Lorsque, à titre d’exercice historiographique, j’ai été récemment sollicité pour réfléchir à l’histoire et au sens de la « photographie sud-africaine », je me suis rendu compte qu’il fallait d’abord reconsidérer toute la question de la relation entre le médium et le contexte local (1). En guise de réponse et afin de comprendre la portée locale de chaque exemple de production et de réception photographique, je suggère, dans ce court essai spéculatif, de regarder au-delà des frontières de la photographie, en m’appuyant sur des exemples issus de corpus d’images plus larges pris dans les médias, à travers différents lieux et périodes.
Cette approche s’inspire de mes recherches actuelles sur la culture visuelle en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid dans lesquelles j’examine les manières dont certains types d’images se répètent et se transforment – en même temps que leur portée politique s’en trouve altérée – entre différentes mains, à travers plusieurs décennies, de la mise en place jusqu’à la chute de l’apartheid (2). Cette approche rejoint d’autres études récentes, qui cherchent à explorer le croisement entre ce que Deborah Poole appelle des « économies visuelles », plutôt que l’histoire isolée d’un support particulier et une interprétation figée à travers l’espace et le temps (3). Tout aussi pertinent est l’appel de Hans Belting pour une anthropologie générale de l’image photographique où, pour les besoins de l’analyse, il considère les images sous trois facettes : en termes d’image, de médium et de corps (4). D’après Belting, un support, substitut du corps humain, est le lieu de stockage matériel et temporel d’une image qui autrement existe dans l’esprit. Dans la logique de Belting, si l’on parle de la photographie, pour parler du « support », n’évoque-t-on pas en fait « l’image » à la surface du papier, dans un cadre ou sur l’écran ? C’est bien de percevoir cette différence, surtout si nous cherchons des significations culturelles en observant la dispersion des images et leur place dans divers médias à des endroits et des moments spécifiques.
Mon approche rejoint également celles de spécialistes de la photographie comme Elizabeth Edwards (dans Raw Histories) et de Geoffrey Batchen (dans Forget Me Not) qui ont proposé que l’étude des photographies soit davantage poussée par une approche qui inclut la façon dont elles ont été distribuées, touchées, retouchées et patinées (5) – comment l’histoire de ces accumulations peut en dire autant si ce n’est plus qu’une simple légende. Par ailleurs, cette approche renvoie à mes précédents travaux sur ce que j’ai désigné comme les « diasporas d’images » de l’Afrique (6). Les écrits de Till Förster sur « l’intermedialité » sont aussi incontournables pour ce projet (7).
Les images photographiques sont fixées, accrochées, manipulées, vues et revues, passant de main en main. Ces images sont en mouvement : même fixées par le sel d’argent ou l’encre, elles se retrouvent incarnées – dans les journaux, les musées, les esprits – et sont copiées et commentées dans divers autres médias. Si bien que les images photographiques auront et ont peut-être eu aussi une vie au-delà de ce support, dans d’autres médias, d’autres histoires, d’autres politiques. En somme, toute image, photographique ou autre, est potentiellement mobile ; et elle habite les corps, les médias, les pensées. Et à chaque instant où elle prend corps, il est possible d’y lire une nouvelle convergence d’histoires, une nouvelle politique de la représentation.
Quand on propose le modèle des « économies visuelles », c’est souvent pour déstabiliser les concepts poussiéreux de géographie et de culture hérités de l’expérience coloniale. Il est utile de rappeler l’exhortation de John Tagg, à savoir qu’une « photographie » n’existe pas vraiment en tant que telle ; qu’il existe seulement de nombreuses histoires de la photographie, toutes liées et définies par des institutions, des interprétations et des usages, qui ne sont pas entièrement rattachés à un seul support (8). Mais dans les études qui citent Tagg et Poole, malgré la référence à des circuits d’échange plus étendus, l’objet premier de l’analyse reste souvent quelque chose de vaguement défini comme « photographique ». Je propose à la place que nous élargissions ce modèle d’échange pour considérer de manière plus inclusive les images provenant d’autres médias et pour mieux comprendre le croisement des images et de leur expérience historique, précisément en faisant attention aux changements de registre qui accompagnent les changements de médium. Ce qui suit a sans doute une application plus large, mais les exemples préliminaires que j’indique ici sont spécifiquement liés à l’Afrique du Sud.
