l’autre et la découverte aussi d’une autre façon de vivre ce corps à travers la musique et la danse.
L’invention du corps moderne est intimement liée à l’histoire coloniale et au monde noir. La naissance, ou plutôt la reconnaissance d’un corps nouveau dont les critères esthétiques répondent à ceux de la modernité se situe dans les années 1920. Ce corps moderne des années 1920 est un corps nègre au sens où l’on parle alors d’  » art nègre « . Et ce n’est pas un moindre paradoxe que cette Afrique que l’idéologie coloniale définit comme archaïque, comme envers du progrès, ait imposé finalement à l’Europe, et à son insu, les canons d’une esthétique moderne, qui touche, qui plus est, au plus intime puisqu’il s’agit du corps et de la projection de soi.
Ce qui est au cœur de cette mutation de la vision du corps, c’est le mouvement, la vitesse, la fulgurance, autant de valeurs qui furent celles du futurisme, des valeurs de modernité qui animèrent les avant-gardes et qui vont se retrouver dans une corporéité nouvelle, celle des artistes noirs.
Jusqu’à la fin du xixe siècle, le corps dans les arts de représentation est conçu avant tout comme forme et comme masse. Dans la peinture, la représentation de la nudité notamment et de la sensualité féminine passe par la rondeur, la générosité. Ce sont des formes évanescentes, souvent vaporeuses, nuageuses, aux contours mal définis et aux postures presque toujours lascives, abandonnées, offertes.
La tonicité, le muscle, l’énergie et le mouvement sont en revanche du côté du corps viril. Et du reste, cette dimension dynamisée du corps tendu dans l’effort appartient particulièrement au travail déjà révolutionnaire des romantiques qui représentent l’énergie du corps. Géricault et Delacroix en peinture, Rodin, Camille Claudel dans le domaine de la sculpture, annoncent cette vision d’une corporéité nouvelle qui passe d’ailleurs déjà par la danse.
Et ce n’est donc peut-être pas un hasard si Géricault et Delacroix sont parmi les premiers peintres du XIXe à étudier le corps noir et à proposer une réelle approche anatomique qui mette en avant l’énergie et la dynamique. Il faut se remémorer la pyramide humaine du Radeau de la Méduse de Géricault et à son sommet cette silhouette noire tendue qui ramasse toute l’énergie vitale de l’embarcation, ou ces esclaves noirs au corps cabrés comme des chevaux dans La mort de Sardanapal de Delacroix.
Cette vision nouvelle du corps qui ne va s’affirmer comme idéal physique qu’en 1925, et on peut dire emblématiquement à travers la figure de Joséphine Baker, commence avec une mutation de la vision qui s’opère au tournant du siècle à travers la découverte d’une réalité corporelle accessible au regard et qui est celle qu’offre l’anthropologie coloniale populaire.
Anthropologie coloniale et redécouverte du corps
À la fin du xixe siècle, à travers l’entreprise coloniale, l’anthropologie trouve un épanouissement sans précédent et se popularise dans le cadre de pratique d’exhibitions grand public qui se donnent pourtant un objectif de connaissance scientifique. Commencent dès 1870 les premières exhibitions d’indigènes des colonies au Jardin d’Acclimatation, à l’Hippodrome, sur le Champs de Mars.
Ces exhibitions se retrouvent dans des gravures telles que les publient des journaux comme L’Illustration, Le Petit Journal… Ce sont aussi des cartes postales grâce au début de la photographie, des affiches et bientôt le cinéma.
Le corps indigène offre une nudité authentique, animée, inouïe jusqu’alors. Le corps se donne en représentation vivante aux visiteurs des  » villages nègres « . Et c’est bien ce qui fascine la société de l’époque. Comme par exemple ce film des frères Lumière qui montre le spectacle dont ne se lassent pas les Parisiens. On fait sauter dans l’eau et sauter encore de jeunes Noirs nus qui se prêtent de bonne grâce à ce petit jeu qui amuse tant les spectateurs. Le corps indigène s’exhibe en action, sans barrières, si ce n’est celles de ces espaces  » zoographiques « .
À l’époque, du côté de la société européenne, la nudité est taboue, les corps sont extrêmement couverts, les femmes sont corsetées et ne laissent rien voir. Culottes, bas, bottines montantes, jupons : le corps des femmes se dérobe sous les vêtements et les atours, tandis que les hommes portent chapeaux et costumes trois pièces. La nudité est picturale, mais elle n’est pas réelle, le corps reste représentation, dessins, images, rêves. Même les petites femmes des Folies qui exposent leurs charmes gardent la taille prise dans un bustier et n’offrent pour tout érotisme que leur chignon lâché sur un début de gorge… Or, voilà que le Jardin d’Acclimatation et les  » villages nègres « , eux, offrent aux spectateurs des corps en chair, tangibles, vivants, dansants, et surtout à peine couverts. Des corps à voir, franchement. Une nudité, une corporéité autorisée.
