Arles en noir et blanc

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La thématique de cette nouvelle édition des Rencontres d’Arles (1) 2013 annonce la couleur : ce sera la photographie en noir et blanc. Selon François Hébel, le directeur de cette 44e édition, « le noir disparaît presque totalement après 2000, la couleur installant sa suprématie ». Cinquante expositions interrogent cette thématique jusqu’au 22 septembre. Africultures vous propose une balade subjective à travers ces Rencontres en noir et blanc, mais pas uniquement.

Gordon Parks : première rétrospective en France
« Ce que je veux, ce que je suis, ce que vous m’obligez à être, c’est ce que vous êtes. Car je suis vous, et je vous dévisage dans le miroir de la misère et du désespoir, de la révolte et de la liberté. Regardez-moi et comprenez que me détruire, c’est vous détruire ». Cette phrase ouvre, à Arles, la très belle exposition rétrospective de l’œuvre photographique de Gordon Parks (2). Il faut aller dans le dernier bâtiment du Parc des Ateliers pour voyager dans le temps et dans cette Amérique de la ségrégation raciale où les luttes pour les droits civiques ont jalonné la deuxième moitié du XXe siècle.
Photographe, cinéaste, poète, écrivain, cet artiste multiple fait partie de l’aventure photographique de la Farm Security Administration qui marqua la fin des années trente (3). Engagé, il souhaitait changer la vie des gens. Après avoir réalisé le reportage sur les Fontanelle, cette famille très pauvre avec laquelle il passa une semaine pour décrire leur quotidien pour le magazine Life, il lança un appel à don pour l’aider à obtenir un toit décent. La commissaire d’exposition Alessandra Mauro explique que le choix des images et la scénographie ont été pensés pour coller au plus près de la production du photographe. Durant plusieurs années, il publie des reportages qui mettent en lumière les conditions de vie des Noirs aux États-Unis (chef de gang à Harlem, Crimes, Ella Watson, etc.). Il réalise également des photographies de mode, source principale de ses revenus et des portraits d’artistes dont la très belle image d’Ingrid Bergman à Stromboli. Il photographie majoritairement en noir et blanc mais utilise également la couleur avec brio. La série intitulée « La ségrégation dans le Sud » en témoigne. Elle nous plonge dans le quotidien de gens ordinaires, telle la photographie d’un couple assis sur son canapé.
Des images noir et blanc colorisées
Le noir et blanc renvoie communément à la photo de famille et à l’album. Sur cette thématique, la Fondation pour l’image (4) propose un aperçu de sa collection de tirages à travers le studio Fouad de Beyrouth et le studio Van Léo du Caire. La particularité de ces images est le traitement que ces derniers appliquent sur leurs tirages : une retouche colorée des portraits pour rehausser les tons. Né en Turquie en 1921, Levon Boyadjian alias Van Léo émigre avec sa famille en 1924 en Egypte. Après avoir tenu un studio avec son frère, il s’installe à son compte et réalise les portraits de nombreuses personnalités, parmi lesquelles des vedettes du music-hall et du cinéma. En les scrutant attentivement, le spectateur peut déceler les traits de retouche qui vise à accentuer des sourcils ou une moustache, la couleur rosée rehaussant le teint de la peau des joues et des lèvres. Au début de l’exposition, un tirage noir et blanc représentant le portrait d’une femme italienne est présenté à côté d’un même tirage colorisé. On saisit tout de suite l’ampleur du travail de retouche et de maquillage pour « embellir » le modèle.
Du noir absolu ou l’absence d’image pour mieux les voir ?
Direction l’église des frères Prêcheurs où une place d’exception a été donnée à l’artiste Alfredo Jaar (5). Il a répondu à l’invitation de François Hébel en présentant différentes pièces interrogeant l’utilisation de la photographie dans nos sociétés occidentales et notamment à travers les médias. L’analyse est sans concession : nous vivons dans un monde de trop-plein d’images mais la majorité d’entre nous ne sait pas les regarder. C’est le sens de l’installation de Real Pictures. Cette pièce fait partie d’un ensemble d’œuvres consacrées au génocide rwandais et au traitement que les médias en ont eu. Des boîtes noires sont assemblées sur le sol. Elles contiennent des photos que l’on ne voit pas mais qui nous sont décrites : « Église de Ntarama, Nyamata, Rwanda, 40 kilomètres au Sud de Kigali, lundi 29 août 1994. Cette photographie montre un des rares vitraux de l’église demeurés intacts. (…) ». Un autre carré de boîtes noires posées au sol répète le même texte plusieurs fois pour permettre au spectateur de bien enregistrer cette image et ne pas l’oublier. « Nous avons vu ces images publiées, mais nous n’avons pas réagi donc nous n’avons rien vu. Aujourd’hui, dans cette installation, ces images sont cachées mais peut-être les voit-on mieux ainsi par l’imagination ».
Une autre œuvre expose les Unes de Newsweek à partir de la date fatidique du 6 avril 1994 où l’avion présidentiel du président Habyarimana est abattu en plein vol, jusqu’à la première Une s’intéressant au génocide le 1er août 1994 qui a fait plus de 800 000 victimes. Il apparaît dès lors au spectateur que Newsweek comme la plupart des médias internationaux de l’époque ont ignoré ce qui se passait au Rwanda.
Transition, une mission photographique en Afrique du Sud
Un des projets phare de ces rencontres, Transition (6) nous emmène explorer les territoires de l’Afrique du Sud à travers une mission photographique confiée à six photographes sud-africains (Santu Mofokeng, Pieter Hugo, Zanele Muholi, Cedric Nunn, Jo Ractliffe, Thabiso Sekgala) et six photographes français (Patrick Tourneboeuf, Alain Willaume, Raphaël Dallaporta, Harry Gruyaert – Belge résident en France -, Philippe Chancel, Thibaut Cuisset). L’idée du projet pour les commissaires François Hébel et John Fleetwwod, était de « susciter des discussions afin de montrer combien il est difficile d’interpréter un lieu, un espace, une appartenance ». Le résultat de cette commande photographique nous montre un paysage indissociable de l’histoire du pays, de l’apartheid, de la colonisation et des discriminations raciales. La question de la terre s’inscrit en filigrane. Pour Cédric Nunn, un des photographes sud-africain présent, la photographie en Afrique du Sud ne peut qu’être politique. Six régions ont été assignées aux photographes qui devaient travailler en binôme, certains travaux se répondant mieux que d’autres. Thabiso Sekgala, jeune photographe sud-africain issu du Market Photo Workshop (7) et Philippe Chancel ont travaillé dans les régions minières de Brits, Marikana et Rustenburg. Présents lors des grèves de mineurs à Marikana qui ont connu une répression policière violente en août 2012 faisant trente-quatre morts, ils reviennent avec des travaux subtils mêlant portraits d’habitants et paysages, nous dévoilant une partie de l’environnement de ce conflit. Autre région, autre sujet lié à la terre : le Karoo où Alain Willaume et Santu Mofokeng ont tenté de saisir les enjeux de la fracturation hydraulique avec des écritures très différentes et complémentaires. L’un prenant le parti d’un traitement de l’image renvoyant à des paysages de poussière, le second avec une approche de reportage.
Du réel à la fiction
Au cloître Saint-Trophime, Cristina de Middel (8), lauréate 2012 de Photo Folio Review (9), expose son projet The Afronauts. En 1964, la Zambie initie un programme spatial destiné à envoyer le premier Africain sur la lune, rejoignant les États-Unis et l’Union Soviétique dans la course à l’espace. Malheureusement, l’aide financière n’est jamais arrivée et le projet est resté à l’état de rêve. « Je ne peux pas documenter quelque chose qui s’est passé en 1964, mais je peux l’imaginer ». La photographe a donc commencé par dessiner, réalisant un travail préparatoire, tel un cinéaste et son story-board. Elle a ensuite mis en scène des personnages, des situations, inventer des décors et des costumes, tout cela sans jamais mettre le pied en Zambie. Issue du photojournalisme, Cristina de Middel souhaitait prendre de la distance avec son métier en s’intéressant à une histoire incroyable et en choisissant un traitement volontairement éloigné du reportage. Jouant avec le réel et la fiction, le résultat est à la fois poétique, inventif et documentaire.