Une grande partie de ce que nous connaissons de l’Afrique du Sud résulte de la diffusion mondiale du documentaire social et du photojournalisme. Il s’agit le plus souvent d’images de pauvreté, de violence, de lutte raciale, en conformité avec une gamme limitée de genres déterminés par les désirs d’une classe moyenne urbaine. Ce qui m’intéresse ici est de complexifier le récit établi de la vie sud-africaine, en montrant d’autres points d’intersection avec d’autres domaines de la culture visuelle. Je montrerai quelques-uns de ces lieux d’intersection que la photographie n’est pas toujours parvenue à dépeindre : dépendante, imitatrice ou à la traîne d’autres médias dans ses tentatives de documenter le vécu sud-africain – par exemple, dans l’utilisation expressive de la couleur, dans le contournement de la censure, dans ses tentatives de contrôler le sens et dans l’expression et la représentation de l’affect, de la capacité d’agir et de la subjectivité.
Le récit formaté de la photographie sud-africaine peut être résumé en quelques mots : colonialisme, Drum, lutte et art libéré (9). Mais cela ne suffit pas.
Certains chercheurs font remonter l’histoire de la photographie en Afrique du Sud aux années 1850, quand plusieurs studios de la colonie du Cap commencent à produire des images de notables, de travaux publics et de paysages pittoresques (10). À partir des années 1870, on réalise également des études photographiques sur des « spécimens » de la population indigène, en utilisant parfois des prisonniers comme modèles (11). Comme ailleurs en Afrique, la photographie de la fin du XIXe siècle ne peut s’appréhender, selon Patricia Hayes, que par rapport à une « histoire d’exploration, de colonisation, de production des connaissances et de captivité », qui liait le progrès en Europe à ses effets dans le reste du monde (12). La photographie faisait partie des avancées technologiques de l’arsenal européen et, en tant que telle, servait à la fois à symboliser le nouvel ordre impérial dans les colonies et à rendre visible l’organisation spatiale de l’autre (13).
Le récit standard survole rapidement l’ère coloniale jusqu’aux débuts de l’apartheid dans les années 1950 et la création du magazine illustré Drum. Drum était publié à Johannesbourg et distribué à travers l’Afrique. Il se situait dans la lignée d’autres magazines internationaux, tels que Picture Post et Life, qui accordaient une place centrale aux essais photographiques. Mais il différait par sa volonté de valoriser « la culture noire urbaine » en Afrique et c’était la première publication en Afrique du Sud à faire appel à une jeune génération de photographes et d’écrivains non-blancs. Son lectorat était principalement la classe noire et ouvrière, aux aspirations consuméristes et cosmopolites. Parmi l’iconographie proposée dans Drum, on trouvait des pin-up, des images de la vie citadine, ainsi que du journalisme d’investigation traitant de la brutalité et de l’absurdité de l’apartheid et des articles sur les héros politiques de la « décennie des indépendances » ailleurs sur le continent. Bien que l’on ne le mentionne pas toujours en évoquant la photographie de Drum, il est important de noter que celle-ci a été également composée de publicités : pour les cigarettes, le thé, les désinfectants, les crèmes blanchissantes – autrement dit, pour des produits de base consommés par la petite-bourgeoise africaine urbaine.
Après Drum, le récit établi saute encore jusqu’aux luttes antiapartheid des années 1980, lorsque les « photographes de la lutte », travaillant avec la sobriété du noir et blanc, « ont adopté le style documentaire social, soumettant l’image aux besoins de propagande du moment » et le style individuel aux besoins collectifs du mouvement (14). Puis, dans les années 1990, avec la fin de l’apartheid, on prétend que les photographes ont été « libérés » par l’ouverture des marchés étrangers à leur travail, par la liberté d’explorer des questions plus personnelles et esthétiques et d’expérimenter la couleur. Selon l’historien Jon Soske, dont je partage le point de vue, cette histoire est devenue une sorte de cliché du monde de l’art. Mais j’ajouterais à quel point il est irrésistible aussi de raconter l’histoire commodément rédemptrice d’un peuple sous le joug de l’oppression qui progressivement éveille sa conscience, un récit que, je dois l’admettre, j’ai suivi dans mes propres écrits jusqu’à présent.