Cette anthropologie de bazar effeuille les jeunes négresses pour le bon plaisir du bourgeois. Ces exhibitions se prolongent donc naturellement au music-hall. Les Zoulous émoustillent les dames des Folies-Bergère, les Dahoméennes aux seins nus étourdissent les messieurs du Casino de Paris. Torses nus et musclés des sauvages emplumés, poitrines agitées et tressaillantes des danseuses nègres émeuvent la société bourgeoise de la IIIe République.
Et bientôt les nudités exotiques sont rejointes au music-hall par l’exhibition corporelle des boxeurs noirs américains qui débarquent à Paris vers 1900 et feront bientôt fureur, comme Jack Johnson ou Sam Mac Vea. Indigènes, danseurs ou boxeurs, les corps de ces artistes ont une qualité plastique et athlétique qui constitue le clou des revues.
L’invention du corps sauvage
Le corps dénudé du sauvage, du boxeur ou de la danseuse exotique construit rapidement une fascination. Le corps du nègre ou de la négresse ne saurait provoquer du désir, c’est indécent, quasi immoral d’y penser dans la société bourgeoise et puritaine de la IIIe République. La danseuse nègre ou le danseur sont associés au plaisir interdit, au monde de la licence, du libertinage. L’univers des cabarets ne s’y trompe pas, utilisant justement toute une imagerie publicitaire où la figure du nègre dansant est gage d’un lieu où l’on s’amuse. C’est le Bal Tabarin, Le Bateau-Lavoir et tous ces lieux de la Butte où vient s’encanailler le bourgeois de la Belle Époque…
S’ajoute alors à la fascination du corps dénudé et athlétique, une fascination pour le  » geste nègre « , ces ondulations qui libèrent le buste et le bassin et qui deviennent la représentation d’une sensualité débridée, comme le raconte André Salmon dans La négresse du Sacré-Coeur en décrivant la danse de  » la souple Africaine à la chair de bronze fuselée.  » On invente le corps du sauvage, un  » corps-instinct « , image de libération, de pulsion érotique débridée. Il incarne l’émancipation du corps, dégagé du spirituel et de la raison, il transpire la transgression, le franchissement.
Souvent ces danseurs et danseuses, à travers les dessins et les affiches, n’ont même pas de visage, ce sont avant tout des silhouettes et une ondulation, un mouvement. Il s’agit bien de corps, les visages sont escamotés, ce n’est pas l’être mais la chair exclusivement qui émeut et on s’interdit de voir l’individu.
Dès 1902, ce que l’on pourrait définir comme la silhouette nègre est déjà imprimée sur la rétine du bourgeois en mal de sensation nouvelle, comme le prouve le dessin du caricaturiste Auguste Roubille qui fixe déjà la silhouette de celle qui s’imposera au public parisien quelques vingt ans plus tard : ombre en marche, jambe dégagée, croupe levée, seins nus assaillants, crâne lisse… Le corps sauvage est l’incarnation du fantasme sexuel. Et il est fantasme parce que la rencontre effective des corps n’est pas pensable ou pas avouable.
Le corps nègre inspire alors énormément les artistes de la Belle Époque. Des peintres comme Matisse ou Van Dongen renouvellent la conception du nu en travaillant avant tout sur la silhouette et le mouvement.
Après 1910, alors qu’un conflit menace l’Europe, l’empire colonial se dote d’une vraie idéologie. Et l’indigène d’Afrique sera systématiquement associé à l’image de la force, de l’effort, d’une tonicité décuplée et nécessaire à l’Europe vieillissante. L’énergie et la vitalité des indigènes des colonies garantissent l’avenir de la France. Aussi les attributs exacerbés du corps nègre seront-ils énergie, force et tonicité, tandis que s’ajoute une esthétique  » viriloïde  » au corps de la négresse, corps qui n’a pas de cheveux, corps musclé, bronze fuselé, seins tendus comme des obus, gestuelle indécente et provocatrice dans sa tonicité effrontée.
Du corps nègre au corps moderne
Après guerre, la plastique du corps dansant du nègre passionne toujours autant le music-hall qui programme Habib Benglia ou Aïcha, mais elle intéresse aussi la scène du théâtre d’avant-garde. Roger Bastide, Gaston Baty, Firmin Gémier intègrent Benglia à des spectacles où il joue nu et danse sur des sons de tam-tam.
