Images d’Afrique du Sud

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Du 26 août au 10 octobre dernier, des films sud-africains ont été présentés dans le cadre de la manifestation Afrique du Sud Ubuntu organisé par l’espace international de la ville de Nantes, Cosmopolis. L’occasion de voir un grand nombre de films sud-africains, ainsi que quelques documentaires français ou américains sur l’Afrique du Sud ; des films qui, dans leur très grande majorité, ne sont pas actuellement distribués en France. (1)

L’Afrique du Sud est le seul pays d’Afrique sub-saharienne à avoir développé, depuis le début du XXème siècle, une industrie cinématographique au sens traditionnel et occidental du terme (système de production  » autonome « , système de distribution, organisation socio-professionnelle, etc.). Pour autant, cette industrie sud-africaine a été largement utilisée et finalement dépendante du régime d’apartheid. Aujourd’hui encore, les producteurs et réalisateurs sud-africains les plus intéressants restent en quête d’une expression qui serait plus en phase avec les réalités d’un pays riche de la diversité de ses cultures, mais encore largement marqué par la violence de son histoire contemporaine. Pour aborder les films présentés à Nantes en septembre et octobre 2004, il convient de revenir brièvement sur l’histoire du cinéma en Afrique du Sud.
Dans le prolongement du régime d’apartheid officiellement institué en 1948, le système de subventions mis en place par l’Etat sud-africain servait au contrôle de la production cinématographique en général et à la défense des intérêts Afrikaans et Boers en particulier. De plus, dans ce système, il s’agissait surtout de promouvoir un  » cinéma commercial  » puisque les aides étaient fonction du succès recueillis par les films. Ainsi a pu se développer un cinéma raciste, sentimental et parfaitement déconnecté du réel. Dès les années 50 et surtout les années 60 et 70, des cinéastes tels que Jans Rautenbach et Ross Devenish ont progressivement cherché à analyser la  » question de l’apartheid « , au-delà de la logique du divertissement d’inspiration hollywoodienne ou d’une instrumentalisation idéologique. Dans ce contexte, ces auteurs ont connu de grandes difficultés car leurs films affrontaient de façon critique les problèmes sociaux et politiques. D’une manière générale, en plus d’une fermeture au cinéma mondial, le cinéma sud-africain constituait un déni du réel. Tous les films qui, comme Last Grave at Dimbaza (1974) de Nana Mahomo par exemple, reflétaient l’état de confusion dans lequel se trouvait l’Afrique du Sud étaient tout simplement interdits.
Dans les années 80, en raison du succès de la télévision et de la faible qualité de la production cinématographique  » officielle « , la fréquentation des salles de cinéma a fortement diminué. Simultanément et dans le prolongement du mouvement anti-apartheid apparu dans les années 70, on assiste à l’émergence d’un  » cinéma militant  » avec la réalisation de nombreux documentaires, de vidéos communautaires, de longs métrages tel que Mapantsula (Oliver Schmitz, 1987), de court-métrages et de films d’animation. Ainsi, avant même les grands bouleversements des années 90, une nouvelle orientation idéologique est apparue au cours de ces années 1986-1987.
Depuis l’avènement de la démocratie en 1994, une politique nationale en faveur du cinéma et de l’audiovisuel et afin de restructurer cette industrie a été engagée par les gouvernements sud-africains. A travers des institutions gouvernementales telles que la National Film and Video Foundation ou d’organisation telle que le Film Resource Unit, des actions qui ne serviraient ni une propagande d’Etat (comme au temps de l’apartheid) ni des intérêts purement commerciaux (selon le modèle  » hollywoodien « ) cherchent à se mettre en place. Simultanément, compte tenu des divers héritages de l’histoire contemporaine et des contraintes économiques qui sont celles du cinéma, des observateurs ou acteurs de cette restructuration ne cachaient pas leur pessimisme. Si certains films sud-africains d’hier ou d’aujourd’hui attestent du dynamisme des pratiques cinématographiques et audiovisuelles dans ce pays, il faudra encore du temps avant de pouvoir affirmer qu’un cinéma sud-africain tout à la fois ancré dans le continent africain et apportant sa contribution au cinéma mondial est solidement installé et répond aux vœux même de ceux œuvrant à son renouvellement.