Le problème est que ce n’est pas là toute l’histoire et même pas toute l’histoire de la photographie sud-africaine. Pris séparément, ce récit dominant de l’histoire de la photographie en Afrique du Sud est insuffisant à deux égards. Pour le public à l’étranger, il ne reflète pas l’étendue des expériences historiques vécues en Afrique du Sud. Il ne nous dit pas grand-chose non plus sur la manière dont certains types d’images photographiques ont été vus et reçus en Afrique du Sud, même par rapport à d’autres aspects de la culture visuelle.
La chronologie de base n’est pas en cause ; c’est plutôt ce qu’elle omet, premièrement par rapport aux autres formes d’expression artistiques et deuxièmement en ce qui concerne l’usage qui a été fait de ces photographies localement. Ce qu’il faut chercher à comprendre, c’est où ces deux points croisent l’histoire plus connue que je viens de rappeler. J’aimerais donner ici quelques brefs exemples qui peuvent contribuer à nuancer cette histoire, en soulignant que chaque cas mériterait une étude plus approfondie.
Le portrait de studio et la photo d’identité constituent deux usages très courants de la photographie en Afrique du Sud durant une grande partie du XXe siècle. Bien qu’étudiés en Afrique de l’Ouest, ils ont moins retenu l’attention des chercheurs en Afrique du Sud, où l’accent a davantage été mis sur l’histoire exceptionnelle du documentaire social et du photojournalisme, de l’époque de l’apartheid aux développements récents de la photographie artistique exposée en galerie (15). L’une des études les plus sensibles faites sur les anciens portraits de studio est l’uvre du photographe Santu Mofokeng (16). Son projet a été aussi largement diffusé, peut-être en partie parce qu’exposé dans le circuit international des galeries d’art (17). Intitulé The Black Photo Album et constitué au début des années 1990, il a pris la forme d’un projet de recherche sur les archives, puis d’une installation artistique.
Mofokeng a parcouru Soweto, en demandant à des familles des vieilles photographies datant de la première moitié du XXe siècle, au moment où la classe moyenne noire émergeante voyait le jour, avant que l’apartheid ne vienne écraser tout espoir d’un avenir prospère. Il a restauré et copié les photos, fourni toutes les informations qu’il a pu trouver à leur sujet, afin de créer un diaporama. Mofokeng fut attristé d’apprendre que beaucoup des descendants de ces familles considéraient ces vieilles photos comme étrangères à leur propre existence et les avaient définitivement occultées. Il en a conclu que cinquante ans d’apartheid avaient totalement coupé les populations des quartiers noirs de cette histoire ancienne complexe de communauté et de classe sociale et il s’est décidé à raviver ces images dans la mémoire collective. Tout autant que l’information visuelle qu’elles contenaient et la raison de leur existence, ce qui intéressa Mofokeng dans ces anciens portraits de studio était le comment et le pourquoi de leur disparition de la mémoire visuelle par la suite. En les dévoilant à nouveau, il voulait montrer comment une pratique autrefois courante était tombée dans l’oubli.
Parmi les mesures politiques les plus marquantes sous l’apartheid, se trouvaient les pass laws [les lois sur le laissez-passer]. De 1952 à 1986, chaque Sud-Africain noir devait se munir d’une pièce d’identité ou dompas (en argot, dumb pass, ou « laissez-passer stupide »), comportant sa photo, ses empreintes et la signature d’un employeur blanc attestant que le titulaire avait le droit de venir en ville. Pour la grande majorité des Sud-africains, ces livrets d’identité devenaient en quelque sorte la forme la plus courante de portrait photographique. On devait les porter sur soi partout et en tout temps. Mais quel rapport ces dompas ont-ils avec le récit dominant sur la photographie en Afrique du Sud ?
On pourrait croire que ces images produites par l’État sont l’antithèse du portrait de studio réalisé à des fins privées et de plein gré. Mais la tradition « d’agrandir et de coloriser les portraits d’identité de membres plus anciens de la famille pour en faire des portraits de famille » (18) s’est également développée dans les studios photos. Des pratiques similaires existent ailleurs ; par exemple, Karen Strassler en parle dans son récent livre sur Java (19).
