Imag’IMA 2013 : les cinémas arabes face au réel

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Du 28 juin au 3 juillet 2013 se sont déroulés à l’Institut du monde arabe, à Paris, la deuxième édition d’Imag’ima, après une première manifestation de faible envergure en 2012. On salue là la renaissance bienvenue de la Biennale des cinémas arabes dont nous avions régulièrement rendu compte et qui avait connu sa 8ème et dernière édition en 2006. La programmation d’Imag’Ima, concoctée par la société commNprod International de Nayla Abdul-Khalek, privilégiait moins les images des soulèvements populaires que des films intimistes cherchant à aborder par le témoignage ou la fiction les enjeux sociaux et humains à l’œuvre dans leurs pays.

La salle bardée de colonnes qui ouvre sur la magnifique salle de projections de l’Institut du monde arabe ne facilite pas la convivialité. Alors que la Biennale avait tourné le problème en aménageant des espaces de rencontres et en laissant les affiches déborder les espaces habituels, Imag’ima n’a pas encore trouvé la chaleur qui ferait que le spectateur se sente plus qu’un consommateur de films. Le planning très serré des projections, vite bouleversé en cas de retard technique, limitait de plus les débats et les échanges : Imag’ima doit encore trouver son rythme et cette vie qui fait d’un festival un lieu de rencontres et d’émulation. En plus d’une communication ciblée, c’est cela qui permet de « faire événement » : un festival met du temps à s’inscrire comme un passage obligé et Imag’Ima, pour affermir une image positive, doit composer, délicate exigence, avec la froideur du sous-sol de l’Institut !