Pour l’heure, en France, on peut déplorer une certaine méconnaissance de ce cinéma dans ses potentialités et son développement récent, et un risque de malentendu quant aux orientations ou au choix effectués par les professionnels sud-africains. A l’exception d’initiatives telles que celle des Ateliers Varan qui, à partir des années 80 et jusqu’à l’avènement de la démocratie, ont œuvré pour le développement d’un cinéma documentaire, ou de JBA productions et Dominant 7, des maisons de production qui se sont engagées depuis les années 90 dans un important travail de production et coproduction, peu de liens ont été établis entre le  » cinéma indépendant  » sud-africain et le  » cinéma indépendant  » français ou francophone. Pour les mêmes raisons, les films sud-africains les plus intéressants demeurent assez méconnus et sont rarement diffusés dans les réseaux francophones. La plupart des films sud-africains existant en  » version française  » sont soit issus de coproductions franco-sud-africaines soit liés à l’engagement de maisons de production telles que Dominant 7 dans le domaine du documentaire et concernant la question du VIH/Sida et de l’homosexualité. Le programme de films présentés à Nantes a été directement dépendant de cette contrainte.
La déception que peut ressentir un observateur francophone ou les malentendus qui peuvent exister entre ces deux univers pourrait aussi être considérée comme le pendant d’une certaine indifférence sud-africaine envers les conceptions venant de pays non-anglophones. On ne rappellera jamais assez l’importance du lien d’abord linguistique, puis socioculturel, et enfin idéologique entre l’Afrique du Sud et les autres pays anglo-saxons. Si l’industrie cinématographique sud-africaine est depuis son origine influencée par le modèle hollywoodien, cette influence perdure dans certaines tendances actuelles. Des fictions réalisées depuis les années 90 témoignent de ce fait. De Cry My Beloved Country (Darrel Roodt, 1995) à certains aspects de Promised Land (Jason Xenopoulos, 2003), on peut multiplier les exemples de films jouant sur la corde des bons sentiments ou dénotant une certaine esthétisation de la violence… De plus, une fois sortie d’un système qui organisait la séparation même des publics, le développement d’un cinéma commercial tablant sur le plus petit dénominateur commun entre les différents spectateurs ou publics était peut-être difficilement évitable.
En même temps, les auteurs, producteurs ou réalisateurs engagés dans le développement d’un cinéma plus créatif pouvaient rester sur leur faim. Sans considérer ici l’ensemble d’un cinéma indépendant sud-africain, on peut repérer diverses stratégies à travers les films présentés dans la salle Le Cinématographe du 8 au 10 octobre 2004. La première d’entre elles passe par la coproduction entre le Nord et le Sud, selon un modèle expérimenté depuis toujours par les cinémas africains et des cinémas du Sud en général. The Foreigner (1994) et Drum (2004) de Zola Maseko, Fools (1998) et Zulu Love Letter (2004) de Ramadan Suleman, ou encore The Sky in Her Eyes (2001) de Ouida Smit et Madoda Ncayiyana entrent directement dans ce cadre, avec pour risque habituel de bénéficier d’une meilleure visibilité à travers les festivals du monde entier que dans les salles d’Afrique du Sud. (2)
L’autre source d’une créativité sud-africaine est les courts métrages réalisés par les étudiants des écoles de cinéma. Ibali (2003) d’Harold Holscher et Black Sushi (2003) de Dean Blumberg, deux autres court-métrages également présentés au Cinématographe, témoignent du dynamisme, respectivement, de la City Varsity Film, Television and Multimedia School à Cape Town et de la School of Film and Drama à Johannesburg, en liaison avec l’industrie audiovisuelle et cinématographique. L’importance de la pratique du court-métrage en Afrique du Sud est toutefois proportionnelle à la difficulté de passer ensuite à la réalisation de long-métrage avec le même bonheur. Par ailleurs, pour des raisons financières ou de formation préalable, ces écoles ne sont pas toujours accessibles au plus grand nombre.