Dans le contexte sud-africain, l’idée qu’une image destinée à rabaisser et à contrôler puisse être transformée en portrait commémoratif est fascinante (20). Comment aborder une telle réutilisation positive d’images odieuses, voilà une question qui anime mes recherches actuelles.
Rudzani Nemasetoni a une approche similaire de la mémoire, avec sa série Litany (1999), dans laquelle l’artiste a pris l’ancien livret d’identité d’un oncle et l’a « retouché » en y apposant ses propres empreintes, acceptant ainsi symboliquement le passé de sa famille, jusqu’à en soustraire ses propres images des mains de l’État pour se les approprier (21). Une autre réflexion sur le livret d’identité a été menée par David Koloane, avec Made in South Africa (1979), dans lequel l’artiste, d’un geste iconoclaste, a détruit son livret d’identité mais gardé la photo, pour la recadrer et la revaloriser comme s’il s’agissait d’une uvre d’art abstraite réalisée par ses soins.
Autre exemple. On prétend souvent, surtout en référence aux grands formats évocateurs réalisés par Zwelethu Mthethwa depuis les années 1990 (des habitants des quartiers informels aux alentours du Cap), qu’à travers son utilisation d’une photographie aux couleurs vives, l’artiste a enfin introduit la dignité et une représentation positive de la vie des Noirs – tout en rappelant que durant la lutte anti-apartheid, on ne voyait que de tristes images en noir et blanc des pauvres. De telles déclarations omettent de rappeler qu’en Afrique du Sud le traitement de la photographie en couleur n’était pas courant dans les écoles d’art ou la presse avant les années 1990 et de mentionner le travail sensible en noir et blanc – mais aussi en couleur – de David Goldblatt, Omar Badsha et Chris Ledochowski, entre autres, en pleine période de lutte.
Les photographes commerciaux travaillant pour les magazines sur papier glacé, l’artiste Obie Oberholzer et le portrait de studio à partir de la fin des années 1960, comme attestent les images de Sukhdeo Bobson Mohanlall réalisées à Durban, sont autant d’exceptions importantes au récit dominant sur le développement de la « couleur » dans la photographie sud-africaine. L’exemple des laboratoires qui développent les instantanés familiaux est un autre domaine auquel consacrer de futures recherches. Chose peut-être la plus insigne, les études en couleur intitulées Khayelitsha Interiors de Ronnie Levitan (1989), si étonnamment similaires au futur travail de Mthethwa, ont été pratiquement rayées de l’histoire de la photographie sud-africaine (22). Il faut noter que la photographie artistique n’a pas émergé – comme le raconte le récit standard – après les premières élections libres de 1994 et elle n’a pas non plus commencé plus tard qu’ailleurs en Afrique du Sud. Des pictorialistes travaillaient en Afrique du Sud dans les années 1900 et des postmodernistes dans les années 1980. En mettant de côté les questions d’ego artistique ou de « qu’est-ce qui est venu en premier », la revendication d’une primauté dans l’utilisation de la couleur est également fausse, car même les portraits de studio en noir et blanc étaient souvent colorisés à la main. Bien avant que (Original en couleur) l’art de Mthethwa ne devienne un produit international, « les pauvres » avaient déjà pris l’affaire en main et colorisaient leurs photos noir et blanc (23).
Mais cette trace colorée, attentionnée et positive de la vie des Noirs en Afrique du Sud avant les années 1990, ne se trouve pas uniquement chez les photographes, elle se trouve aussi chez les peintres de scènes urbaines, à commencer par Gérard Sekoto (24) dans les années 1940. Certes, il n’était pas encore possible de photographier en couleur à cette époque-là en Afrique du sud et la volonté des photographes sud-africains de documenter « les formes quotidiennes de résistance à l’apartheid » date des années 1980, alors pourquoi ne pas prendre en considération les peintres des décennies précédentes, comme Sekoto, qui ont si bien su restituer les scènes quotidiennes de la survie et l’ambition de la réussite urbaine ?
