Dès les prémices de la conquête coloniale, au milieu du XIXe siècle, se construisit un imaginaire autour des terres vierges du continent noir qui devait entretenir le rêve et fantasmer une Afrique qui corresponde aux aspirations occidentales et justifie aussi la politique d’occupation. La propagande coloniale, soutenue par la presse, la littérature, le théâtre et bien sûr les grandes expositions, s’est élaborée en même temps que la conquête et a représenté une extraordinaire campagne de communication fondée sur une fantasmagorie qui s’est enfouie au plus profond de nos consciences.
Ces images coloniales habitent encore notre imaginaire. Les affiches, les cartes postales, les emballages, les gravures du Petit Journal ou de L’Illustration au tournant du XIXe siècle, puis le cinéma, dès l’époque des Frères Lumières avec de premiers films sur la baignade des nègres au Jardin d’acclimatation en 1896 ou un village ashanti exposé à Lyon en 1897, ont forgé le fantasme colonial d’une Afrique vierge, sans Histoire, où tout était à faire, peuplée de personnages fantasques et inconséquents qui pouvaient faire peur mais dont il valait mieux rire. Entre paradis ou enfer, cruauté ou naïveté, épouvante ou ridicule, monstruosité ou attraction charnelle, les représentations coloniales de l’Afrique et des Africains ont modelé un mythe nouveau sur lequel l’Europe a assis, sans y penser, sa bonne conscience paternaliste.
Le roi cannibale avec os dans le nez et plumes au cul, affairé sur ses chaudrons, réveil autour du coup, chapeau claque sur la tête et guêtres aux pieds, comme la négresse lascive aux seins offerts, ou la horde de sauvages indigènes brandissant sagaies et machettes sont des images qui ont façonné notre conscience de l’Afrique en dehors de toute réalité. Or ces images qui traversent notre univers mental, resurgissent encore aujourd’hui et coexistent très bien avec d’autres représentations que nous donnent notamment les médias, celles d’une Afrique qui sombre, l’Afrique des famines, du sida, de la lèpre, du paludisme, et bien sûr des guerres meurtrières et fratricides… d’abord parce que la nature fantasmagorique des images coloniales n’est pas conscientisée.
L’Europe semble plutôt avoir une certaine tendresse pour des images qu’elle ne juge finalement pas si dérangeantes que cela. La publicité en est le meilleur exemple qui cherche l’efficacité avant la morale. Banania a ressorti en 2001 les images nostalgiques de la tradition « cacao » et voilà que revient en force le petit négrillon à la chéchia avec ses conseils gastronomiques pour ménagère étourdie qui aurait perdu le savoir-faire d’un bon chocolat : les confitures ressortent les recettes de grand-mère, le cacao en appellerait-il au bon vieux temps colonial ? On trouve d’ailleurs à présent sur l’emballage de « La recette traditionnelle à cuire » une petite histoire de la marque qui rappelle qui étaient les tirailleurs sénégalais à l’époque de l’empire colonial français, de quoi raviver les souvenirs.
Même la sauvagerie humoristique du cannibale ne fait pas peur à certaines chaînes de restauration rapide, ni certaines marques de matériel culinaire ou sportif qui y associent en toute légèreté leur image pour mieux convaincre de la résistance de leurs produits. Car, on le sait, qui résiste à l’Afrique… résiste à tout !