Même si la classification des Rencontres en quatre thèmes : « Eux », « Moi », « Là », et « Album » paraît peu évidente, il n’en reste pas moins que cette édition 2013 est particulièrement riche et enthousiasmante. Derrière le noir et le blanc, il y a également de la couleur, et toute une palette de tonalités, allant de l’engagement, au documentaire, à la poésie, aux enjeux sociétaux et sociaux. L’ouverture souhaitée vers le continent africain l’année passée (cf. [article10889]) est un peu plus poussée. Et faite de manière subtile. Au-delà de l’aspect technique, la photographie nous ouvre une fois de plus des portes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Anaïs Pachabezian

1. www.rencontres-arles.com
2. www.gordonparksfoundation.org
3. Entre 1935 et 1943, une équipe de photographes sillonne les Etats-Unis, avec pour mission d’enregistrer les méfaits de la Grande Dépression dans le cadre de la Farm Security Administration (FSA).
4. Arab Image Foundation www.fai.org.lb
5. www.alfredojaar.net
6. Le catalogue de l’exposition « Transition, paysages d’une société » est publié aux éditions Xavier Barral
7. www.marketphotoworkshop.com
8. www.demiddel.com
9. Lancé en 2006, Photo Folio Review propose des lectures de portfolios pendant la semaine d’ouverture du festival, à Arles.
///Article N° : 11673

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Les images de l'article
Exposition "Gordon Parks, une histoire américaine", Magasin électrique, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "Transition, paysages d'une société", Atelier de Mécanique, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "The Afronauts" de Cristina De Middel, Cloître Saint-Trophime, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "The Afronauts" de Cristina De Middel, Cloître Saint-Trophime, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "La politique des images" d'Alfredo Jaar, Église des Frères-Prêcheurs, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Soirée-Projection liée à l'exposition "Transition, paysages d'une société", Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "Transition, paysages d'une société", Atelier de Mécanique, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian
Exposition "Gordon Parks, une histoire américaine", Magasin Électrique, Rencontres d'Arles 2013 © Anaïs Pachabézian





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