Michaëlle Jean, élue, ce 30 novembre 2014, au poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) accordait une interview à Afriscope dernièrement. Cette Canadienne de 57 ans, envoyée spéciale de l’Unesco à Haïti, son pays d’origine se présente comme une candidate « du Nord et du Sud ». Rencontre.
Vous avez quitté Haïti pour fuir la dictature des Duvalier. Baby Doc, décédé en octobre dernier méritait-il des funérailles nationales ?
Ce que je regrette dans cette mort soudaine de Jean-Claude Duvalier c’est qu’il n’ait pas eu à répondre de ses actes et des crimes commis sous son régime. En Haïti on trouve nécessaire de trouver une concorde nationale. J’estime que cela ne peut avoir lieu sans une obligation de vérité. Son régime a été d’une totale immoralité et d’une grande brutalité. Je ne pense pas qu’il méritait des funérailles nationales car il a été un vrai déshonneur pour le pays.
Quel est votre rôle à Haïti en tant qu’envoyée spéciale pour l’Unesco ?
Ma mission consiste à appuyer les efforts de reconstruction dans les champs d’action de l’Unesco, renforcer les capacités de gouvernance et soutenir le chantier de réforme du système éducatif haïtien. Mais c’est aussi accompagner Haïti dans sa reconstruction territoriale. L’Unesco préserve une vaste réserve de biosphère qui s’étend sur plusieurs régions. Nous savons à quel point la question de l’érosion des ressources forestières est importante. Il nous faut accompagner tous les objectifs du plan national de reconstruction à Haïti. Travailler avec la société civile vous donne une force inimaginable, je suis heureuse d’avoir pu servir mon pays natal.
Est-ce que le développement d’Haïti ne se situe pas plutôt à la croisée de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine donc vers des pays anglophones et hispanophones ?
Le français est en nous. Cette langue a été une conquête pour nous, tout comme pour beaucoup de pays africains. Ce serait un non-sens de se dire qu’en raison du poids du nombre, il faudrait parler espagnol ou anglais. En Haïti nous avons la fierté de cette langue conquise de longue lutte. Ce pays est aussi un espace de foisonnement d’une production littéraire très vivante en langue française. Pourquoi se délester de ce qui fait partie de notre histoire au nom de questions de rentabilité ? Par le français, Haïti est en lien avec quantité d’autres pays. N’oubliez pas que les Amériques sont aussi francophones. Les liens entre Haïti et le Québec et les autres communautés francophones du Canada sont très forts. Ils sont porteurs d’opportunités de coopérations, d’échanges et de liens économiques également. C’est viable de parler français, je vous assure (rires)
Dany Lafferière entre à l’Académie française. Que vous inspire la reconnaissance de ce double compatriote ?
Nous sommes amis, j’aime toute l’énergie qu’il insuffle à la fois à Haïti et au Québec à travers son uvre. Dany est quelqu’un qui est partout chez lui. Sa patrie c’est celle des idées, de la création, des mots et des images. Sa force est dans sa façon de rendre un récit, de dire le monde et l’humain. Tant mieux pour l’Académie française, tant mieux pour nous.
Les programmes scolaires dans les pays dits du Sud intègrent des auteurs classiques français et des auteurs locaux. Malheureusement l’inverse se vérifie rarement. Une injustice que l’OIF pourrait tenter de réparer ?
L’OIF dit partout que la langue française est portée par des peuples d’horizons très divers. La Francophonie est là pour préserver la pluralité de ces expressions S’il y a des résistances, il faudra les vaincre. On voit quand même combien les uvres de la francophonie sont saluées par les prix Goncourt ou Renaudot. Les librairies françaises ont sur leurs étalages des uvres qui proviennent de l’ensemble de la francophonie. Il faudra s’assurer que les écoles se mettent au pas.
Comment l’OIF peut permettre aux pays du Sud de se développer économiquement sans que ce soit en contradiction avec les pays du Nord qui dominent largement les institutions économiques internationales (Banque mondiale, FMI, OMC) ?
Nos pays ont beaucoup à gagner s’ils fédèrent leurs réseaux. Par exemple l’OIF et le Commonwealth travaillent ensemble pour faire en sorte que les pays qui ne sont ni au G8, ni au G20 puissent être entendus. Maintes fois lorsque j’étais gouverneur général du Canada, j’ai reçu Abdou Diouf et le secrétaire général du Commonwealth Kamalesh Sharma. Ils avaient des stratégies communes. Nous avons au sein de la francophonie des réseaux et des savoirs à partager pour déboucher sur de nouveaux marchés pour nos produits. C’est du gagnant-gagnant pour les pays développés comme pour ceux en développement, émergents ou moins avancés.
L’OIF attribue des bourses aux étudiants, peut-elle aller plus loin et permettre une plus libre circulation de ceux-ci dans l’espace universitaire francophone ?
Je suis chancelière de l’Université d’Ottawa, nous avons créé un programme dédié à établir des partenariats avec les pays de la francophonie. C’est de ça dont il est question : s’assurer d’une plus grande mobilité dans les deux sens à la fois des étudiants mais aussi des professeurs. Construire une plus grande force de frappe au niveau de la recherche. Multipliez ça par le nombre d’universités dans tous les pays francophones… Vous imaginez l’espace de partenariat extraordinaire qu’il y a là ? Oui à des bourses mais à la condition que les compétences ne soient pas drainées par des pays au détriment d’autres. Je suis témoin à Haïti que 90 % des bénéficiaires d’une bourse d’études à l’étranger ne reviennent pas. Cela signifie qu’un pays qui reçoit des aides pour investir dans l’éducation, donne des bourses à ses étudiants et le fait à perte. Il faut donc élargir le bassin d’emploi et créer des débouchés pour que ces jeunes puissent s’insérer dans le marché du travail.
L’OIF verse 5 millions d’euros à des organes de presse du Sud. Vous l’ancienne journaliste pensez-vous réformer cette aide et contribuer à la libération de la parole publique ?
Quand on parle de prospérité et de développement, il faut aussi qu’on tienne compte du renforcement de l’État de droit. Pour que l’OIF puisse continuer à appuyer la presse, il faut qu’elle ait les moyens nécessaires. Le prochain secrétaire général aura à se soucier de l’accroissement de ses moyens.
Est-ce que cela veut dire que les pays membres de la Francophonie vont mettre davantage la main à la poche ?
Oui il le faudra. J’estime qu’il faudra explorer d’autres sources de financement et qu’on engage le secteur privé comme partenaire de certains programmes.
Les Jeux de la Francophonie méritent-ils d’être poursuivis au regard des affluences assez confidentielles qu’ils suscitent ?
Le plus important dans l’esprit de ces Jeux c’est qu’ils rassemblent des jeunes qui ont envie de se dépasser et qui éprouvent leur sentiment d’appartenance par le corps. Il est vrai qu’il y a un déficit de communication sur ce qu’est la Francophonie, ce qu’elle fait, ce qu’elle représente et ce dans tous ses programmes. Nous devons rapprocher l’OIF du terrain, faire en sorte que la société civile sache que la francophonie est là pour eux et par eux. Nous allons activer davantage nos réseaux de jeunes, d’entrepreneurs et d’experts.
Michaëlle Jean en dates.
1957 Naissance à Port-au-Prince
1988 Journaliste à la télévision Radio-Canada
2005 Nommée Gouverneure générale du Canada
2010 Envoyée spéciale de l’Unesco en Haïti
2011 Nommée Grand témoin de la Francophonie aux J.O. de Londres
2014 Candidate au secrétariat général de l’Organisation international de la francophonie.///Article N° : 12575