Se confronter au réel
La grande salle de projection est par contre magnifique avec ses sièges « classe affaire » et sa déco étoilée, et c’est le beau Winter of Discontent de l’Egyptien Ibrahim El Batout (cf. [critique n°11112]) qui y a ouvert en beauté la programmation : le ton était lancé, non celui du triomphe des révolutions mais celui d’une introspection, plus douloureuse et incertaine, où les êtres vibrent de leurs interrogations et de leurs contradictions, où le passé brouille les pistes et forge les doutes du présent. Quelques films se dégagent, à commencer par le nouvel opus du Marocain Hakim Belabbès, Vaine tentative de définir l’amour, dont le titre éloquent annonce une impasse que chacun rencontre à un moment ou à une autre dans sa vie amoureuse. Un acteur et une actrice sont invités par le réalisateur lors d’un casting à s’isoler dans l’Atlas marocain pour se préparer au tournage : le film sera le journal intime des bouleversements qu’ils ressentent au contact des rares personnes qui y vivent et de la rudesse de leurs conditions de vie. Loin de leur rôle social habituel et de l’urbanité moderne, déconnectés des moyens de communication qui trompent leur solitude, confrontés à des gens simples et d’une bouleversante beauté, leurs fragilités et leurs blessures amoureuses resurgissent. Le projet de film portant sur une légende de la région où des amoureux auraient tant pleuré qu’ils en ont rempli des lacs renforce cette mise en écho de leur vie intime. Cette retraite forcée est filmée dans une heureuse spontanéité documentaire où chaque scène est dotée d’un titre poétique et dont le tout forme une fugue aux perpétuels contrepoints. Les éléments d’une nature indomptable, des pluies incessantes aux vents, aux roches et aux plateaux sauvages, participent d’un questionnement métaphysique renvoyant au gouffre que chacun ressent autant qu’à l’ordre immuable des choses. C’est cette négociation qui résonne en chacun qu’explore ce film à tiroirs, toujours inventif et passionnant.
Cette polyphonie définit un style qui s’affirmait déjà dans le beau Fragments (2010) ou dans le décevant Rêves ardents (2011, cf. [article n°11433]). Sans doute est-ce la valeur documentaire qui fait la différence : les rencontres avec les habitants de ce toit du monde ne sont pas seulement des approches mais véritablement des échanges où regards et gestes supplantent souvent les mots. C’est ainsi que cette approche sensible du réel s’en empare physiquement plutôt que de le reproduire : les deux acteurs l’investissent, s’y immergent, s’y mettent en danger puisque ces rencontres les renvoient à leurs propres manques et les bouleversent.
Il y a une inversion essentielle dans le fait d’échanger ainsi avec des gens aussi différents de soi : rompre avec la croyance que le gouffre entre les classes, entre les êtres et les conditions serait inéluctable. L’amour dont parle ce film serait avant tout de se reconnaître à la fois semblable (capable d’aimer et de souffrir) et irrémédiablement différents en s’acceptant comme on est. Au sein d’un même pays, la façon de vivre l’amour peut changer radicalement entre des gens de conditions différentes. Leur rapport à la mort aussi. Dès lors, l’amour, comme la mort, peuvent être regardés en face. Lorsque dans Mon père ressemble à Abd El Nasser, la Libanaise Farah Kassem filme son père, un poète septuagénaire souffrant de troubles de sommeil, elle le fait avec une telle douceur et une telle écoute qu’elle appelle en nous une émotion subtile. Sa caméra se fait proche, intime, délicate, attentive aux détails. Lorsqu’elle demande à son père s’il ne sent pas trop seul, il lui répond : « une personne qui a son lot de beaux souvenirs n’est jamais seule ». C’est le temps qui est là, le passé qui éclaire le présent, qui fonde l’avenir.
En autoproduisant son film, cette jeune documentariste qui a déjà réalisé une cinquantaine de portraits pour la chaîne Al Jazeera Documentaire s’est donnée les moyens de prendre le temps nécessaire et la liberté de création. Ce faisant, elle donnait aussi cette liberté à son père : en utilisant un objectif à focale fixe, elle le laisse bouger à son aise au sein du champ. C’est ainsi que le réel, au détriment du spectacle, prend le poids de l’incertain et de l’imprévisible. C’est ce que capte le Palestinien Khaled Jarrar qui filme le dédale géographique et mental de ceux qui passent les murs et en recherchent les failles dans Les Infiltrés. « Il n’est de mur qu’on n’outrepasse », écrivait Edouard Glissant. Et c’est vrai que les Palestiniens ne manquent pas d’inventivité pour se rendre à Jérusalem, malgré les patrouilles israéliennes. Il y a ceux qui veulent aller prier et ceux qui veulent aller travailler. Sans commentaires et souvent sans voix, le film impressionne par la tension qu’il sait rendre, le ressenti qu’il transmet : comment ces gens finissent par vivre avec cette incertitude sans rien lâcher