L’utilisation de la couleur peut être considérée comme décisive, par exemple, dans les aquarelles aux teintes acides de la série de Durant Sihlali, Pimville, du milieu des années 1970. La série « documente » la destruction systématique par les autorités municipales de Johannesbourg des quartiers noirs les plus anciens, des quartiers que l’artiste connaissait de son enfance passée dans un campement périurbain d’une zone qui deviendra plus tard Soweto. Dans ses uvres, Sihlali se veut « reporteur » à l’ancienne, captant ces scènes avec les aquarelles plutôt qu’avec la caméra et de revendiquer la même véracité pour ses images. Aussi, n’étant pas photographe, ses images risquaient moins d’être censurées par l’État, bien qu’il prétendait que les habitants locaux effrayés le pourchassaient parfois, l’accusant de vouloir voler leur « ombre » quand il les peignait. Dans ce sens, il aurait pu tout aussi bien être photographe. Pour s’en convaincre, il suffirait de placer côte à côte le réalisme documentaire d’un Eli Weinberg (25), quand il réalise ses images noir et blanc d’Orlando dans les années 1950 – pour illustrer les conditions de vie rudes dans le township, en montrant les imposantes tours de refroidissement de la centrale qui dominent les maisons livrées par le gouvernement – et la version aquarelle de Sihlali. Dans Slums, Zondi Township (1957), Sihlali a peint les cheminées au lointain, dévoilant plutôt un paysage habité, à la beauté désolée.
Alors que toute photographie des formes les plus brutales de l’apartheid était censurée, les artistes graphiques disposaient de moyens plus indirects pour exprimer leurs sentiments sur la soumission et la violence.
Dumile Feni était très admiré durant les années 1960 pour ses images à la fantaisie grotesque, telles que Man with Lamb, un grand fusain datant de 1965. Les rôles de l’animal et de l’être humain semblent s’inverser dans cette uvre. Et le sacrifice de l’animal dissimule autre chose : cette image renvoie à la menace de rapt et de violences physiques perpétrés par la police et au sentiment de terreur qui s’empara de la population après le massacre de Sharpeville en 1960. Ce sentiment, largement répandu en Afrique du Sud à cette époque, surtout parmi les communautés noires, ne pouvait être facilement exprimé en photo. Ou le pouvait-il ? Dans ce qui reste l’image la plus célèbre de la lutte anti-apartheid, Sam Nzima, photographe du journal noir The World, a immortalisé le jeune Hector Pieterson agonisant dans les bras de Mbuyisa Makhubu. Mbuyisa et la sur d’Hector, Antoinette, sont en train de fuir la police qui vient d’ouvrir le feu sur les enfants manifestant le 16 juin 1976. L’image devient un symbole de la lutte et fait le tour du monde. Les commentateurs ont parlé, avec raison je pense, de la manière dont cette image à fort pouvoir d’évocation se situait dans la lignée de toute une histoire visuelle, celle de la Pietà de l’iconographie chrétienne. J’ajouterais que cela devrait nous rappeler la manière dont certaines images du passé sorties de leur contexte d’origine peuvent souvent servir de déclencheur de sens pour une image venue d’ailleurs. Mais aussi, si l’on se réfère au travail de Dumile, cette « scène » avait déjà été imaginée en Afrique du Sud. Pour Dumile, déjà en 1965, cela devait arriver. Mais c’est au moment où cela s’est produit devant l’appareil de Nzima, que c’est devenu la « bonne » image, car elle se conformait à un modèle préexistant.
En Afrique du Sud, où la tradition de la Pietà mais aussi le sacrifice animalier étaient connus, ce phénomène d’adhésion s’est probablement produit d’une manière différente de celle de l’étranger. Il est clair que connaître l’histoire de l’imaginaire populaire est ici essentiel pour comprendre pleinement le sens donné à cette célèbre photographie de Sam Nzima en Afrique du sud. Les cinq autres clichés pris au même moment par Nzima sont rarement présentés. L’un d’eux, montrant l’enfant déposé sur la banquette arrière de la voiture du photographe, me touche personnellement car il présente quelque chose de très rarement vu et publié : le journaliste s’occupant des sujets blessés qu’il vient de photographier. Le journal The World a été interdit par la suite, Nzima dut s’enfuir vers les zones rurales. Mais à Soweto, l’image du 16 juin fut brûlée en signe de mémoire (peut-être parce qu’elle était déjà présente ?), annonciatrice des sacrifices à venir pour la révolution future.