Ces représentations, nous avons du mal à les mettre à distance, elles participent finalement de l’enfance de toute une génération et ont été entretenues dans nos rêveries par les romans d’aventure, les bandes dessinées,(1) les illustrés, comme on disait alors, de Tintin au Journal de Mickey sans oublier O.K. ou Spirou et bien sûr le cinéma colonial dans lequel ont donné de nombreux réalisateurs des années trente(2) tels Léon Poirier, Jacques de Baroncelli, Julien Duvivier… comme le cinéma hollywoodien de Tarzan à Daktari, en passant par tous ces films ou de séduisants aventuriers partis en expédition dans la jungle se retrouvent aux prises avec de cruels pygmées, de sauvages amazones ou un sorcier maléfique qui tient sous sa coupe tout un village.(3) Ces clichés qui continuent de faire résurgence, ce sont les songes du tendre baigneur articulé de Jean-Luc Courcoult, dans Petits contes nègres titre provisoire, le spectacle de Royal de Luxe, qui a tourné en France en 1999, – et le titre du spectacle est ici intéressant à commenter, tout se passant comme si on s’autorisait provisoirement le retour colonial. Ce sont aussi ces images nostalgiques des « Folies nègres » des années 20, qui émaillaient le spectacle de Vincent Colin présenté cet été en Avignon et semblaient devoir passer Les Mariés de la Tour Eiffel de Jean Cocteau au filtre du Bal nègre (voir Africultures n°40), ou encore celles qui échappaient manifestement à Jacques Nichet dans sa mise en scène de La Tragédie du roi Christophe, en 1997, au point de laisser placarder dans tout Paris une affiche du spectacle donnant à voir un os sanguinolent au milieu d’une couronne…(4) Mais ce sont aussi, dans un autre genre sans doute, les histoires drôles de Michel Leeb et ses imitations bamboula désopilantes.
Pourquoi voudrait-on y voir de la méchanceté ? Nichet, Courcoult, Colin, Leeb sont sans doute les meilleurs hommes du monde, leur sympathie pour les Africains n’est plus à démontrer et c’est d’ailleurs au nom de cette sympathie qu’ils s’autorisent l’humour et la plaisanterie à partir de clichés qui fantasment l’Afrique. Malheureusement, on n’échappe pas aux effets pervers et la distance ironique aurait besoin d’être soulignée en fluo.
Les spectateurs de Leeb, ceux des Mariés de la Tour Eiffel ou des Petits contes nègres… ne rient pas de l’ironie, et ne vont pas chercher un second degré dans les images qui mettent au dos d’une négresse « ravie » une quinzaine de nourrissons et sur la tête du nègre toutes les plumes qu’il faut.
Ces images humoristiques sont légitimées, on se donne le droit d’en rire et finalement ce qu’il aurait fallu dénoncer comme préjugés est renforcé dans notre imaginaire collectif et considéré comme inoffensif.
Pourtant, ne nous y trompons pas, ce dont ont affirmait l’innocuité au nom de l’humour redresse la tête à la première occasion venue, comme le prouve tragiquement le traitement du génocide rwandais dans la presse occidentale, laquelle s’est aussitôt empressée de rappeler la sauvagerie intrinsèque des peuplades violentes de l’Afrique des Grands lacs, cette Afrique « retournée à ses vieux démons » comme l’écrivait Guy Sorman dans son article du Figaro-Magazine de l’été 1994.(5)
On ne pourra pas éradiquer ces fantasmes coloniaux sur l’Afrique, ils font partie de notre Histoire. Mais faisons en sorte qu’ils construisent notre conscience critique actuelle au lieu de la parasiter à notre insu. Il est nécessaire de regarder ces images en face, de les commenter, de les disséquer pour dénoncer à la fois leur mensonge et leur séduction et ne plus en être dupe.
1.Voir Michel Pierre, » L’Afrique en bande dessinée « , in Images et colonies 1880-1962, ouvrage collectif, BDIC / ACHAC, pp. 241-245.
2. Voir Raymond Lefèvre, » Le cinéma colonial « , ibid, pp. 170-173.
3. Voir Youssef El Ftouh et Manuel Pinto, » L’image de l’Afrique dans le cinéma « , ibid., pp. 246-249.
4. A propos de ce spectace voir Sylvie Chalaye, » Faut-il confondre toutes les couleurs pour obtenir du noir ? « , in Théâtre/Public, n°140, pp.73-77.
5. Voir Nicolas Bancel, » Les médias français face au Rwanda « , in Africultures, n° 30, pp. 41- 50.///Article N° : 54