Reste le cas d’un film comme Shooting Bokkie (2003), de Rob de Mezieres, projeté le 9 octobre dernier toujours au Cinématographe, qui n’entre ni directement dans le cadre de coproduction Nord-Sud ni dans un  » compromis  » avec l’industrie sud-africaine (tout en ne pouvant être complètement détachée de celle-ci). Ce film touche au cœur des réalités et contradictions de l’Afrique du Sud et, ce faisant, de l’industrie cinématographique et audiovisuelle elle-même, en abordant de front la question de la violence et en jouant, de manière assez symptomatique, sur l’ambiguïté de la frontière entre  » fiction  » et  » documentaire « . Sans équivalent dans l’histoire du cinéma sud-africain, il est une mise en abîme de l’acte même de faire un film –  » shooting  » en anglais se dit aussi bien pour  » tourner  » un film que pour  » tirer  » sur quelqu’un –, dans un pays où la violence actuelle semble être comme un retour de toute la violence refoulée au cours d’un demi-siècle d’apartheid.
Il existe, par ailleurs, un domaine permettant d’aborder de manière assez directe les problèmes sociaux et politiques, mais qui, le plus souvent, ne nécessite pas l’usage de moyens aussi complexes que ceux du cinéma de fiction : le film documentaire. C’est ce type de production qui a connu le développement le plus important depuis 10 ans et qui a accompagné le plus directement le mouvement anti-apartheid depuis 30 ans en Afrique du Sud. Une partie de cette production perpétue une tradition du film à vocation  » éducative « . (3) Etant donné leurs différences esthétiques, stylistiques ou par rapport aux sujets abordés, et compte tenu du fait que cette programmation incluait des films français ou américains, tous les documentaires présentés à Cosmopolis au cours des mois de septembre et d’octobre ne doivent pas être mis sur le même plan. Il est possible, cependant, d’appréhender l’ensemble de ces films comme un mode d’accès aux réalités de l’Afrique du Sud contemporaine.
Ainsi, des films tels qu’Amours zoulous d’Emmanuelle Bidou (France, 2003), Hillbrow Kids de Michael Hammon et Jacqueline Gorgen (Afrique du Sud / Allemagne, 1999), Johanneburg Stories de Oliver Schmitz et Brian Tilley (1994), Soweto : histoire d’un ghetto de Angus Gibson (1994), Through The Eyes Of My Daughter de Zulfah Otto-Sallies (2003), Vetkat de Tim Rheinhard (2003), ou Voices Across The Fence de Andy Sptiz (2002) offrent un regard sur les différentes cultures et sociétés sud-africaines. On trouve par ailleurs des films documentaires plus spécifiquement consacrés à la situation politique et à la question de l’engagement : on peut notamment mentionner ici Children Of The Revolution de Zola Maseko (1994), Chroniques Sud-Africaines des Ateliers Varan de Johannesburg (1994), Ezikhumbeni de Ramadan Suleman (1985), Judgement Day de Kevin Harris (2001), My Vote Is My Secret de J.Henderson, T.Mokoena, D.Rundle (France / Afrique du Sud, 1994), ou White Farmer, Black Land de Aldo Lee, (2000) par exemple.
A travers des films comme Desmond Mpilo Tutu de Hennie Serfontein (1998), Ernest Cole de Jürgen Schadeberg (1998), On l’appelait la Venus hottentote de Zola Maseko (1998), Robert Sobukwe – A Tribute To Integrity de Kevin Harris (1997), ou What Happened To Mbuyisa? de Feizel Mamdoo (1998), ce sont des figures particulièrement importantes de l’histoire sud-africaine qui sont évoquées tandis que des films tels que Guguletu 7 de Lindy Wilson (2001), Have You Seen Drum Recently? de Jürgen Schadeberg, Long Night’s Journey Into Day de Frances Reid et Deborah Hoffman (USA, 2000), Robben Island Our University de Lindy Wilson (1988), War And Peace de Jürgen Schadeberg (1990-94) concernent des évènements historiques particuliers ou touchent à la question de la mémoire (personnelle et collective).