de leur volonté de transgresser les limites qu’on leur impose. Tout est bon pour accéder au sommet du mur et filer de l’autre côté. Le réel est rude, de l’attente aux arnaques des passeurs, des blocages à la brutalité des arrestations. Mais des moments de grâce montrent que le moindre trou est exploité pour faire passer des photos ou du pain… Jarrar ne filme jamais les visages : son constat est à la dimension du phénomène, pour faire prendre conscience de l’ampleur de son inhumanité plutôt que de rester dans le sentiment. Mais aussi parce que ce film est fait à l’arrache, sans moyens, parfois au téléphone portable, dans la précarité et la dérision, l’humour et le recul étant une des forces des protagonistes… C’est dans cette immédiateté que le quotidien des Palestiniens nous saute à la figure, un réel qui ne se laisse pas mettre en scène et que le cinéma appréhende dans la nécessité d’être là plutôt que dans la nécessité du récit.
Mais cela demande quand même un montage, une approche qui privilégie le ressenti sur le message, et donc l’image sur le discours. Même si capter la parole peut être important pour rendre compte des combats à l’œuvre, un film ne peut se résoudre à un flot d’explications. C’est la tendance de deux films passionnants dans leur propos car ils posent la question de la place des femmes dans l’espace public et la révolution, mais irritants dans leur forme : Le Cri, où Khadija Al-Salami (1) filme les femmes yéménites dans leur opposition à la dictature et leur détermination à faire de la révolution un succès, et dont la voix off prend vite le relais des femmes quand elles ne parlent pas, et A l’ombre d’un homme, où Hanan Abdalla fait le portrait de quatre femmes égyptiennes pour qui la libération de la société détermine la libération de la femme.
Reconnu comme un des meilleurs documentaires vus aux Journées cinématographiques de Carthage en 2012, Maudit soit le phosphate de Sami Tlili suit les traces de militants du Sud tunisien d’où est parti le printemps arabe. La force du film est d’allier les registres, entremêlant d’une part les éléments historiques et l’engagement des hommes et des femmes, et d’autre part un poème, « le récit épique de l’insurrection » écrit par Tlili sur des montages vidéos. Car c’est bien la révolte des damnés que documente ce film, rappelant que c’est durant le mouvement du bassin minier de Redeyef de 2008 que sont tombés les premiers martyrs de la révolution. Le film leur est dédié.
C’est en enquêtant sur les grèves dans cette même région que les journalistes italiens et leur traductrice Houda seront arrêtés par le régime de Bourguiba, dans Le Professeur de Mahmoud Ben Mahmoud. Nous sommes en 1977 et Kh’lil Khalsawi, professeur de droit marié mais secrètement amant de Houda, vient d’être chargé de défendre les intérêts du pouvoir dans la toute nouvelle Ligue des droits de l’homme, alibi sous contrôle d’un régime controversé. Ben Mahmoud tisse ainsi une fiction tressant l’intime et l’historique sur la première Ligue des droits de l’homme d’Afrique et du monde arabe. Tourné trois mois avant la chute de Ben Ali, le film avait de quoi indisposer la dictature, mais n’en apparaît pas moins sulfureux aujourd’hui, même si les époques ne peuvent être comparées. Il accroche par ses rebondissements, la complexité de son anti-héros et son contexte politique (la crispation du régime Bourguiba qui répondit par l’état d’urgence aux manifestations de 1978). En adoptant avec ses jeux de clairs-obscurs et son récit linéaire un certain classicisme, il renforce son ancrage historique et se fait ainsi le témoin d’une époque importante de l’histoire tunisienne qu’il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui.
Nombre de courts métrages dressent des constats assez désespérants de l’état des choses et la programmation d’Imag’Ima n’y échappe pas, mais certains orchestrent une heureuse évolution où le spectateur est appelé à renouveler son regard, comme Studio d’Amjad Aboul Alaa (Soudan) : un homme étrange demande à un photographe de studio de poser avec lui et de mobiliser ses autres photos pour finalement se constituer une photo de famille. Dans Moments d’Ebrahim Najem Al Rasbi (Emirats arabes unis), deux jeunes font les quatre cent coups et n’emportent notre adhésion que lorsqu’on comprend qu’ils se remémorent les bons moments vécus avec un ami qui vient de mourir. A portée de vue (Line of Sight), long métrage d’Aseel Mansour (Jordanie) propose cette évolution avec habileté, mais non sans finir sur le constat que tout le monde trompe tout le monde… Il emmène le spectateur avec lui dans un duo très théâtral où une femme tient au bout de son revolver un homme dont le compère a volé sa voiture. Astucieux, il arrive à retourner la situation en expliquant les raisons très humaines qui le poussent à voler mais aussi en lui montrant que son mari n’est pas aussi fidèle qu’il en a l’air… Retour au réel !