À chaque fois la presse est extrêmement sensible à la présence corporelle de Benglia. Comme Pierre Scize du journal Bonsoir qui commente ainsi la prestation de l’acteur dans Coup de bambou qu’avait monté Bastide avec le théâtre de La Grimace :  » M. Benglia – le nègre de la Grimace – est nu, donc beau. Il a un sens plastique absolument hors pair. Lorsque, tendant une jambe de bronze clair et renversant un torse tout cordé de muscles longs et purs, il bande l’arc de Kama, on dirait une de ces divinités de l’Inde, ensemble charnelles et éthérées, prises dans la matière et respirant au ciel. (1)
Gaston Baty ira jusqu’à monter en 1923 L’Empereur Jones avec Benglia en premier rôle à l’Odéon. Et les commentaires des critiques seront toujours autant focalisés sur le corps nu de Benglia :  » Tout son corps fléchit, se redresse, bondit et retombe. Il fait de sa noire académie, un poème exprimant la détresse ou l’espoir. Un acteur joue avec son cerveau et son visage. M. Benglia, lui, joue avec ses muscles. On ne peut dire de M. Benglia que sa poitrine parle, et que ses omoplates crient. La sueur l’inonde, fait reluire son torse bronzé, et prouve qu’il subit en effet, toutes les affres de l’Empereur Jones. Il est impossible d’être plus sincère, d’être plus près de l’animalité, et d’être plus artiste. C’est de la sculpture sur soi. C’est la vie incarnée dans la chair. C’est le triomphe de l’anatomie. «  (2)
Baty avait aussi monté un an plus tôt Haya au Théâtre des Champs-Élysées en distribuant Aïcha dans le rôle de la jeune négresse Nyota. Elle ne portait qu’un  » court pagne bruissant  » et la critique avait apprécié cette audace de mise en scène :  » Il faut beaucoup louer la délicieuse impression d’harmonie plastique que nous procure Mme Aïcha  » pouvait-on lire dans Comœdia. (3)
La bascule dans des canons esthétiques nouveaux et une vision du corps avant tout silhouette dynamique et fuselée sera stigmatisée par la Revue Nègre en 1925, toujours au Théâtre des Champs-Elysées, antre de l’avant-garde. Cette image androgyne de la beauté noire sans cheveux, sans corset, répond alors en écho à la femme libérée des années folles, à celle que les années 1920 surnommeront justement  » la garçonne « .
En 1925, Joséphine Baker cristallise cette corporéité moderne où la sensualité est tonique, la gestuelle sportive, la jambe levée, le corps suspendu. Elle offre au regard des spectateurs parisiens l’image qu’ils se sont forgés de la négresse : nudité, tonicité, ondulation sensuelle, silhouette fuselée et ceinture de bananes pour garantir l’exotisme.
Mais c’est Paul Derval, tout nouveau directeur des Folies-Bergère qui va fixer au firmament du monde du spectacle cette métamorphose moderne des canons de la beauté. Avant guerre, la femme a la taille prise dans un corset, ses cheveux longs et vaporeux expriment sa sensualité. Mais dès 1920, Mistinguett montre ses gambettes aux Folies-Bergère et les costumes d’Erté dévoilent les corps. On joue sur les voiles, la transparence des tissus, les plumes qui cachent à moitié. On commence par dévoiler un sein… Il manque cependant le mouvement et l’énergie, les filles posent, défilent seulement.
Joséphine Baker apporte ce corps fuselé dont les critères d’érotisation passent par la tonicité et l’énergie, des valeurs masculines répondant à l’émancipation des femmes qui commence. Et elle montre tout : juste une fleur sur l’auréole des seins et une ceinture de bananes autour des fesses. De plus Joséphine s’expose autrement, dans le mouvement, la performance physique, la gesticulation drolatique, la contorsion même et non dans l’abandon lascif. Son corps ne pose pas, mais explose d’énergie et impose l’image du tourbillon, de la liane animée et ondulatoire dont Paul Colin va tenter de retenir le mouvement dans ses dessins.
Après le succès des Champs-Élysées, Paul Derva, qui vient de prendre la direction des Folies Bergère et veut donner un nouveau souffle à son music-hall, voit en Joséphine la muse de la modernité et il l’engage pour mener une grande revue : ce sera La Folie du jour mise en scène par Pierre Fréjol. Il refait alors tout le décor du music-hall pour créer l’événement en 1926. Sur la devanture art déco du théâtre (qui existe toujours), ainsi que dans la rosace qu’on retrouve au plafond de la salle de spectacle et qui deviendra l’image emblématique des Folies-Bergère, c’est une silhouette de femme à la Joséphine que découvriront les spectateurs de 1926. Bien sûr, elle n’est pas noire. Mais le corps de la femme venait là de changer définitivement de canons esthétiques. Simples traits, pureté des lignes, ondulations, la beauté passera par le muscle, la silhouette élancée, l’étirement, l’énergie. La girl était née, modelée sur l’ombre de Joséphine Baker, et allait imposer sa silhouette idéale à des générations de femmes…

1. Pierre Scize, Bonsoir, 21 décembre 1922.
2. René Wisner, Le Carnet, 11 novembre 1923.
3. Marcel Rieu, Comoedia, 24 février 1922.
///Article N° : 2854

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