On trouve également toute une série de films – entre autres, A Brother With A Perfect Timing de Chris Austin (1987), Amandla ! A Revolution in 4 Part Harmony de (Afrique du Sud / USA, 2001), Dolly Rathebe And The Inkspots de Jürgen Schadeberg (1994), Ubuhle Bembali d’Emmanuelle Bidou (France, 2000), qui rappellent le rôle social et politique joué par la musique en Afrique du Sud. Finalement, depuis plusieurs années, c’est l’incontournable question du VIH / Sida et des comportements sexuels qui ont été de plus en plus souvent abordés, à travers des films comme Conte d’un mineur de Nic Hofmeyr et Gabriel Mondlane (Mozambique / Afrique du Sud, 2001), Ma vie en plus de Brian Tilley (2001), Simon et moi de Beverley Palesa Ditsie (2001), Wa’N Wina de Dumisani Phakathi, (2001)
Ainsi, tout en se jouant dans un cadre industriel ou professionnel comparable à celui des pays occidentaux et anglo-saxons, les producteurs et réalisateurs indépendants sud-africains se retrouvent aussi désormais dans une situation proche de celle que connaissent leurs collègues des autres pays africains. C’est probablement ce mélange de  » modernisme  » et de  » pratique vernaculaire  » qui caractérise le mieux ces productions. En tout état de cause, ces images produites en Afrique du Sud depuis une dizaine d’années sont par définition le reflet de la situation post-apartheid dans toute sa complexité. Sur le seul plan thématique, on pourra par exemple remarquer le nombre important de films s’attachant à représenter les  » exclus  » d’hier, c’est-à-dire ceux qui, jusqu’à une date récente, n’avaient jamais été filmés sans arrière-pensées idéologiques ou qui avaient tout simplement été bannis de toutes représentations cinématographiques ou audiovisuelles.

* Chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles, Samuel Lelièvre a vécu en 2002 et 2003 en Afrique du Sud, à l’occasion d’un séjour post-doctoral au département Culture, Communication and Media Studies dirigé par Keyan G. Tomaselli à l’University of KwaZulu-Natal de Durban. Il était en charge de la partie cinématographique et audiovisuelle d’Afrique du Sud Ubuntu.
1. Cette manifestation entrait à la fois dans le cadre de la célébration du 10ème anniversaire de la fin de l’apartheid et d’une procédure de jumelage entre les villes de Nantes et Durban. La programmation de films a été réalisée, d’une part, en collaboration avec le Film Resource Unit, la municipalité d’Ethekwini (Durban), la salle Le Cinématographe et le Festival des Trois Continents, et, d’autre part, en liaison avec les Ateliers Varans, la City Varsity Film, Television and Multimedia School, Claudia et Jürgen Schadeberg, le département Culture Communication and Media Studies de l’University of KwaZulu-Natal, la maison de production Dominant 7, Emmanuelle Bidou, le festival Encounters, la Film and Drama School, la maison de production JBA production, Robert de Mezieres, et Zola Maseko.
2. Drum de Zola Maseko et Zulu Love Letter n’ont finalement pas pu être présentés, faute de distributeur au moment de la manifestation. Par contre, suite à celle-ci, les auteurs de The Sky In Her Eyes (Julie Frederikse, Madoda Ncayiyana et Ouida Smit) ont pu nouer des liens avec le Festival des Trois Continents afin de participer à l’atelier-séminaire Produire au Sud de ce festival qui s’est déroulé du 23 au 30 novembre 2004. Un projet de long métrage, intitulé My Secret Sky, est en cours de développement sur la base The Sky In Her Eyes.
3. cela concerne également le domaine dit de l' » edutainment  » – contraction d' » entertainment « , le  » divertissement « , et d' » education  » – dont la série télévisée Yizo Yizo (1, 2 et 3) constitue l’émanation la plus aboutie et la plus célèbre (même s’il s’agit d’une série de fiction).
Contacts :
Cosmopolis
Espace International de la Ville de Nantes
Passage Graslin
18 rue Scribe
44000 Nantes
tel : 02 51 84 36 70
e-mail : [email protected]///Article N° : 3579

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Les images de l'article
Last Grave at Dimbaza (1974) de Nana Mahomo
Shooting Bokkie (2003) de Rob de Mezieres
Shooting Bokkie (2003) de Rob de Mezieres





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