Le réel de la diffusion
La table-ronde professionnelle autour de la distribution du cinéma arabe dans le monde a permis de présenter le travail d’Euromed qui publie un catalogue des films arabes récents groupant 72 documentaires et 138 longs métrages de fiction. Entre 2006 et 2011, 220 coproductions ont été finalisées : une étude montre que les coproductions se distribuent mieux. D’une manière générale, la fréquentation en salles baisse drastiquement durant le ramadan, de l’ordre de 60 % de moins. A moins de règles particulières comme en Egypte où le nombre de copies de films non-égyptiens est limité à 10 et où une taxe de 40 % frappe les films importés, le cinéma américain envahit partout les écrans.
Comme le rappelait Daniel Ziskind (Good News Group), pour qu’un film perce en dehors des pays arabes, il faut un bon vendeur international qui prépare les marchés du film avec suffisamment d’avance, les professionnels ayant leurs rendez-vous déjà tous calés en arrivant. Mais les obstacles sont nombreux. La barrière de la langue touche tous les films au monde, notait le directeur du marché du film de Cannes, Jérôme Payard, et même là où cela ne devrait pas être un problème, comme en Amérique latine où la langue est commune dans la plupart des pays, les films circulent peu. Il en est de même pour les films arabes dans la sphère arabe, en dehors du cinéma égyptien. Le site Cinando.com du festival de Cannes, partenaire de tous les marchés du monde, est un bon outil de promotion et de visionnage, mais on n’y trouve qu’un centaine de films arabes. Il est difficile d’organiser un marché des films arabes qui attirerait suffisamment les distributeurs et les programmateurs avec trop peu de films. Dubaï a ajouté les films indiens pour gagner en importance.
Les films des pays arabes sont comme les films d’Afrique peu vus dans leur pays, dans leur région, dans le monde, constatait Menem Richa (Coordinateur Euromed Audiovisuel à Europacinémas). Euromed a aidé 350 films en dix ans. Le CNC, comme le rappelait Jacqueline Ada, accorde une aide aux cinématographies peu diffusées : il a ainsi consacré 250 000 € en 2012 à des films de langue non-française, et a aidé 33 films arabes en trois ans. L’évolution des formats est également un obstacle : le 35 mm devrait avoir disparu en France fin 2013 à la faveur du numérique. Alors que les multiplexes groupent 38 % des écrans en réalisant 59 % des entrées, les festivals font aussi partie de la diffusion d’un film. Sur le marché français, L’Immeuble Yacoubian a fait 92 381 entrées, Caramel 512 000, Et maintenant on va où ? 85 185, Hors-la-loi 411 192, La Source des femmes (en langue arabe) 638 829, Wadjda 461 000. Quand à Le Repenti, sans agrément et sans aide, il a attiré 52 000 spectateurs.
La VOD légale quant à elle reste marginale, surtout en France. Sur Universciné, les trois films de Youssef Chahine groupent une centaine de téléchargements à eux trois. Le web tient encore surtout le rôle de vitrine pour les films, mais les choses pourraient évoluer rapidement. Dans les pays moins dotés en salles de cinéma, comme l’Arabie saoudite, la VOD gagne progressivement en importance.
Alors même que le principal vecteur de diffusion du cinéma, la télévision, ne s’engage pas pour des films de qualité qui pourraient être critiques, c’est encore plus douloureux pour le documentaire, dont la télévision serait le principal support. Le réel, c’est donc aussi la diffusion des films…

1. Cinéaste confirmée, Khadija Al-Salami est une figure marquante du cinéma documentaire yéménite. Son film Amina , qui conte le destin tragique d’une jeune femme condamnée à mort, a été empêché de diffusion au Yémen par les services de sécurité, mais elle montre ses films à l’étranger.///Article N° : 11674

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Les images de l'article
Mahmoud Ben Mahmoud, réalisateur de Le Professeur, entouré par ses acteurs Ahmed Hafiene et Sondes Bel Hassen
Aseel Mansour (Jordanie), réalisateur de A portée de vue, avec son acteur Khaled Alghuwerin
Au 9ème étage de l'Institut du monde arabe, un temps de rencontre sur la question de la diffusion des films. © toutes photos d'Olivier Barlet





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