En tant qu’historien de l’art et de la culture visuelle, je me trouve souvent confronté à ce type de transformation, lorsque l’image photographique se dissémine, y compris dans d’autres médias artistiques, et vice versa. Dans mes propres recherches, j’essaye de décrypter ces images complexes, incarnées de multiples façons, comme des objets singuliers créés à des moments spécifiques de l’histoire – et de lire la dispersion comme action/effet de l’histoire. De la même manière, pour des étudiants en photographie, il peut être utile d’imaginer ce qui est devant la caméra comme pouvant se trouver également derrière. Les images iconiques sont toujours « devant » l’appareil dans ce sens duel. Si les histoires universelles sont inévitablement instables, dépendant d’histoires visuelles qui changent à chaque nouveau stade de réception, chaque nouveau lieu et chaque nouvelle période, et si nous voulons connaître le potentiel expressif de la photographie, nous devons aussi comprendre ses définitions culturelles et historiques, c’est-à-dire ces endroits où le photographique croise d’autres médias et d’autres histoires. Autrement dit, si nous travaillons à une histoire locale des photographies, nous devons être plus attentifs à « l’extra-photographique », c’est-à-dire aux autres univers visuels qui en dépendent. Car, inévitablement, c’est ce qui demeure « en dehors » de la photographie qui détermine son identité « locale ». S’il existe quelque chose que l’on peut nommer photographie sud-africaine, en dehors du récit insuffisant qu’on en a établi, je ne suis pas encore sûr de ce que cela pourrait être, à part peut-être une histoire d’usage, basée sur une histoire de rapports aux autres types d’images provenant d’autres médias, d’autres lieux.
NOTES
1- D’autres versions de cet article ont été présentées au Bonani Africa 2010 Festival of Photography, au Cap, en août 2010 (dans le cadre d’une conférence sur l’état de la photographie documentaire) et au symposium The Developing Room – Global Photography and its Histories, Rutgers University, en février 2011 (sur l’historiographie globalisante). Je tiens à remercier Jon Soske, Omar Badsha, Andrés Zervigón et Tanya Sheehan pour m’avoir donné l’occasion de commencer à repenser la question de comment interpréter la photographie sud-africaine, ainsi que pour leurs commentaires durant les présentations. À Rutgers, les communications de Geoffrey Batchen et de Karen Strassler ont également été utiles.
2- John Peffer,Art and the End of Apartheid, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2009.
3- La remarque originelle à propos de l’approche « économie visuelle », qui concernait la « production, circulation, consommation et possession des images », se trouve dans Deborah Poole, Vision, Race and Modernity: A Visual Economy of the Andean Image World, Princeton, Princeton University Press, 1997.
4- Hans Belting, « Image, Medium, Body: A New Approach to Iconology », Critical Inquiry 31, 2, hiver 2005.
5- Elizabeth Edwards, Raw Histories: Photographs, Anthropology and Museums, Oxford, Berg, 2001 ; Geoffrey Batchen, Forget Me Not: Photography and Remembrance, New York, Princeton, 2006.
6- John Peffer, « Notes on African Art, History, and Diasporas Within », African Arts 38 (4), hiver 2005.
7- Till Förster, « Layers of Awareness: Intermediality and Practices of Visual Arts in Northern Côte d’Ivoire », African Arts 38 (4), hiver 2005.
8- John Tagg, The Burden of Representation: Essays of Photographies and Histories, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, 63.
9- Cette trajectoire est presque universellement reprise, y compris dans : Tosha Grantham (éd.), Darkroom: Photography and New Media in South Africa since 1950, Richmond, Virginia Museum of Fine Arts, 2009 ; Erin Haney, Photography and Africa, Londres, Reaktion books, 2010 et Kathleen Grundlingh, « Le développement de la photographie en Afrique du Sud », Anthologie de la photographie africaine et de l’océan Indien, Pascal Martin Saint Léon et N’Goné Fall (éd.), Paris, Revue noire, 1999. D’autres études ont commencé à nuancer davantage le récit établi. Cf. notamment Patricia Hayes, « Power, Secrecy, Proximity: A Short History of South African Photography », Kronos 33, 2007 et Darren Newbury, Defiant Images: Photography and
Apartheid South Africa, Pretoria, UNISA Press, 2009.
