« Je danse parce que je ne suis pas bête »

Extrait du roman en création Un palmier sous la neige

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L’auteur Papy Maurice Mbwiti nous offre en exclusivité un extrait de son livre en cours Un Palmier sous la Neige.

Si tout était si propre et si beau on se croirait en Suisse, quoi que…
De la verdure de ma terre scintille à la fois sarcasme de joie, philanthropie du rythme ; hymne des aïeux, extase suprême sur lesquels moi je danse ;
Je danse sur les pistes du monde, maintenant je danse loin de ma terre
Peut-on déchoir une nation sans avoir réussi au préalable la déchéance de son peuple ? Mon âme s’interroge
Je ne puis danser au rythme de ces chutes des grabats de fondements de ma terre, car de loin, avec et malgré eux, ma fratrie exhibe ces pas de la honte.
Au milieu d’une terre fertile et ensoleillée, au dessus d’un sol à nourrir des fortunes, une nation se meurt telle une larme de bougie sans sacrifice ecclésiastique.
Sur les trônes, les bourreaux ; depuis les nuits esclavagistes, les obscurités coloniales, les soleils des indépendances, les longues journées dictatoriales ainsi que les soirs des ratés démocratiques, rien a changé. La direction menant à la geôle a quand à elle était repeinte, juste de façade.
Ils ont en outre réussi leur coup, le symptôme de Stockholm fonctionne à la perfection ; triste danse
Ma danse jadis puissance de concentration, d’énergie cosmique et communautaire, tissant un lien indéfectible entre ciel et terre, invisible et physique, aïeux et postérité, a été et continue d’être tronquée de son rôle premier
Je ne danse pas parce que je suis bête, non !
Je danse pour communier et interroger mon univers et ma société
Mon corps, pris en transe, est en phase avec le cosmos, exprimant mieux que mes paroles mélancolie, colère et espoir…
Oui je danse encore et encore puis je me tais, mais pas mon corps, l’espace est à lui, lui le témoin du temps, la mémoire des âmes
Mon corps se conjugue à tous les temps, présent, passé ; imparfait, futur et plus que parfait
Mon corps ne bègue point, il ne ment point, il ne se trompe point, il n’oublie rien, voilà pourquoi ma danse est pleine, ma danse est vertigineuse, obscure et lumineuse à la fois…
Alors taisez-vous juste à un instant, fermez les yeux et auditionnez ma danse, elle n’est plus jubilatoire, elle est divine…
A travers mes trémoussements, j’oscille des vagues de construction pour bâtir mon univers, nos fondements sociétaux, pour une terre où mon fils pourra rire sans peur.
Ma danse se transmet de génération en génération, celle de mon grand-père, juste un pas en avant, une cadence systémique de la hanche, un haussement des épaules, une tête qui acquiesce ou qui interroge qui sait, puis tout le monde acclame,  » Makinu ma Mfumu kama zinganga ko », « la danse du chef ne traîne pas »
Danse guerrière, danse des bâtisseurs, danse de révolte, pourquoi plus personne n’entonne le chant, ne lance le rythme…
Plus besoin du seul son de tam-tam, ils ont détruit le bois, mais au moins, nous autres, nous n’avons pas besoin du rythme, nous sommes le rythme…
Danse mon fils, oui Sam, danse comme ton père, c’est le rythme qui mène à la vie, je ne te l’ai pas appris, tu l’as eu en moi.
Tu es Kongo, sur le Nzadi de nos terres, fleuve qui oscille notre nation, le dictateur avait compris que sur ces eaux danse notre destin ; puis il prit les deux pour dompter le peuple : le fleuve et la danse ;
Ennuyer son fleuve pour étourdir son peuple, puis jeter du venin dans ses hanches pour détourner ainsi la danse de son rôle interrogatif vers une mission plus vilaine, celle de la gloire du pouvoir au service d’un homme. Et comme si ça ne suffisait pas, une nouvelle génération trouve le jour pour perpétrer des hommes éternels, soi-disant de providentiel car ma terre serait, semble-t-il, en rupture de stock de compétences ; mon œil, insulte notoire à la nation, malheur à vous danseurs du diable …des hommes simples ont la stupidité en héritage et les prudents la couronne de la connaissance, a dit le prophète
Votre mission est la même, nous happer la cervelle et énerver nos hanches, détourner la danse et détruire notre destinée
Jamais, jamais, vous ne m’aurez pas…, jamais vous ne pourrez nous avoir !!
Plus personne ne veut danser sur cette arène qui pue le sang ; qui respire la misère et tousse de la cupidité… gardez vos vomis et allez vous moucher dehors de cette morve plein de clientélisme et de bestialité …
Depuis, une autre musique se joue déjà et moi je réinterroge ma danse ; mes pas se diffèrent de plus en plus, dans ma tête mon déhanchement n’est que arythmie et révolte.
Ma danse maintenant je l’écris, elle ne sera plus éphémère mais plutôt éternelle
Alors je danse, je danse jusqu’à l’extase, je danse pour assouvir ma soif d’exister et de résister…parce que si tout était si propre et si beau on se croirait en Suisse, quoi que…

Montréal, septembre 2015///Article N° : 13206

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