10- La datation des inventions et des premières rencontres est toujours contestable, comme le montre Geoffrey Batchen dans Burning With Desire: The Conception of Photography, Cambridge, MIT Press, 1997. La photographie est en fait « arrivée » très tôt en Afrique du Sud, puisqu’un des inventeurs de la photographie, Sir John Herschel, a envoyé une lettre à des amis au Cap en 1839 (l’année de l’annonce de l’invention de la photographie à Paris) avec un calotype (c’est-à-dire le procédé sur papier de Fox Talbot) : un tirage direct d’une feuille. Une autre « date de commencement » possible est 1846, lorsque Jules Léger arrive via l’Île Maurice et ouvre un studio de daguerréotypes à Port Elizabeth. Cf. Marjorie Bull et Joseph Denfield, Secure the Shadow: The Story of Cape Photography from its Beginnings to the End of 1870, Le Cap, Terence McNally, 1970.
11- Cf. Andrew Bank, Bushmen in a Victorian World, Le Cap, Double Storey, 2006.
12- Hayes, 141. Dans ce passage, Hayes cite également l’idée de John Tagg selon laquelle la photographie n’a aucune histoire unifiée.
13- Cf. également « l’Introduction » à Elizabeth Edwards (éd.), Anthropology and Photography 1860-1920, New Haven, Yale University Press, 1992. Et Peffer, Art and the End of Apartheid, op. cit., chapitre 9 : « Shadows: A Short History of Photography in South Africa ». La pratique d’effectuer des « études sur les indigènes » a perduré, notamment dans les images d’Alfred Martin Duggan-Cronin dans les années 1920 et de Constance Stuart Larrabee dans les années 1930 et 1940. Des traces de cette pratique subsistent dans les images touristiques de l’ère de l’apartheid et même dans certaines cartes postales en vente aujourd’hui.
14- Citation de Jon Soske dans « In Defence of Social Documentary Photography », dans Omar Badsha, Mads Norgaard et Jeeva Rajgopaul, éd., Bonani Africa 2010, Le Cap, SAHO, 2010, 3. La
description de l’auteur est censée isoler ce qu’il voit (et j’adhère) comme une histoire fausse, ou tout au moins trompeuse ou insuffisante.
15- Des exceptions notables existent, notamment les études sur Gustav Fritsch effectuées par Andrew Bank, par exemple : Andrew Bank et Keith Dietrich, éd., An Eloquent Picture Gallery:The South African Portrait Photographs of Gustav Theodor Fritsch, 1863-1865, Johannesbourg, Jacana, 2009. L’histoire du portait de studio local avant l’apartheid a été davantage étudiée, bien que la pratique continue jusqu’à présent.
16- Pour avoir un aperçu du travail de cet auteur, voir son site Internet : [www.santumofokeng.com]
17- Les images de Mofokeng (et le Black Photo Album) ont récemment fait l’objet d’une rétrospective au Jeu de Paume à Paris (du 24 mai au 25 septembre 2011).
18- Hayes, 143.
19- Karen Strassler, Refracted Visions: Popular Photography and National Modernity in Java, Durham, Duke University Press, 2010.
20- De tels portraits retravaillés prenaient souvent une forme similaire à celle de l’image encadrée, accrochée au mur en hauteur, au centre dans une photo de Bob Gosani publiée dans Drum en juillet 1956 (reproduite à la page 247 de Grundlingh, « Le développement de la photographie en Afrique du Sud »).
21- Reproduit dans John Peffer et Lauri Firstenberg, éd., Translation/Seduction/Displacement, Portland, Maine College of Art, 2000.
22- Pour des exemples, voir Ronnie Levitan, « Khayelitsha Interiors », ADA 6, 1989.
23- Cet usage populaire a poussé Ledochowski à commencer à coloriser ses images des habitants du Cap dans les années 1980. Cf. Chris Ledochowski, Cape Flats Details: Life and Culture in the
Townships of Cape Town, Pretoria, SAHO & UNISA Press, 2003.
24- à propos de cet artiste, lire [www.art.co.za/gerardsekoto]
25- Reproduit dans Newbury, 224.Texte original en anglais, traduit par Melissa Thackway avec la complicité d’Érika Nimis et Marian Nur Goni.///Article N° : 10838